Beaucoup de gens hurlent à la «perversion» face au spectacle de filles qui s’embrassent ou se masturbent avec un nounours. D’autres disent que l’homosexualité ou l’attirance pour les peluches c’est «normal». Mais non, proteste Jesse Bering, personne n’est normal. La preuve par le minou.
En 1948, Alfred Kinsey, père de la sexologie, note que les sociétés humaines admettent fort mal que certains individus ne respectent pas le comportement sexuel conforme. Le problème c’est que personne n’est tout à fait «conforme». Kinsey est le premier à l’établir de façon chiffrée, objective : beaucoup de petits garçons et de petites filles utilisent des animaux pour se masturber, dit-il. Cela fait partie des expériences communes. Devenu adulte, on l’oublie. Mais parfois, on ne l’oublie pas. «Il n’est pas rare, dans certaines régions rurales, de trouver des individus qui admettent ouvertement une satisfaction érotique, due à de tels rapports». Plus les individus vivent au contact des animaux, plus le contact est rapproché, répété. A partir de quel moment cette anodine expérience de masturbation devient-elle une forme d’attirance à caractère «pervers» ? Kinsey, semble-t-il, refuse de tracer une limite entre les deux. Pour lui, quand une gamine de 9 ans se frotte le sexe avec un petit chat elle est zoophile. Même si elle ne le fait que deux ou trois fois dans sa vie. A-t-il si tort ?
Le Rapport Kinsey qu’il publie en 1953 établit que la proportion générale de «zoophiles» dans la population des Etats-Unis est de 8% pour les hommes et de 3,6% pour les femmes. D’après le même rapport, en milieu rural, 17% des garçons américains ont eu au moins une relation sexuelle avec un animal. Dans l’ouest des Etats-Unis, la fréquence augmente : 40%, soit près de la moitié des adolescents, ont eu au moins une relation sexuelle avec une chèvre, un veau ou un mouton. Les partenaires animaux des hommes sont le plus souvent des animaux de la ferme, tandis que pour les femmes il s’agit le plus souvent de chiens d’agrément ou de chats.
«Dans certains cas, le garçon peut montrer de l’affection pour l’animal particulier avec lequel il a des rapports et certains mâles ressentent une violente émotion quand les circonstances les obligent à cesser tous rapports avec un animal particulier. Si cela semble une étrange perversion de l’affection humaine, on devrait se rappeler qu’une relation affectueuse exactement semblable s’établit dans bien des maisons où il y a des animaux familiers ; et il n’est pas rare, dans notre société, que des personnes soient considérablement bouleversées par la perte d’un chien favori ou d’un chat, qui a vécu un certain temps au foyer. Les éléments en jeu dans les rapports sexuels entre les hommes et les animaux ne sont pas du tout différents de ceux qui entraînent les réactions érotiques entre des êtres humains».
S’appuyant sur le Rapport Kinsey, le scientifique américain Jesse Bering publie un livre intitulé Pervers. Nous sommes tous des déviants sexuels (sortie le 12 février aux éditions H&O). En couverture : deux agneaux à la laine douce… Jesse Bering est gay. Enfant, il a souffert d’homophobie. Adulte, il contre-attaque : la solution pour lutter contre l’homophobie, dit-il, ce n’est pas de dire que les gays et les lesbiennes sont des gens normaux. C’est de dire qu’il n’existe personne de normal. Plus précisément : que la normalité est un leurre social, historiquement fluctuant. Tout le monde essaye de faire croire à sa normalité. Mais tout le monde s’est un jour masturbé sur un animal, un scénario de viol, une image d’enfant, un rêve mouillé avec papa-maman. A quoi bon le nier ? Nous sommes tous des pervers et c’est en le reconnaissant que nous pourrions peut-être enfin cesser de juger les autres, voire de les insulter, ou les agresser, alors que les autres n’ont jamais fait de mal à personne. Dans son livre, Jesse Bering consacre notamment un long passage à l’absurdité des lois humaines qui condamnent les comportements sexuels non-conformes. Ces lois ne cessent de changer, dit-il.
«Une mesure visant à l’extermination préventive des pédophiles obtiendrait aujourd’hui, je n’en doute pas une seconde, un appui massif de la population. Leur raisonnement serait le suivant : puisque les pédophiles sont par essence mauvais, en les éradiquant, nous agissons dans l’intérêt ou pour le bien de la société. On trouve une approche similaire face au traitement de la déviance sexuelle dans une histoire se déroulant au XVIIe siècle en Nouvelle-Angleterre. Vous avez sans doute entendu parler de la chasse aux sorcières, à Salem, mais votre culture ne s’étendra pas, je crois, à la chasse aux hommes cochons de New Haven (dans l’état du Connecticut). À l’époque, ce n’étaient pas les pédophiles qui étaient les pires monstres sexuels (l’âge légal pour le consentement au mariage était de dix ans dans les colonies), mais des suppôts de Satan fécondant des animaux de ferme.» A cette époque, les colons protestants croyaient fermement, semble-t-il, qu’un humain pouvait se reproduire avec un animal. Cette croyance s’appuyait sur l’existence d’animaux malformés, mis au monde avec deux têtes ou trois pattes : une progéniture maléfique !
Le cas le plus célèbre de procès pour «sodomie» (la sodomie recouvrant des actes pervers tels que la bestialité) se déroule dans la colonie de Plymouth (Massachusetts), en 1642 et frappe un garçon de 16 ans nommé Thomas Granger (1). «Cet adolescent très porté sur la chose avait été inculpé pour avoir pris d’indécentes libertés dans une étable remplie d’animaux, comprenant entre autres “une jument, une vache, deux chèvres, cinq moutons, deux veaux et une dinde“», explique Jesse Bering qui insiste sur «la circonspection avec laquelle cette affaire fut traitée par les autorités judiciaires». Chose admirable en effet, les juges tenaient à identifier précisément les partenaires sexuels du garçon. «Peu de doute subsistait dans les esprits de ces braves gens : il fallait envoyer ce garçon aux flammes […]. Mais l’incertitude régnait sur les bancs du jury pour savoir lesquels exactement des moutons il avait souillé, et le problème se posait donc de savoir lesquels abattre et lesquels épargner. Il était crucial de l’établir, non seulement parce que le bétail était une denrée précieuse dans cette colonie menacée, mais aussi parce que s’ils tuaient les mauvais moutons, ils risquaient l’impensable : un monstrueux et bêlant prodige à sabots risquait de mener la belle vie à Plymouth sans que l’on puisse le savoir».
Pour distinguer les animaux coupables des non-coupables, on mit Granger face au bétail suspect. «Le garçon pointa d’un doigt tremblant cinq ruminants aux yeux ambrés qui avaient apparemment été la cible de sa secrète et laineuse concupiscence. Les archives de la cour indiquent que les animaux furent ensuite “tués devant son visage, selon la loi, Lévitique 20:15. Thomas Granger fut ensuite exécuté.“ Les bougres — terme qui désignait autrefois ceux qui avaient des relations sexuelles avec des porcs, des ânes, chiens, et autres animaux — devaient en découdre avec les arbitres moraux et les procureurs zélés. À New Haven en 1642, quelques semaines après l’affaire Granger […] George Spencer, un domestique connu pour son “esprit profane, mensonger, moqueur et lubrique“ fut exécuté pour avoir fait l’amour au cochon de son maître. Il eut beau tout renier en bloc, malheureusement pour lui, la truie finit par donner naissance à un foetus malformé (“un monstre prodigieux“) ressemblant un peu trop à George au goût de la plupart des habitants.» Le petit cochon mort-né était borgne, tout comme George !
Dans le climat émotionnel de panique qui régnait alors, on condamna «le père» sans tergiverser sur la base de cette preuve sans équivoque. Peu de temps après, rebelote. En 1647, un autre habitant de New Haven au nom somme toute ironique de Thomas Hogg (2) se retrouva également mêlé à une affaire de sodomie quand une truie du voisinage mit bas un petit déformé à «la peau et au visage clairs et blancs, comme Thomas Hogg». Jesse Bering raconte comment le coupable fut confondu : «Les allégations portées contre Thomas Hogg étaient si graves que le gouverneur et le vice-gouverneur l’escortèrent eux-mêmes à la ferme vers la truie en question, et lui ordonnèrent de “caresser“ l’animal devant leurs yeux — le but étant de déterminer leur degré d’intimité. “La truie connut sur-le-champ un élan de concupiscence“, nous disent les archives, “tant et si bien qu’elle expulsa de la semence devant eux“ (3). En revanche, lorsque Hogg caressa à contrecoeur les mamelles d’une autre truie, celle-ci ne répondit pas à ses faveurs. Du moins, elle ne vida pas sa vessie quand il lui toucha les mamelles, ce qui est probablement ce qu’avait dû faire le cochon précédent. Et c’est ainsi que Hogg, comme Granger et Spencer avant lui, fut exécuté».
Jesse Bering conclut : on a facilement tendance à juger ou condamner moralement les «pervers». Mais qui sommes-nous pour traiter les autres de pute, de pédé ou de déviant ? Que celui qui ne s’est jamais masturbé sur un minou lance la première pierre.
A LIRE : Pervers. Nous sommes tous des déviants sexuels de Jesse Bering, aux éditions H&O.
NOTES
(1) Robert F. Oaks, “‘Things Fearful to Name’: Sodomy and Buggery in Seventeenth-Century New England”, Journal of Social History 12, n° 2 (1978).
(2) Hog signifie porc en anglais (porc châtré en anglais britannique, et porc verrat en anglais américain).
(3) Op. cit., p. 276.