En plein état d’urgence, le philosophe Geoffroy de Lagasnerie publie un livre d’analyse critique sur le pouvoir étatique.
La situation politique et sociale est atterrante, accablante. À la violence des attaques terroristes ont succédé le décuplement des obsessions nationales et islamophobes, l’attaque gouvernementale portée aux libertés publiques, la guerre menée au nom du bien contre le mal. En somme, le triomphe d’une bien sinistre «raison d’État». Juger, le dernier livre du philosophe et sociologue Geoffroy de Lagasnerie, inscrit ce phénomène dans une réflexion plus vaste. S’il porte avant tout sur la justice pénale, l’ouvrage s’intéresse en fait à l’État, à la violence qu’il exerce sur des vies, à la prétendue légitimité de sa force. C’est le propre de la puissance de l’État : rendre légitime sa violence, faire croire qu’elle est nécessaire et justifiée.
À la «pensée d’État», Lagasnerie oppose une critique d’inspiration libertaire. Il s’agit de «réduire l’État à ce qu’il est», de «nommer les choses dans leurs réalités» : l’État assassine, séquestre, dépouille. Il s’agit aussi de «refuser l’exception de l’État, de mettre en question la logique qui veut que les actions de l’État soient d’une autre nature que les actions des particuliers».
Le procès pénal est un révélateur de l’abus de pouvoir étatique. Il est une confrontation entre l’État et un individu individualisé, psychologisé, dont on refuse de prendre en compte le parcours et les déterminations sociales : les prétendues «excuses sociologiques» sont balayées par la «responsabilité individuelle».
Selon Lagasnerie, si l’État déploie cette violence, c’est pour réaffirmer sa propre puissance. Il désocialise le délit ou le crime parce que l’acte en lui-même ne l’intéresse pas ; c’est la violation de la Loi en tant que telle que l’État combat, le fait que l’individu ait prétendu, par son action, se soustraire à sa souveraineté. Lors du procès, l’État défend sa propre existence.
Il ne s’agit pas, bien sûr, de proclamer la fin de l’État ou de la justice ; mais de réfléchir à d’autres manières de gouverner, de punir les fautes, etc. D’opposer à l’ordre le désordre, au consensus la dissidence, au majoritaire le minoritaire. Dans une conférence de 1978, Michel Foucault expliquait que, à l’obsession de la «gouvernementalisation» et à la question : «comment gouverner ?», répondait une autre question «comment ne pas être gouverné ?». Le philosophe précisait : «comment ne pas être gouverné comme cela, par cela, au nom de ces principes-ci, en vue de tels objectifs et par le moyen de tels procédés, pas comme ça, pas pour ça, pas par eux». Il ajoutait que cette «manière de s’en méfier, de les récuser, de les limiter, de leur trouver une juste mesure, de les transformer, de chercher à échapper à ces arts de gouverner ou, en tout cas, à les déplacer», cet «art de n’être pas tellement gouverné» avait un nom : «l’attitude critique».
Juger. L’État pénal face à la sociologie de Geoffroy de Lagasnerie (éditions Fayard)
Photo Geoffroy de Lagasnerie © Raphaël Schneider
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