Monsieur me dérange alors que je jouais un morceau de jazz, un mauvais point pour lui. Il s’appelle Justin, je crois m’en souvenir, il habite pas très loin de chez moi et je ne l’ai pas vu depuis le collège, depuis cette époque lointaine où nous sortions vaguement ensemble.
Alors pourquoi est-ce tombé sur moi ? Il n’avait plus de filles disponibles. Ou alors il a retrouvé mon numéro par hasard. Toujours est-il que…
“Je dois te parler d’une chose à laquelle je pense depuis longtemps.” Ce genre de phrase ne signifie jamais rien de bon. J’accepte de le revoir, on convient d’une date, je suis un peu nerveuse à l’idée d’un rencard avec un homme que je n’ai pas vu depuis des années mais qu’à cela ne tienne, allons-y. Après avoir débité les politesses d’usage (comment tu vas, qu’est-ce que tu deviens depuis le temps, tu fais quoi en ce moment, etc) le silence revient et je décide de lui donner un petit coup de pouce.
“Alors, tu voulais me parler de quelque chose ?” “Oui mais pas maintenant, j’ai envie de rattraper le temps perdu.” Quel temps perdu ? Moi j’étais très bien sans toi. On a vécu une histoire de deux mois au collège, je pense à toi comme à une expérience embarassante et amusante, une découverte, une première fois, mais c’est tout. L’homme bouge sur sa chaise et n’ose pas me regarder. Il donne l’impression d’avoir attendu ce moment des années et rien que ça me fait peur et m’agace.
“Tu as changé.” C’est bien mon gars. Du collège à l’université les femmes changent, quel scoop. Il me demande ce qu’il y a de neuf dans ma vie depuis qu’on ne s’est pas vus alors je lui raconte tout. Mes études, ma passion pour le piano et la photographie, je commence à me sentir enfin à l’aise et c’est alors qu’il pose la question fatidique…
“Tu as quelqu’un dans ta vie ?” Oui, une femme. Comment dire à son ex qu’on est devenue lesbienne ? Ou plutôt, comment le lui dire sans heurter sa sensibilité masculine ? Sans qu’il s’imagine que c’est “sa faute” et qu’il m’a “dégoûtée des hommes” ? J’ai opté pour la méthode “moi-même j’ai encore du mal à y croire” en disant que j’étais tombée amoureuse d’une fille. Que ça m’était arrivé, comme ça, sans prévenir, et j’ai eu droit à un cri mémorable…
“T’es devenue lesbienne ? Je t’aurais jamais vue comme ça !” Mon cher, si tu les repères au premier coup d’oeil, apprends-moi. L’homme s’en remet finalement à grand renfort de verre d’eau et change habilement de sujet, insistant sur le fait qu’on devrait se revoir, que ce serait bien, etc. Sans manquer de me demander au moins cinq fois si ce “changement de bord” n’est pas juste un délire, si je disais ça pour rire, si mon couple est sérieux, et j’en passe. Et à la fin du déjeuner, vers le dessert, le mâle ose dire ce qui va me vexer profondément pour le reste de l’entrevue.
“Tu as vraiment une copine ? Remarque je préfère ça. Si tu avais un mec je serais jaloux, me demande pas pourquoi. Mais une fille ça va, pas de problèmes.”
Une fille ça va, pas de problèmes ? Je manque de m’étouffer dans ma pâtisserie maison en me retenant de justesse de lui répliquer que cette fille en question me comble comme lui ne l’a jamais fait, qu’elle occulte à mes yeux n’importe quel mâle dominant, et qu’il ferait mieux de se méfier d’elle plutôt que de la gent masculine s’il lui prend l’envie de reconquérir mon cœur. Comme si une femme, ma petite amie de surcroît, ne représentait qu’un obstacle mineur à ses rêves de séduction !
L’homme finit tout de même par cracher le morceau et avouer que ses sentiments pour moi ne sont jamais partis. Je ne m’attarderais pas sur ce moment atrocement gênant où je me suis vue lui expliquer que mes “je t’aime” de collégienne émoustillée à l’époque ne valaient pas du tout la même chose que mes “je t’aime” de maintenant, murement réfléchis et destinés uniquement à ma chérie. J’opte finalement pour le silence et un “désolée” à peine murmuré entre deux parts de gateau. Je suis amoureuse, j’ai été claire sur ce point au début de la rencontre. Pourquoi m’attarder sur le sujet ?
Il sauve son honneur en prétendant qu’il s’en doutait bien. A d’autres. Pourquoi avoir voulu me revoir dans ce cas ? Monsieur paie l’addition et se lève, fait mine de vouloir me raccompagner puis se souvient d’un rendez-vous urgent auquel il ne doit absolument pas être en retard. Il s’excuse d’un air dramatique et me fait la bise, “en copains” dit-il, puis il me donne une claque dans le dos et commet la dernière erreur de la journée.
“Jouer avec un vagin, c’est trop fun non ?” Je n’en crois toujours pas mes oreilles.
(cc) mandolux