Pointant du doigt les démocrates bien-pensants mais surtout les «progressistes» de la nouvelle génération, Bret Easton Ellis les accuse –dans “White”– de tuer la liberté d’opinion et de parole. Cette "génération dégonflée", dit-il, censure ce qui lui fait peur : tout ce qui n'est pas poli, gentil, propre ni rassurant.
En 1989, alors que Bret Easton Ellis achève American Psycho,
l’histoire d’un serial killer, son petit copain de l’époque (un avocat) lui
annonce qu’il va «avoir des ennuis». Quelques mois plus tard, la publication
est annulée car le livre est jugé «offensant». Trop de sang, trop de viols,
trop d’ironie. Qu’à cela ne tienne, le livre est publié, un an plus tard, par
une autre maison d’édition. Il est même adapté au cinéma par une femme féministe (Mary
Harron)… Mais pour Bret, c’est un signe. Vingt ans plus tard, dans White, un
essai au vitriol (publié le 16 avril aux USA et en France le 2 mai, aux éditions Robert Laffont), il dénonce les
ravages du politiquement correct et pointe du doigt, en particulier, la «génération
dégonflée». Soit la génération dite «Y» ou des «milleniaux», celle des
individus qui sont nés entre 1980 et 2000, dans le double contexte mortifère de
la crise économique et de l’essor des réseaux sociaux. Ils ne supportent plus
ni la contradiction, ni la provocation, ni l’humour, ni l’art, ni le porno, ni rien qui soit
dérangeant ou choquant.
La dépendance aux nombre de «like»
Bien qu’il affirme éprouver pour eux beaucoup de sympathie (il a
d’ailleurs longtemps vécu avec un millenial), Bret reste caustique. Les
milleniaux ont deux problèmes, dit-il. Le premier problème, c’est qu’ils
affrontent la récession ce qui, par conséquent, les rend très dépendants de leur
image en ligne. Lorsque vous n’avez pas de job, «votre seul espoir de vous
élever dans la société réside dans votre […] profil, votre statut sur les
réseaux sociaux». Plus avez de followers et de like, plus
vous obtenez de «reconnaissance». A défaut d’un salaire, c’est donc la
popularité qui «devient l’échelle de mesure […] et aussi la raison pour
laquelle vous désirez que des milliers de gens vous aiment sur Twitter,
Facebook, Instagram, Tumblr, où que ce soit.» Question : comment faire pour être aimé, quand
en on a –comme les milleniaux– «désespérément» besoin ?
Le critère obligatoire d’amabilité (likeablity)
Dans la nouvelle ère numérique de ce que Bret appelle le
«post-Empire» (c’est-à-dire l’Amérique de l’après 11 septembre 2001, dominée
par les GAFA), l’impératif d’être aimable (likable) impose que l’on soit
validé «positivement» par les autres afin d’exister. Facebook pousse ses
utilisateurs à «cliquer like en toutes circonstances», les
pressant de se conformer au code moral des Bisounours. «Tout le monde poste
des critiques positives dans l’espoir d’obtenir la même chose en retour»,
ironise l’auteur qui dénonce le revers de cette «sorte de totalitarisme qui
exècre la liberté de parole» : les brebis noires se font souvent exclure
des réseaux sociaux. «N’ayez pas de putain d’opinions, en dehors de celles
de la pensée unique majoritaire du moment», se moque Bret. Il en sait
quelque chose. Ses tweets (souvent postés en fin de soirée, dans des états plus
ou moins lucides) lui ont valu des vagues de hate-mails disproportionnées.
Tolérance zéro sur les réseaux
Pour Bret Easton Ellis, les réseaux sociaux favorisent la pratique
du terrorisme intellectuel. Mais il y a pire, dit-il : c’est que les
utilisateurs sont habitués à ne plus «tolérer» une opinion qui diffère de la
leur, ni même une image qui puisse remettre en cause leur système de valeur.
Ils se sont habitués à bloquer d’un simple clic les empêcheurs de penser en
rond. Ils ont été encouragés à dénoncer en ligne les «contenus choquants». Fort
de leur bonne conscience, ils s’estiment en droit de faire éliminer ce qu’ils
jugent «inadmissible». A force de censurer tout ce qui soi-disant les heurte,
ils ont fini par croire que les opinions contraires et que les choses
perturbantes étaient mauvaises, donc à bannir. Résultat : aux Etats-Unis, certains refusent de
lire Shakespeare ou Ovide. D’autres boycottent les conférences de penseurs avec
lesquels ils ne sont pas d’accord, ou les pièces de théâtre qui ne
correspondent pas à leur vision du Bien.
Une nouvelle forme de «fascisme» ?
«Voici l’impasse des réseaux sociaux : après avoir créé votre
propre bulle qui ne reflète que ce qui vous concerne ou ce avec quoi vous vous
identifiez, après avoir bloqué et cessé de suivre des personnes dont vous avez
jugé et condamné les opinions et la vision du monde, après avoir créé votre
propre petite utopie fondée sur vos valeurs chéries, vous voyez un narcissisme
dément commencer à déformer cette jolie image. Ne pas être capable ou ne pas
vouloir se mettre dans la peau de quelqu’un d’autre – afin de voir le monde
d’une façon complètement différente de la vôtre – est le premier pas en
direction de l’absence d’empathie, et c’est la raison pour laquelle tant de
mouvements progressistes deviennent aussi rigides et autoritaires que les
institutions qu’ils combattent.»
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Mais au fait, quel est le deuxième problème des milleniaux ? La réponse mercredi qui vient.
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A LIRE : White, de Bret Easton Ellis, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Pierre Guglielmina, Robert Laffont, « Pavillons », avril 2019.
CET ARTICLE FAIT PARTIE D’UN DOSSIER CONSACRE AUX IDENTITES ET AUX LIBERTES :
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