Après Toscane (Flammarion, 2018), Fraternels est le deuxième roman de Vincent Ollivier. Un roman noir. Très noir.
Extraits choisis (p. 161 à 166)
Augustin transpirait comme une loutre et soufflait comme un vieux bœuf. La boue lui suçait les jambes comme une amante trop possessive. Sans ses guêtres, ses chaussures auraient déjà été aspirées. Chaque pas lui demandait un effort titanesque, démultiplié par la pente qu’il devait grimper, les centaines de petits arbres tombés et les rochers glissants qu’il devait escalader. Ainsi qu’il le leur avait expliqué, Bogdan entendait contourner le chemin en montant puis en redescendant la montagne, afin de reprendre la piste après le tronc qui la bloquait. C’était très certainement une excellente idée, mais, après dix minutes, ils étaient tous haletants sans avoir grimpé plus de cinquante mètres. Bogdan, lui, semblait aussi à l’aise que s’il se promenait sur du plat. Il était déjà parvenu au point où il avait prévu de redescendre et les attendait, assis sur un énorme rocher posé dans la pente. Sa jument, paisiblement ancrée dans la boue, mâchonnait l’une de ces herbes grasses que l’humidité faisait prospérer au pied des arbres.
Augustin maugréait entre ses dentes en essayant d’éviter que Zyia – bien plus préoccupé par son équilibre que par la sécurité de son cavalier – ne lui écrase le pied ou ne le coince contre une souche. Finalement, après encore quelques efforts, il arriva en nage à l’endroit où Bogdan patientait en fumant une cigarette. Augustin hésita à s’en allumer une lui-même, mais renonça en sentant son cœur cogner violemment contre sa cage thoracique. Il se contenta de reprendre son souffle en observant ses compagnons de route se hisser péniblement à sa hauteur.
Il regardait les chevaux choisir délicatement leur passage et les trouvait, même dans cet effort grotesque qui leur était imposé, gracieux et élégants. Il se souvenait du plaisir qu’il éprouvait, lorsqu’il se levait tôt, chez lui, à l’époque où il avait encore un chez-lui, et que, une tasse de café à la main, il restait de longs moments à admirer les chevaux s’ébrouer dans les paddocks au lever du soleil. Cet émerveillement qui se renouvelait sans jamais faiblir, il aurait voulu le partager avec son frère, lui faire oublier ainsi la prison et ce qui l’y avait mené. Cela n’avait malheureusement pas été le cas.
26
A l’arrivée de Karim, il n’y avait pas eu de période au cours de laquelle on aurait pu s’imaginer que les choses allaient bien tourner. Dès les premiers jours – et même dès la première soirée –, il avait été évident pour tout le monde qu’il n’avait rien à faire là, que ce n’était pas son monde et qu’il n’avait aucune intention de s’y adapter. Il refusait de participer aux tâches de l’écurie, de se rendre tout simplement utile, voire de parler avec ceux qui travaillaient ou habitaient là. En quelques semaines, il avait réussi à rendre tout le monde nerveux et à alourdir l’atmosphère de telle façon qu’Augustin se demandait si certains de ses employés avec lesquels tout s’était jusque-là bien passé n’envisageaient pas le quitter. Personne e lui avait rien dit, mais il lui aurait fallu être aveugle pour ne pas remarquer que la légèreté, la joie, l’humour et la camaraderie, autrefois de règle chez lui, avaient disparu, éradiqués comme des fleurs fauchées par le gel. L’atmosphère s’était raidie autour de son frère.
La personnalité de Karim n’était pas la seule cause de ce changement d’ambiance. Sans qu’il sache comment, l’un de ses employés avait appris que Karim sortait de prison et la raison pour laquelle il y avait été envoyé. A partir de là, il avait acquis le statut de terroriste et il semblait à Augustin que tout le monde le regardait à présent comme s’il était susceptible de sortir une bombe de son jogging et de se faire exploser sans autre avertissement. Karim avait senti cette prévention et y avait réagi en se réfugiant encore davantage dans le mutisme ; son visage exprimait à la fois le mépris et l’inquiétude et quand il l’observait, Augustin n’y cherchait même plus le souvenir de l’enfant qu’il avait été, mais tout simplement une trace d’affection.
Après quelques semaines, il l’avait dispensé d’aider aux travaux quotidiens, un groom l’ayant informé qu’il se conduisait mal avec les chevaux, négligeait les soins qu’il devait leur donner, trop occupé par son téléphone, et refusait de parler aux filles des écuries. Il s’en était ouvert à Karim, qui s’était contenté de le regarder fixement, comme s’il le mettait au défi de continuer de l’interroger. Augustin n’avait pas insisté. Ils se parlaient fort peu, et il ne voulait pas que leurs seules conversations débutent par ses accusations. Augustin se disait aussi que Karim était peut-être ainsi en raison de son jugement, dont la date approchait. Qui sait, se disait-il, comment je serais si je devais moi aussi comparaitre prochainement, avec le risque de retourner en prison ? Sans doute que moi non plus je n’aurais guère envie d’être joyeux, d’être sociable, d’aider les autres. Trop de joie de vivre, d’empathie et de bienveillance ne servait à rien en détention, imaginait-il. Probablement était-ce même un handicap.
Un soir, alors qu’ils étaient tous deux assis sur les marches du perron à regarder le coucher de soleil dessiner des ombres rouges dans le bocage alentour, il lui avait demandé s’il était inquiet de passer en jugement.
— Je ne suis pas inquiet, avait répondu Karim. Je sais déjà comment ça va se passer.
— C’est-à-dire ?
Karim n’avait pas répondu tout de suite. Il s’était tourné vers lui, l’avait observé quelques instants et lui avaient ensuite parlé sur un ton posé, presque calme.
— C’est quand tu poses ce genre de questions, avait-il commencé, que je vois à quel point on n’a pas la même vie. Toi, tu vois la justice comme quelque chose dont le résultat n’est pas déjà certain, pas encore décidé. T’es un grand rêveur, hein, mon frère ? Tu penses que mon procès sera un vrai procès, où on écoutera ce que j’ai à dire, où on pèsera le pour et le contre, sans préjugés. T’es mignon. Moi, je sais que c’est déjà décidé, pas parce que c’est moi en particulier, mais parce que c’est ce qu’on fait aux gens comme moi, ceux qui n’ont pas les moyens de le faire oublier. On les condamne. On les condamne depuis le début, même sans procès. Si on fait un tribunal, si on prend le temps des juges comme ça, ce n’est pas pour rien. Ce n’est pas pour me laisser sortir en me disant qu’ils se sont trompés, qu’ils sont désolés. Ce genre de scénario, c’est pour les riches ; pour ceux qui pèsent, pour les Blancs, pour les chrétiens, pas pour les types comme moi. C’est un genre de scénario pour toi, mon frère. Moi, ça va servir à montrer qu’ils ont bien fait de me laisser pourrir en prison… mon frère.
Augustin avait noté la lourde ironie avec laquelle Karim lui avait rappelé leurs liens. Ce « mon frère » disait exactement l’inverse, qu’ils n’étaient rien l’un pour l’autre, que seul un accident les avait faits membres d’une même famille. Il avait choisi de ne pas le relever, de ne pas s’insurger.
Avis critique
Avec Fraternels, Vincent Ollivier nous livre un roman noir dont le thème principal est la culpabilité. Fraternels évoque celle d’un frère mais aussi celle d’une juge et leur complexité.
La vie d’Augustin a basculé dans le néant à la suite de l’horreur commise par son frère Karim plusieurs années auparavant. Mais que s’est-il passé exactement ? Qu’est-ce qui a amené Karim à perpétrer cette abomination ? Est-ce qu’Augustin aurait pu éviter que son frère passe à l’acte ? Pour quelles raisons exactes cet homme qui a tout perdu s’est fixé pour seul objectif d’assouvir sa haine envers une juge antiterroriste ?
Inscrit sous un faux nom, Augustin s’apprête à participer à un périple équestre de sept jours dans les montagnes bulgares en compagnie de la juge antiterroriste, Delphine Steiner. A son atterrissage, il découvre très vite que son plan initial va être difficile à mettre en œuvre : d’autres cavaliers et sinistres personnages participeront à cette randonnée à cheval. Rien ne se passera comme prévu.
La noirceur de l’histoire est accentuée par la pluie soudain incessante et la profondeur de cette forêt séculaire dans laquelle les personnages pénètrent.
Oscillant entre le passé de Karim et Augustin et le dangereux voyage entrepris par ce dernier, Vincent Ollivier nous livre un roman écrit d’une main de maître où il explore avec une grande subtilité la psychologie humaine.
Qui pourra encore penser après avoir lu Fraternels que le frère (ou un autre membre de la famille) d’un terroriste est [sûrement] aussi coupable que lui ? Qu’un juge antiterroriste ayant rendu sa décision oublie l’affaire dès sa sortie du Tribunal ? Que ce juge est toujours certain en son âme et conscience d’avoir fait les bons choix ?
Vincent Ollivier nous rappelle qu’aucun parcours de vie n’est ou tout blanc ou tout noir pour qui que ce soit, qu’il existe beaucoup de paramètres qui déterminent les choix de vie de chacun.
Je terminerai ma critique par cette citation qui me paraît de circonstance : « L’important n’est pas ce qu’on fait de nous, mais ce que nous faisons nous-même de ce que l’on fait de nous. » J-P. Sartre in Saint Genet : acteur et martyr
Fraternels de Vincent OLLIVIER, éditions Flammarion, 20 €
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