Sarajevo, mai 2014. Le soleil fait timidement son retour après les pluies torrentielles qui ont entraîné des inondations majeures – la plus importante catastrophe naturelle de ces cent dernières années en Bosnie-Herzégovine. Une nouvelle cicatrice s’ajoute à l’histoire de ce tout jeune Etat au passé sanglant. Tout ici semble fonctionner au ralenti depuis la catastrophe. Les événements sont annulés les uns après les autres et la population concentre tous ses efforts à apporter de l’aide aux sinistrés.
Au milieu de ce chaos, je reçois un message d’une amie: un pèlerin, qui entrepris de rallier Bordeaux à Istanbul, est en difficulté à Sarajevo. On me demande de l’aider. Rendez-vous est alors pris avec celui que je considère déjà comme un utopiste au grand cœur.
«T’es pédé!»
Après quelques minutes d’attente, j’aperçois un jeune homme, au loin, l’air fatigué sous son énorme sac à dos. Autour de son cou, un panneau indique «Istanbul». Une fois les présentations faites, il m’avoue qu’il n’a pas dormi depuis 48 heures. Il traîne dans les petits bars de la capitale bosnienne à la recherche d’une âme charitable acceptant de l’accueillir pour la nuit. De ces rencontres nocturnes et souvent alcoolisées, il n’a pas obtenu beaucoup plus que des «Ti si peder!» («T’es pédé!») et autres insultes homophobes, lancés ici comme des banalités d’usage à tous ceux qui sortent du cadre si bien défini de cette société patriarcale et fermée… Je lui offre donc le gîte. Il m’offre en échange le récit de son voyage et ses impressions.
– Quand as-tu commencé ton voyage et pourquoi?
Antoine – Je suis parti le 8 janvier 2014. Pourquoi? C’est la question que tout le monde me pose et je ne sais plus vraiment quoi répondre… Au départ, j’avais envie de faire un grand voyage, je voulais le faire à pied et j’avais l’idée de «cultiver le chemin», d’avoir concrètement les pieds sur terre pendant un an.
– Par quels pays es-tu passé jusque là?
– J’ai débuté mon voyage en France, en passant par la Camargue et la Provence. Je suis arrivé en Italie par le col de Tende. Je suis ensuite passé par Gênes, Parme, Mantoue et Venise. Après, j’ai traversé la Slovénie, puis la Croatie et me voici à Sarajevo.
– Ça fait combien de kilomètres déjà parcourus?
– J’ai passé les 2000km à Sarajevo! J’ai voyagé deux mois sans argent, demandant l’hospitalité pour tout (ndlr: Antoine s’accorde à présent un budget de 2 euros par jour). Le but est de compter sur la générosité des gens et de créer un véritable contact humain. Je rencontre les locaux et grâce à eux je crée des chaînes humaines: je rencontre une personne qui va me donner le contact d’un proche sur qui je pourrai compter dans le futur.
– Impressionnant! Quelles ont été les étapes marquantes de ton voyage?
– J’ai passé quelques jours à vivre avec les réfugiés des inondations en Bosnie. Arrivé en pleine catastrophe à Banja Luka, j’ai trouvé un lit où dormir dans la base militaire où avaient été regroupés tous ceux dont les maisons avaient été submergées par les flots. J’ai essayé de nettoyer les dégâts avec eux pendant quelques jours… Mais une des plus belles étapes de mon voyage a été la Slovénie. Je suis arrivé dans le pays sous la pluie et je pensais ne pas m’en sortir, entre la fatigue et le mauvais temps. Mais après quelques jours je me suis rendu compte que la Slovénie est un pays formidable! Les gens y sont gentils, chaleureux, ouverts d’esprit et accueillants. J’y ai d’ailleurs rencontré mon copain et c’est une jolie histoire de lutte contre l’homophobie! Il vit dans un village de 43 habitants, dans une famille assez traditionnelle. Bien qu’un peu réticent au départ, ils ont fini par m’accepter et après trois semaines à travailler la terre avec eux, je faisais partie de la famille.
– Ce village, c’est une exception?
– Je ne sais pas… Je dirais que la Slovénie entre dans tous les standards européens. Elle a toujours été le pays le plus riche de l’Ex-Yougoslavie et a toujours eu de nombreux échanges avec le monde germanique. Les mouvements LGBT y ont émergé avant l’indépendance, dans les années 1980. Aujourd’hui, il existe même en Slovénie un partenariat civil et, il y a deux ans. On peut donc dire que la situation avance à grand pas. Du coup, la population suit et les mentalités évoluent. L’esprit de village est une chose très importante et le pays réussit à rester traditionnel sans être conservateur.
– En ce moment tu traverses les Balkans et tu as décidé de donner un autre sens à ton voyage… Est-ce-que tu peux nous en dire un peu plus?
– J’ai décidé de marcher contre l’homophobie. Mon but est de rencontrer la communauté LGBT dans cette région pour connaître leur vie, leurs expériences… Je fais donc des portraits des personnes que je rencontre et je publie leurs histoires sur mon blog. J’ai interviewé des gens en Slovénie, activistes comme non activistes. J’ai notamment rencontré en Croatie la productrice d’un documentaire. Son film raconte l’histoire d’une jeune lesbienne qui a été séquestrée par ses parents pendant 5 ans parce qu’elle était soi-disant «malade»… Elle ne l’était pas à l’époque mais elle l’est devenue suite à tous les mauvais traitements dont elle a fait l’objet.
– Avec toutes ces personnes que tu rencontres, est-ce-que tu parviens à parler d’homosexualité?
– Un peu… Comme partout, il y a des gens avec qui tu peux en discuter et d’autres avec qui tu ne peux pas. Je fréquente beaucoup les bars locaux, équivalant des PMU en France, pour trouver des locaux, et comme ce sont des gens du cru, c’est difficile d’aborder le sujet. Lorsque j’en parle, c’est souvent en ville, avec des gens un peu comme moi: des gens qui aiment la culture, des alternatifs et des personnes qui me donnent l’impression d’être ouvertes d’esprit. Moi-même, c’est un sujet dont je n’ai pas parlé pendant longtemps… Puis j’en ai eu assez de mentir.
«Dans ces moments là, j’ai envie de leur dire «Putain vous êtes lourds, je suis pédé! Voilà!»
En général, quand tu dis au gens que tu as décidé de marcher pendant un an, ils te font des remarques du genre «Et la copine, elle est où?» ou encore «Mais comment tu fais avec les filles pour baiser?» Dans ces moments là j’ai envie de leur dire «Putain vous êtes lourds, je suis pédé! Voilà!». Mais je ne peux pas… J’ai quand même eu la chance de parler d’homosexualité avec un prêtre en Croatie. C’était vraiment très intéressant. Nous n’avions pas les mêmes idées mais à la fin de la conversation on a réussi à se comprendre et c’était une belle leçon d’acceptation.
– Les gens avec qui tu en discutes sont donc souvent des membres de la communauté LGBT?
– Les gays et lesbiennes sont difficiles à rencontrer. Avant la Slovénie, je voyageais sans argent et je ne sortais donc ni dans les bars, ni dans les clubs. En Slovénie j’ai commencé à marcher contre l’homophobie et donc à rencontrer des gens. En Slovénie et en Croatie, les rencontres sont moins compliquées qu’en Bosnie. A Zagreb, tu peux prendre ton copain par la main dans la rue. Je pense qu’il n’y a pas vraiment de problème avec ça, même si cet acte est encore vu comme politique, davantage qu’un simple geste de tendresse. Le sud est plus conservateur, plus chaotique… Ici, en Bosnie, les gays vivent cachés. La tradition rurale est très forte et les peuples slaves sont toujours enfermés dans une société patriarcale et religieuse.
– En ce moment, tu es à Sarajevo. Qu’en est-il de la situation des LGBT ici?
– En Bosnie c’est vraiment compliqué… Leur histoire est vraiment très différente de la Slovénie. Le pays a été totalement ravagée par la guerre. La politique y est toujours complètement chaotique, ce qui rend vraiment difficile la naissance de tout mouvement citoyen. La situation des gays et lesbiennes n’est pas une priorité pour les politiciens.
«Les militants que j’ai rencontrés m’ont tous dit qu’ils ne pensent pas qu’une parade puisse être organisée à Sarajevo avant au moins 10 ans…»
Cependant, des associations LGBT ont fait leur apparition depuis quelques années et il semble que ce soit vraiment le début d’un mouvement. Sarajevo compte deux associations LGBT: le Sarajevo Open Center, une association assez institutionnelle avec des supports financiers provenant de l’étranger, et la très jeune association Okvir, qui agit plus sur le terrain avec très peu de moyens. J’y vois les prémices de quelque chose qui deviendra important, surtout dans le cas d’Okvir qui déborde d’idées de motivation. Le plus gros problème ici, c’est que les gays vivent encore cachés et qu’il est donc compliqué de créer une véritable communauté. Par exemple, les militants que j’ai rencontrés m’ont tous dit qu’ils ne pensent pas qu’une parade puisse être organisée à Sarajevo avant au moins 10 ans…
– Tu as décidé de lever des fonds pour l’association Okvir via la plateforme Ulule. Peux-tu nous en dire un peu plus sur cette association?
– Okvir («Queer» en Bosnien) est une association basée à Sarajevo. Elle a été créée il y a deux ans par un groupe d’amies lassées de voir que rien ne bouge en Bosnie pour la communauté LGBT. Elles ont notamment créé des groupes de soutien psychologique et des groupes de parole qui permettent aux jeunes gays, lesbiennes et trans de trouver un refuge et de s’exprimer. Depuis les inondations qui ont touché la Bosnie ces dernières semaines, elles récoltent des fonds et du matériel pour organiser des activités avec les enfants des zones sinistrées. Elles font un travail formidable! Malheureusement, elles n’ont que peu de moyens et ne touchent qu’un salaire de 700 euros qu’elles divisent en sept. J’ai été touché par leur accueil, leur gentillesse et leur courage. J’ai donc tout naturellement décidé de faire de mon mieux pour les aider en essayant de lever 1000 euros à travers ma marche. Je profite aussi de ce temps de pause dans mon voyage pour réaliser un documentaire sur leurs actions.
– Quelle est la prochaine étape de ton voyage?
– Dans quelques jours je vais retrouver mon père en Croatie pour marcher avec lui. Puis je me dirigerai vers Belgrade avant de continuer ma route vers Istanbul en longeant le Danube.
– Merci Antoine! Nous te souhaitons bon voyage! Mais avant que tu ne repartes sur les routes, comment pouvons-nous te suivre et t’aider?
– Merci à vous! Vous pouvez me suivre sur mon blog et ma page Facebook. Vous pouvez aussi m’aider, et surtout aider Okvir, en donnant quelques euros ou francs suisses sur ma page Ulule. On a vraiment besoin de vous!