Lorsque certaines personnes veulent bannir les publicités suggestives, défendent-elles les droits de la femme ? Ou contribuent-elles, au contraire, à renforcer les préjugés sexistes ? Pour la féministe canadienne Cathy Young, la censure est nuisible.
Stigmatisant les images érotiques de pub (qu’elles rebaptisent
«images sexualisées»), les adeptes de la censure jugent qu’il est mauvais de mettre
en scène des femmes attirantes ou désirantes.
Leur argument est le suivant : de telles images réduisent les femmes à l’état
d’objet de désir et confortent les préjugés des spectateurs. Qu’en penser ? A
ce sujet, les dissensions sont très fortes au sein du mouvement féministe.
Lors d’un colloque (The Sex Panic) organisé en 1992 pour réfléchir sur la
place des représentations sexuelles dans le féminisme, une des intervenantes,
Cathy Young, souligne ce fait troublant que certaines franges du féminisme
rejoignent parfois les mouvements religieux conservateurs lorsqu’elles
réclament l’abolition du porno ou la censure des images. «La conjonction
peut paraître absurde mais elle se fonde sur des convictions similaires. Pour
ces féministes, comme pour les puritains, la femme est le sexe faible.»
«Pour ces féministes, […] la femme est le sexe faible»
Sa démonstration est la suivante : à trop vouloir «protéger» les
femmes, on renforce l’idée qu’elles sont naturellement fragiles. Plus on
accordera aux femmes des traitements de faveur et des espaces sécurisés, plus
on accréditera l’idée qu’elles sont vulnérables. Or c’est justement ce que font
certains groupes de pression lorsqu’ils militent contre
l'«objectification» des femmes, en fermant les yeux sur le fait que la plastique des hommes est,
elle aussi, largement exploitée dans les médias. Il est courant, par exemple,
de montrer l’avantageuse musculature des hommes dans les publicités pour rasoir
ou pour parfum. Faudrait-il s’en offusquer au prétexte que les mâles sont
offerts, dévêtus, à la concupiscence des spectatrices ou des spectateurs ? Pour
Cathy Young, le fait de vouloir protéger les femmes (et uniquement les femmes)
de leur «sexualisation», c’est
donner raison à ceux et celles qui pensent que la femme ne saurait être à la
fois désirable et respectable.
Une femme peut-elle être séduisante ET compétente ?
Cathy Young estime que le «traitement asymétrique» en
matière de droits homme-femme est révélateur d’un préjugé sexiste. Pour
beaucoup de personnes, un homme peut être à la fois beau et pro (musclé et
qualifié). Une femme, en revanche, ne saurait être féminine sans que cela n’induise
ses collègues ou ses interlocuteurs à la sous-estimer sur le plan
professionnel. Or c’est exactement du même mépris qu’on frappe les femmes dans
les publicités lorsqu’on affirme que leur sexualisation est «dégradante». Car ce mépris s’appuie sur le
sous-entendu suivant : que la féminité est incompatible avec l’intelligence.
Qu’une femme honorable ou brillante ne saurait avoir du sex-appeal. Cathy Young
insiste sur ce point : alors que la virilité est positivement perçue dans le
cadre du travail, la féminité disqualifie les femmes en vertu d’un jugement de
valeur qui place l’autorité, la logique et la raison du côté de l’homme.
Quand certaines femmes reçoivent un compliment, elles sont offensées
Aux yeux des personnes qui militent contre les «femmes objets», la
sexualisation des femmes est foncièrement dévalorisante. Cette idée s’appuie
sur deux conceptions sexistes. La première (comme nous venons de le voir)
c’est qu’une femme ne peut pas à la fois avoir un corps excitant et des
aptitudes intellectuelles. Cette conception pose que la femme ne peut pas
dissocier son corps du sceau infamant de l’infériorité. L’autre conception,
c’est qu’être désirée fait de la femme un objet passif. Cathy
Young explique : «A la différence des hommes, les femmes qui couchent sont
estampillées salopes. Par conséquent, quand un homme reçoit un compliment sur
son physique il est content, mais quand c’est une femme, elle est offensée.»
Pourquoi est-elle offensée ? Parce que la société nous a conditionnées à penser
que, sur le plan sexuel, les femmes sont forcément des proies, de faibles
choses.
En finir avec le stigmate de la souillure féminine
L’argument selon lequel la femme «objet» –c’est-à-dire désirable– est forcément une femme infériorisée cache l’idée (profondément sexiste) que le plaisir est l’apanage de l’homme, tandis que la sexualité féminine serait plus ou moins un «service à rendre», une servitude. «Quand un homme est traité en objet sexuel par une femme, il la
domine. Quand une femme est traitée en objet sexuel par l’homme, elle se met à son
service», résume Cathy Young, qui dénonce l’aspect pervers de ce
présupposé. Tant que les femmes penseront qu’elles sont des proies face à des
prédateurs, elles auront peur d’avoir une sexualité. Tant qu’on les confortera
dans cette idée qu’être sexy c’est devenir un objet passif, un produit à
«consommer», elles réprimeront leurs désirs. Elles n’oseront pas exprimer leurs
envies, ni s’habiller comme elles veulent. Elles se conduiront comme de pauvres
créatures, honteuses d’un corps qu’elles détesteront. Plus les lobbies et les
institutions –sous couvert de protéger le sexe faible– interdiront les
représentations sexualisées, plus ils légitimeront l’idée qu’être une femme
désirable/désirante c’est mal. Cathy Young conclut : «On ne lutte pas efficacement
contre le sexisme lorsqu’on contribue soi-même à en perpétuer la logique.»
.
A LIRE : «The New Madonna/Whore Syndrome: Feminism, Sexuality, and Sexual Harassment», de Cathy Young, in: Symposium The sex panic: Women, Censorship, and Pornography, New York Law School Law Review, Volume 38, No. 1-4, 1993, p. 257-287.
« Luttes féministes autour de la morale sexuelle », de Marta Roca i Escoda, Anne-Françoise Praz et Éléonore Lépinard, in: Nouvelles Questions Féministes,
2016/1 (Vol. 35), p. 6-14.
.
CET ARTICLE FAIT PARTIE D’UN DOSSIER EN DEUX PARTIES : «Les leçons de morale du CSA» ; «Haro sur les publicités “sexualisées”».
.
POUR EN SAVOIR PLUS : «Sexe = violence ?» ; «Etre contre le sexisme, pas contre le sexe» ; «Le désir féminin existe-t-il ?»
; «Le nez de Gogol sucé par des sangsues» ; «Est-ce que les femmes se font baiser lorsqu’elles jouissent ?»
; «Femmes, la nuit vous appartient aussi» ; «La première idée, c’était d’évacuer le phallus» ; «Toute ma vie, j’ai rêvé d’avoir les fesses en l’air» ; «L’érotisme, c’est du sexisme ?» première partie, «L’érotisme, c’est du sexisme ?» deuxième partie.