« Nous étions de bons bourgeois coincés, et nous voilà devenus de gros porcs consommateurs ». (Yann Kerninon)La libération, la liberté ne sont jamais purement sexuelles. Rechercher la satisfaction égoïste, anonyme, immédiate, « l’abondance sans conscience » ne nécessite aucune réflexion : n’importe qui peut s’y mettre, le but du jeu étant de baiser avec un maximum de gens différents en « perdant » le moins de temps possible.
Mais ce n’est pas mon sujet car je n’y vois aucun plaisir…
Le libertinage – celui que je valorise – c’est l’éloge de la volupté autant que des rencontres. C’est une recherche de plaisirs beaux et vrais, donc nécessairement rares : rien à voir avec une envie d’accumulation anonyme. Ce qui nécessite de s’interroger sur ses désirs, et surtout sur son rapport aux autres dans sa façon de les satisfaire. Et de faire preuve d’esprit critique vis-à-vis de la société, et notamment de la façon dont elle
(les marchands, les publicitaires, leurs relais dociles…) nous invitent à «
consommer du sexe, toujours plus de sexe ». Le libertinage, "ce libertinage-là", est donc une affaire d’esprits libres, qui tracent leur propre route pour rechercher « le rare » sans considération des conformismes.
Je crée donc dans le sommaire la rubrique « Mes philosophes ». Je la limiterai aux contemporains (nulle intention de refaire ici l’histoire des idées…) qui me touchent, parce qu’ils défendent une certaine idée de l’altérité, de la rencontre et de la liberté amoureuse. J’espère ne jamais trahir leurs pensées en les simplifiant…
Cette introduction pour dire que
mon blog traitant de libertinage, je n’estime pas une seule seconde cette rubrique hors-sujet, tout au contraire… Et comme cela fait plusieurs fois que je cite le philosophe Yann Kerninon pour sa réflexion sur le couple et l’impasse de la libération sexuelle (notamment
ici et
ici), j’en dis volontiers un peu plus sur ses idées. Surtout, je conseille vraiment de lire son livre (
Vers une libération amoureuse, Editions Libella Maren Sell). Le début, sur « la vie sur le fil » est un petit enchantement littéraire, qui rend heureux. La fin m’a conduite à m’interroger assez profondément sur ma vision de la vie et de l’amour. Entre les deux, c’est riche et plein d’exemples pertinents. Le tout manque un tout petit peu de « travail de l’éditeur », mais au moins n’a-t-on pas l’impression de lire un livre formaté…
Toutes les illustrations reproduites ici proviennent de son site web, et évidemment, toutes les phrases entre guillemets (dans le titre et ci-après) sont des citations du livre.Yann Kerninon part de ce constat : l’échec manifeste de la révolution sexuelle. «
Nous étions de bons bourgeois coincés, et nous voilà devenus de gros porcs consommateurs ».
Car notre société valorise encore et toujours l’amour sous la forme du couple clos et fidèle, et d’autre part la libération sexuelle. Mais sans cohabitation possible entre les deux. Dans les modèles, c’est l’un OU l’autre. Soit «
le conservatisme du couple exclusif et fermé », soit «
le consumérisme sexuel désenchanté ». Le confort lénifiant versus la débauche. Mais pas grand-chose entre les deux, sinon quelques tentatives sans intérêt de normer encore et toujours, comme pour se rassurer : la mode des collections de sex-toys pour "ménagères", le débat sur l’abolition de la prostitution, etc.
Et pourtant, l’un comme l’autre, mariage et débauche, ont plus qu’un goût amer : ils broient lentement ceux qui sont concernés, les laissant finalement toujours plus seuls dans leurs couples et désenchantés dans leurs débauches, et vice-versa…
Bref, si la libération sexuelle devait apporter le bonheur, presque 50 ans après, on n’y est toujours pas
(Kerninon dit même que nous avons fait du sexe "une nouvelle misère humaine". Pas faux...).Le premier modèle, l’amour exclusif avec promesse d’éternité (incarné par le mariage bourgeois), craque de tous côtés. A froid, tout le monde fait le constat que nos désirs ne pourront pas, quoi qu’il arrive, rester fixés sur la seule et même personne durant les 30, 40 voire 50 ans de conjugalité que nous promet le mariage. Et pourtant, on continue encore et toujours à se jurer fidélité, dans de beaux habits et en prenant toutes ses connaissances à témoin – et à y croire, sur le moment (le fantasme du conte de fées…). «
La vénération crispée de la fidélité possessive est une vénération de l’ennui, du confort et de la crainte devant la vie et ses révélations. » Alors immanquablement arrive la frustration et/ou la culpabilité honteuse (on se trompe finalement toujours autant qu’avant, à l’ère des mariages d’amour). Donc, tôt ou tard, l’un des deux découvre que la promesse a été entachée : il ou elle bascule alors dans le concept de trahison. «
La fidélité, telle que la définit la norme aujourd’hui, suppose la trahison – en général aussi basse que la promesse initiale était haute. » (Souvent commence alors la préparation de l’addition : puisque tu m’as trahi, tu vas devoir payer – au sens figuré et surtout au sens propre. Tu n’as pas tenu la promesse intenable de fidélité : ça va te coûter cher…Si un mariage sur deux finit en divorce, une écrasante majorité de ceux-ci ont lieu dans un contexte de détestation soudaine de l’autre, voire de « guérilla des ex »).
Second modèle : «
la prétendue liberté sexuelle, purement consumériste et narcissique ». Elle a
« comme un goût de mort et de désolation ». Yann Kerninon la matérialise par le sexe anonyme dans les clubs échangistes, qui sont pour lui des endroits infiniment tristes, où l’on se rencontre pas (il cite aussi les « saunas mixtes libertins, avec leurs trois couples apeurés au milieu de 18 hommes seuls en rut »). Il parle de «
simulacre libertin qui se revendique volontiers de l’esprit de mai 1968 mais qui correspond, en réalité, à une fornication apolitique, très dans l’air du temps et passablement désespérée ». Le club libertin correspond bien, pour lui, au «
fantasme, éminemment moderne, de la sécurité, du zéro risque, et du ‘’contrôle de la situation’’ », car «
les choses y sont jouées d’avance, on sait à quoi s’attendre ». (en gros, ma femme/mon mari a donc des relations sexuelles autres qu’avec moi, mais je contrôle, je suis là, ça se passe sous mes yeux lors de nos sorties dans les clubs, il ou elle doit même valider auprès de moi chaque partenaire, et ainsi il ou elle ne risque pas de tomber amoureux, dans ces lieux et dans ce cadre, sous mon contrôle…).
Pourquoi un tel échec de ces deux modèles ? Par le simplisme de chacun (le premier prétend que le couple clos pourra durablement satisfaire TOUS les désirs, le second prétend que les rencontres peuvent n’être QUE sexuelles, sans le moindre affect). Alors que l’être humain est plus compliqué que ces grandes réductions à la hache ! «
Nous sommes des petits cœurs d’artichaut, fragiles et sensibles, qui aimons échanger avec l’autre que nous rencontrons de la chaleur, de l’amour, du plaisir. ».
Et aussi, pour les deux modèles, par l’incapacité à sortir de la notion de possession (
je possède l’autre, soit au point d’exiger qu’il ou elle ne fasse strictement rien en dehors de moi, soit au point de pouvoir l’échanger). En fait, les deux modèles reposent sur l’idéal utopique de symétrie des désirs dans un couple (tu ne désires que moi, et moi je ne désire que toi, et cela nous suffit et il en sera toujours ainsi pour nous deux : ni toi ni moi n’auront jamais envie d’aller baiser ailleurs ; ou alors : nous avons d’autres aventures sexuelles mais tous les deux ensembles, au même moment, dans le même lieu, et tout est parfaitement transparent l’un pour l’autre).
Possession et transparence, les deux pièges :
«
L’échangisme affirme sans l’affirmer que pour avoir accès à la sexualité, il faut déjà y avoir accès et posséder une femme ou un homme que l’on peut échanger (
nota de ma part : c’est bien vrai, le libertinage, de nos jours, me semble vénérer la notion de « couple », les hommes seuls qui n’ont pas de « femme à apporter » semblent réduits à l’état de « produits de seconde catégorie », les femmes seules sont « forcément de grosses salopes »).
Le divorce, de son côté, réaffirme sans l’affirmer que pour aimer d’amour, il faut se séparer de l’amour qui précède. Aucune superposition possible, aucune cohabitation, aucune zone d’ombre, rien de flou. Tout doit être limpide, transparent. Une nouvelle fois, l’idéalisme judéo-chrétien, mêlé au fantasme moderne de la possession et de la table rase, triomphe. »
Yann Kerninon renvoie dos à dos ces deux archétypes qui créent une même frustration :
«
Le conte de fées (« ils se marièrent et eurent beaucoup d’enfants… ») et le film pornographique (« ils baisèrent sans avant ni après ») sont les deux faces d’un même vieux disque rayé que nous n’avons plus envie d’écouter. »
C’est tout le paradoxe, pour Yann Kerninon, d’un monde qui se prend très au sérieux pour proclamer haut et fort « le droit au bonheur » et « à la liberation sexuelle », mais où plus personne ne sait se rencontrer vraiment («
le bonheur est en vente partout. Mais il faut croire qu’il ne s’achète nulle part, sinon, ça se verrait. ») Plus on proclame haut et fort, moins on atteint sa cible :
«
Bien que tout semble se faire « pour des raisons de sécurité » et « pour le bien-être de tous », nous ne nous sentons pas en sécurité et nous peinons à trouver le bien-être dans un monde où personne ne rencontre plus personne et où règnent la peur, le malaise, le non-sens. »
«
L’être humain, ça bosse dans une usine, dans un magasin ou dans un ministère, ça prend des airs sérieux. Ça dit des choses du genre « Il nous faudrait tenir compte des éléments conjoncturels majeurs », mais le soir, ça chiale seul dans son lit sur la misère du monde et sa propre misère, parce que ça voudrait simplement un peu d’amour et de chaleur humaine… »
Bon. Mais alors on fait quoi ?
« Le couplé figé, clos, parfait, complet et éternel ne fonctionne manifestement pas, n’a jamais fonctionné, ne fonctionnera jamais ou ne fonctionne plus ? Il semble dépassé comme le géocentrisme après les découvertes de Galilée ? Alors inventons autre chose ! Le club libertin prétendument festif est en vérité l’endroit le plus triste du monde et les traces que l’on voit sur ses canapés ne sont manifestement pas des traces d’amour ? Alors passons notre chemin ! Inventons autre chose ! Ouvrons une autre piste qui, peut-être, nous mènera quelque part. N’ayons aucun fantasme, ne nous crispons jamais sur ceux qui tout de même germeront dans notre tête, mais sachons toujours faire preuve de fantaisie. Soyons des inventeurs, des expérimentateurs de vie. » Inventer autre chose, «
non pour sortir définitivement du couple ou s’y enfermer tout aussi définitivement, mais, au contraire, pour lui donner de l’air, de l’espace et une assise plus large. »
Bien sûr, Yann Kerninon précise, et en introduction et en conclusion, que beaucoup (la plupart d’entre nous), partagerons le constat, mais n’essaieront pourtant jamais d’ «
inventer autre chose ». Parce que c’est toujours tellement plus confortable de rester dans la vague majoritaire. De se laisser porter, même si on a, au fond, le sentiment de passer à côté de sa vie :
«
Beaucoup, du fait des circonstances ou de leur propre fait, ne se risqueront jamais à vivre pleinement la vie. » Alors Kerninon écrit : «
Nous aimons et faisons l’éloge , non de ceux qui sont capables de n’importe quoi, mais de ceux qui osent faire ce qui semble bon et haut. Nous aimons ceux qui nous étonnent par leurs manières de faire, ceux qui, sur le terrain toujours déconcertant de l’amour, sont capables, justement, d’habiter l’exceptionnel et le déconcertant. »
Et de fait, c’est si facile de répéter des principes servis « prêts à penser » plutôt que de faire ses propres choix, en conscience : «
Sauter sur place mille fois comme un crétin en psalmodiant une poignée de principes péremptoires sur le couple et l’amour, inspirés de la Bible, du Coran, d’un magazine féminin ou d’un manuel de sexologie, voilà qui est à la portée de n’importe quelle limace. Mais habiter la complexité des choses, c’est-à-dire de la vie, de soi-même et des autres, voilà bien l’inverse même de la légèreté superficielle et de la facilité. »
Et contrairement à plusieurs livres qui posent des constats tout aussi intéressants, mais s’arrêtent justement à cette phase de constat, Yann Kerninon propose des principes d’action (il n’existe, bien entendu, aucune solution « toute faite »). Parmi eux (pour l’exhaustivité, je laisse le soin de lire son livre), j’en retiens deux qui me parlent tout particulièrement :
* Plus jamais de regards baissés * Retrouver une élégance amoureuse.Pour le premier point, cela me parle, oh combien…
(cf. mon article sur l’orgueil perdu des libertins). Je cite Kerninon :
«
Plus jamais de regards baissés ! Réinventer l’amour ne pourra pas se faire avec des domestiques. Ni avec ceux qui passent leur vie à regarder, également tête baissée, l’écran de leur télé. Plus jamais de regards baissés ! La libération amoureuse se fera en relevant la tête pour regarder autour de nous, vers notre propre périphérie et nos marges. Seulement, aussi, d’ailleurs, pour le simple plaisir de relever la tête. Pour notre dignité. Réinventer l’amour, c’est relever la tête pour tenter de croiser le regard d’un autre irréductible qui aura, lui aussi, décidé de ne pas vivre tête baissée. Au-dessus de la mêlée de la médiocrité, nous croiserons, surpris, son visage sympathique. (…) C’est avec ce genre de personnes que nous prendrons le maquis. »
Pour le second point, l’élégance amoureuse, je cite entre autres : «
Nous pensons que le sens de la parole donnée et le sens de l’honneur sont des critères décisifs qui distinguent l’être haut de celui qui accepte de se comporter, avec lui-même et avec les autres, comme un porc. » Kerninon prône, finalement, une fidélité éternelle et sans faille aux gens que nous aimons et avons aimé, sorte de fidélité de l’ « âme », plutôt que la stupide fidélité du corps, en citant d’ailleurs la rose du Petit Prince, et la responsabilité « pour toujours de ce que tu as apprivoisé »…
Et pour finir, j’aime beaucoup ce passage :
«
Le projet de ce livre ressemble donc à un pari. Un pari sur une élévation possible de l’homme. Un pari sur une verticalité au cœur même de l’horizontalité généralisée. Un pari permanent et jamais gagné, toujours à refaire, sur ce que l’homme a de plus haut (l’honneur, le sens de la parole donnée, la dignité, l’amour, le respect, l’humanité, la liberté, la responsabilité, la confiance, la capacité de dialogue et d’écoute) et non sur ce qui est le plus bas (le conformisme, la possession, le fantasme hors-réel, la répétition de l’échec, la facilité, le goût du superficiel, les règlements de comptes, les reproches, le non-dialogue et l’insulte). Nous pensons que l’essence même de l’homme, oui, est de jouir, y compris et surtout sur le terrain purement sexuel et animal débridé. Nous n’avons aucun problème avec ça. Mais nous pensons tout autant que l’humanité de l’homme réside dans sa capacité à penser, dire, trouver et incarner ce qui, dans la vie en général et sa vie en particulier, fait sens. Nous pensons que l’amour est le terrain privilégié où se joue cette double articulation du plaisir et du sens, deux faces du même Janus que nous sommes, chacun. Et sur ce terrain délicat de l’amour, nous croyons à la fois à l’expérimentation, à l’incarnation et à la preuve, la démonstration de ce que nous imaginons. C’est pourquoi nous croyons aux expérimentateurs de vie qui, par-delà les dogmes idéalistes et les pratiques faciles, sont capables de réinventer l’amour. […] Il faut courir le risque d’être exceptionnel, haut et vivant, sans surjouer cette exceptionnalité, cette hauteur et cette vivacité, plutôt que de se résigner à ce qui est bas, convenu et mort. »
Je rappelle la référence :
Vers une libération amoureuse, Yann Kerninon, Editions Libella Maren Sell*****Mes commentaires : il y a beaucoup de choses là-dedans que j’approuve, et ressens. (quand Kerninon parle de fantasme dont il faudrait se débarrasser, comprendre "fantasme publicitaire"). Quand Kerninon dit que «
l’Amour dérange les partouzeurs bourgeois », je ne me sens pas concernée par le terme… Et aussi débridé que puisse sembler mon rapport aux hommes, folle amoureuse, je l’ai été, et bien plus d’une fois, et comme devraient se lamenter de ne jamais pouvoir y parvenir les sages, les tièdes, les conformistes en tout... Aimer, je crois ressentir assez bien l'évidence...La possession est en effet un concept qui me semble à exclure. Je n’ai jamais « possédé » un seul de mes amants, et certainement pas mon amoureux actuel (diable, comment le pourrais-je, de toute façon…). Mais je ne condamne pas pour autant toute idée de jalousie… En revanche, je ne crois pas (personnellement, je veux dire : pour moi-même) à la notion de polyamour, vers laquelle semble tendre Kerninon, sans vraiment la formuler. Etre « amoureuse » de deux personnes à la fois, strictement sur le même plan, je ne l’ai jamais ressenti, et « aimer sincèrement » deux hommes, au point de refuser toute hiérarchie, cela ne correspond pas à ma manière de ressentir. J’ai bien un couple et un seul, un homme que j’aime et un seul ; à côté de cela j’ai quelques amants qui m’enchantent et quelques relations libertines. Ce n’est pas du même ordre que ce que je partage avec lui (cf. Fourier : passion pivotale / passions papillonnes). J'ai quelques passions papillonnes, mais un seul couple, une seule grande passion.