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Une question de Séverine, 19 ans : « Je voudrais que mon copain me paye pour me baiser. Ça craint ou pas ? »
Je ne peux hélas pas répondre catégoriquement à ta question, la réponse dépendant surtout de ton histoire personnelle, si bien qu’un travail d’analyse de ce que à quoi tu aspires exactement dans la réalisation de ce fantasme serait nécessaire pour ce faire. Ce type de fantasme de prostitution – non pas le recours aux services d’un/e prostitué/e, mais le fait de se prostituer soi-même – est assez fréquent pour les femmes, mais sa réalisation est plus rare. Je ne parle ici que de la réalisation d’un fantasme, et non pas de prostitution subie par contrainte économique, ou exercée par la violence – si toutefois cette distinction est pertinente. Les motivations sont alors diverses. Dans l’acte de prostitution, l’échange d’argent peut avoir plusieurs finalités. Il peut servir à concrétiser une séparation entre toi et ton « partenaire », entre toi et l’autre, plus généralement entre le besoin de satisfaire tes pulsions sexuelles et l’amour que tu pourrais ressentir pour cet autre. Il peut ainsi permettre, réalisant cette séparation, de ne pas vivre ta sexualité comme une dépendance à l’autre, et se révéler désinhibiteur, permettre les transgressions. Pour les femmes se prostituant à des hommes, l’échange d’argent peut aussi représenter une prise de pouvoir, une prise du « pouvoir viril », d’abord en leur permettant d’adopter les comportements traditionnellement accaparés par les hommes – aborder l’autre, suggérer la sexualité, faire des propositions sexuelles directes, et notamment, en ce qui concerne les prostituées, par le biais du registre du langage, ou de la tenue vestimentaire – ensuite, en transférant symboliquement le phallus du client à la prostituée, le passage de l’état tumescent à l’état flaccide symbolisant ce transfert. Il peut aussi, pour certaines, représenter dépréciation de soi, une souillure, une punition de son corps.
Il conviendrait donc de t’interroger plus avant de concrétiser ce fantasme. En tout état de cause, si tu choisis de le vivre, je ne peux que te conseiller de t’en ouvrir à ton copain en choisissant soigneusement tes arguments, en lui expliquant exactement ce que tu recherches, de façon à t’assurer qu’il comprendra exactement ce que tu attends de lui, qu’il ne risquera pas d’en prendre peur, et ne cherchera pas non plus à en tirer profit à tes dépens. Il faudra que tu lui expliques exactement le rôle de l’argent dans ce jeu, son rôle séparateur. Tu devras insister sur ce que tu ne cherches pas à te séparer de lui, mais à séparer la satisfaction de tes pulsions sexuelles de l’amour que tu éprouves pour lui. Pour augmenter tes chances de le voir adhérer à ce projet, tu pourras lui présenter ce qu’il aura de profitable pour lui aussi : vous ne serez plus dans un rapport de séduction, et, dans une certaine mesure, il n’aura plus à se soucier de ton plaisir, tu t’en chargeras pour toi-même. Lui faire comprendre aussi que tu prendras les devants, que tu suggèreras l’acte sexuel, et que tu pourras appuyer tes propositions par le registre de ton discours, ou par ton apparence. Lui faire valoir aussi que cette séparation pourrait vous permettre à chacun de chercher d’autres partenaires sexuels, « d’aller voir ailleurs », sans que cela ne risque d’affecter votre amour.
Tu comprends ?
Non, il ne comprendra pas encore. Pas encore bien. Son attention aura certes été aiguillonnée, notamment par cette histoire d’autres partenaires, et de ton plaisir dont il n’aurait plus à se soucier, mais en revanche, quant à l’argent, quelque chose lui échappera encore : si c’est pour faire ça, autant aller aux putes, ou bien ?
Mieux vaudra t’efforcer de masquer ta consternation, et de feindre l’enthousiasme devant la perspicacité du gars.
—Oui, voilà, c’est ça, aller aux putes, c’est exactement ça. Et ce sera moi la pute. Je serai ta pute. Je m’habillerai comme une pute, je porterai la lingerie que tu voudras que je porte, les chaussures que tu voudras que je porte, on ira faire ça à l’hôtel, tu pourras me traiter comme une pute, tu pourras me faire ce que tu voudras. Tu me donneras de l’argent, et je serai ta pute. Tu es d’accord ? Tu comprends ?
Mmm.
M’non.
Non, pas encore.
Pas encore tout à fait.
Ah, ça oui, le gars sera très attentif, très éveillé, tout à fait avec toi, tout à fait intrigué par tes arguments, mais l’œil encore terni par un voile d’incompréhension, cherchant encore à savoir où, exactement, tu veux en venir.
—Les chaussures avec les talons de dix centimètres ?
—Douze, si tu veux.
—Avec la, comment, la guêpière, là ?
—Tout ce que tu veux.
—Et je pourrai dire, mettons, euh, « salope » ?
—Tout ce que tu veux.
—Et tu feras tout ce que je voudrai ?
—Tout ce que tu veux.
Faut admettre, ça aura l’air bien. Il restera pensif un instant, fixant le vague en se caressant la joue, essayant encore de faire s’imbriquer les pièces.
—Bon, d’accord, très bien, mais ce que je vois pas bien, quand même, c’est en quoi c’est différent d’aller aux putes ?
Courage, ma fille, courage. Courage, patience, et didactisme.
—Mais non, mais oui, voilà, exactement, c’est tout pareil qu’aller aux putes. Avec moi. C’est moi la pute. C’est moi que tu vas choisir sur Internet, c’est mon zéro-six que tu vas appeler, tu vas demander à parler à Shana, ou Kallina, ou Ruby, comme tu voudras, je m’appellerai comme tu voudras, tu me diras que tu as vu mon annonce sur Internet, que tu es intéressé par un « moment sensuel », tu vas me demander le « tarif de la prestation », tu l’accepteras sans discuter, et tu me donneras rendez-vous dans un hôtel, voilà, tout comme aller aux putes.
Il te faudra encore consacrer un peu de persévérance à expliquer que non, tu n’as pas de site web, que, certes, tu ne t’appelles pas Shana ou Kallina ou Ruby, mais que c’est important pour toi de revêtir une autre identité, que, oui, Thalita si tu préfères, pourquoi pas Thalita, très bien, Thalita, que ton zéro-six, il le connait déjà, il est déjà dans son répertoire – ah ben ça, si on lui avait dit qu’il avait le numéro d’une escort dans son répertoire, faudra qu’il raconte ça aux copains – et enfin que oui, oui, oui, il faudra vraiment te donner de l’argent, et que non, non, non, tu ne le lui rendras pas après, qu’il est crucial que tu le gardes, mais l’un dans l’autre, il deviendra de plus en plus manifeste que ces tergiversations ne seront plus que de façade : le gars était déjà pas mal émoustillé par les talons de douze et la guêpière – oui, oui, des bas gris perle sans jarretière autofixante, si tu veux – mais c’est la soudaine réalisation que ces affaires se dérouleraient à l’hôtel qui achèvera d’emporter sa pleine adhésion : le gars adore séjourner à l’hôtel, il adore ça, rapport aux minibars et aux petits-déjeuners servis au lit, il adore ça.
Il te faudra donc encore en passer par une dernière petite tractation pour préciser que non, non, non, vous ne serez pas en couple, vous ne vous connaitrez pas, et tu ne fais pas la nuit, tu ne travailles que l’après-midi, après 16 heures, avant 19 heures, c’est très important, 16 heures 19 heures, à ces heures-là, tu devrais être au turbin, ou au service des mioches sortis de l’école, alors 16 heures 19 heures, c’est ce qui te semblera le plus transgressif, et, quant à toi, il est quand même salement question de transgresser, si bien que, non, non, non, on ne gardera pas la chambre, on ne passera pas la nuit à l’hôtel, bonjour madame, salope, salope, salope, au revoir madame, et quand on se séparera, et il fera encore jour.
Il maugréera un peu pour la forme, mais quand même, là, oui, là, d’accord, c’est rentré, c’est en route, il lui reste quand même les talons, la guêpière, le ce-que-tu-voudras et le minibar, alors il a le petit cinéma déjà bien en branle, au point qu’il n’est plus trop loin de considérer que l’idée vient de lui, que c’est heureux qu’il soit là pour vous éviter la routine, et que c’est ta libido, qui en a de la chance, qu’il soit à la manœuvre.
Sans perdre plus de temps, il se jettera sur son portable et entreprendra de t’appeler. N’écoutant que ta patience, tu l’arrêteras en faisant mine de te demander si ça ne serait plus excitant si vous n’étiez pas face à face quand il appellera. Il passera dans la pièce d’à côté, rappellera. Tu prendras l’appel pour préciser que, peut-être, ce serait encore mieux s’il appelait alors que tu n’es pas à portée de voix, et que, généralement, tu ne t’y attends pas.
—Pas con, il admettra. Pas con.
Une dernière vérification de la hauteur des talons – 12 centimètres, hein, on est d’accord ? –, de la couleur des bas – gris perle, n’est-ce pas ? –, et du programme – tout ce que je voudrai, oui ? –, une gentille bise, et le voilà parti.
Force sera d’apprécier la rapidité des progrès du gars : il attendra le lendemain, en fin d’après-midi, pour te rappeler, faisant de toi la proie d’une interminable journée d’anticipation, d’attente et de projections au terme de laquelle tu seras bonne à essorer, et respectera scrupuleusement le script, demandant à parler à Thalita, indiquant avoir obtenu ton zéro-six sur ton site, disant – dispensable improvisation – espérer, vu l’heure, ne pas te déranger en plein travail – on l’entendra hurler un clin d’œil – demandant à passer avec toi un « moment sensuel », et ce que serait le « tarif de cette prestation » – on entendra aussi, hélas, les guillemets, mais, passant outre, tu lui annonceras ce tarif, et tu feindras de ne pas l’entendre réprimer une tentative de négociation réflexe, bref, tout le monde y mettra du sien, il ne discutera pas le tarif, acceptera tes conditions, et te fixera rendez-vous, le lendemain – grands dieux, encore une journée à savonner – 16 heures, chambre 17, premier étage, gauche, fond du couloir, Hôtel Des Usagers Du Rail Et Des Mariniers Réunis, celui qui est après la gare, près du port fluvial, là, en face de l’écluse, tu vois ?
Oui, oui, tu vois, et, très bien, c’est noté, rendez-vous est pris, à demain.
Demain venu, tu te rendras, à l’heure dite, au lieu dit. Passée la porte de l’hôtel, tu en traverseras le vestibule en t’efforçant d’adopter une démarche assurée malgré les talons impossibles et la crainte qu’un mouvement un peu trop vif ne donne à voir que tu n’es guère plus vêtue que de ton manteau, balayant l’interrogation muette du concierge d’un Je‑suis‑attendue définitif dont toi seule saura combien l’aplomb qu’il laissera paraître s’accordera peu avec le tumulte des émotions qui te malmèneront le système, et feignant d’ignorer, mais t’en réjouissant secrètement, l’attention rapace que te porteront les trois usagers du rail et les deux mariniers qui se trouveront installés au bar de l’hôtel. Ayant atteint l’escalier, tu monteras rapidement au premier étage, gauche, fond du couloir, chambre 17, toc-toc.
—C’est ouvert, entrez.
Cet inattendu recours au vouvoiement ne fera rien pour te tempérer le transport. Tu entreras vibrante d’excitation, et elle redoublera quand tu découvriras la chambre : elle est miteuse. Les murs sont recouverts d’un papier qui, à force de défraîchir, a fini par prendre sur lui de représenter des fleurs fanées. Les vitres de l’unique fenêtre, jamais nettoyées, ne laissent plus filtrer qu’une lumière tout juste suffisante pour réaliser qu’il doit être entre 16 et 17 heures, et que tu devrais vraiment être ailleurs. Le plafond a été blanc, est désormais ocre-cigarette. La moquette a été rugueuse, est désormais accidentée. Quant au paddock, son matelas est mou, son sommier est mou, et son édredon tente une reconversion en champignonnière. Son chevet est surmonté d’une petite peinture encadrée-dorurée représentant une biche en sous-bois bravant stoïquement une tempête de poussière. Se borner à considérer les draps douteux est faire acte pensée positive : on y a tant épanché qu’ils proposent un nuancier exhaustif des teintes du craspec, un camaïeu terminal du salingue, et tu devras prendre sur toi pour ne pas t’abîmer à imaginer qui et comment a pu produire la tâche, là, énorme, en forme de cœur, ou de foie, ça n’est pas très net, et cette autre encore, oh, la belle teinte cuivrée, et, cette autre, là, jaune-beurre-frais strié gris-taupe. Il n’y a évidemment pas de salle d’eau, mais un évier dans la chambre même. Divine surprise, il est flanqué d’un bidet. Un authentique bidet. Dans tes rêves les moins avouables, tu n’osais prétendre au bidet, or il se trouve là un bidet. La perfection est donc finalement bien de ce monde.
Jules sera là, debout, près de la fenêtre, débardeur et jean, mains dans les poches. Il se contentera de te saluer d’un hochement de tête, ou plutôt de signifier qu’il a pris acte de ta présence. Il ne semblera pas disposer à parler, encore moins à converser, et te fera grâce des « Enchanté », des « Vous allez bien ? », des « Vous n’avez pas eu trop de mal à trouver ? » et autres considérations météorologiques, et tu lui en sauras, davantage encore, gré : décidément, le gars s’appliquera à te contenter. Son lexique ne sera que de brefs mouvements de la tête, secs, indiscutables. D’un coup de menton, il t’indiquera une petite liasse de talbins sur le lit. Pas du billet de Monopoly, du bon euro, par fois cent, des coupures neuves – délicate attention : leur odeur parviendra à s’imposer sur le remugle de la chambre, et sur la vanille synthétique de ton parfum. Un autre mouvement du menton pointera la patère fixée à la porte. Tu ôteras donc ton manteau, et te présenteras à lui, conditionnée guêpière-bas-gris-perle-stiletto ainsi que convenu, te vivant plus nue que si tu l’étais complètement. Les mains toujours aux poches, il tournera autour de toi pour s’assurer de la qualité du deal, te scrutant des pieds – mesurant presque les talons – à la tête – passant outre les yeux, non pas par gêne, mais pour signifier que ce qu’il pourrait y lire ne le concerne vraiment pas – et terminant son inspection d’une légère pression sur un de tes seins – vraiment pas une caresse, mais un geste comparable à celui que ferait, de la pointe du pied, sur un pneu, l’acquéreur d’une voiture, sans raison autre que rituelle. D’un nouveau hochement de tête, il indiquera juger la livraison conforme à la commande, et d’un dernier, désignera – enfin – le bidet.
Tu en seras déjà, et depuis un bout, à lutter pour contenir un orgasme – une pute ne doit pas jouir, une pute ne doit pas jouir, une pute ne doit pas jouir, tu t’es jurée de ne pas jouir, ce sera pour plus tard, après, une fois seule – et ton installation sur l’inespéré bidet ne fera rien pour te faciliter la tâche : tu la vivras comme une montée en chair, le contact froid de sa faïence ne faisant qu’amplifier encore, par contraste, la fièvre de ton tabernacle, et il te faudra salement serrer les dents pour éviter de partir immédiatement à grosse, grosse dame. Une fois assise, stabilisée, ton self un poil rééquilibré, tu hésiteras encore à t’arroser la craquette, de peur qu’un simple effleurement ne t’affole à nouveau l’envoyeur-à-dame. Bien heureusement, la maison ne propose qu’une eau glaciale et calcaire au point de faire de toute ablution un prélude à la lapidation : dans ces conditions, la toilette te permettra au contraire de relâcher un peu la pression, de rapprocher terre, et d’apaiser du même coup la crise de priapisme tétonnier qui menaçait de causer des dommages aux bonnets de ta guêpière. Une grande inspiration, une grande expiration plus tard, un peu d’eau sur les joues, et tu pourras enfin pivoter sur toi-même, restant assise sur le bidet, mais maintenant dos au mur et face à Jules, ouvrant les jambes au vaste monde, faisant bien commun de ton intimité.
Jules, toujours debout, toujours mains aux poches, et qui ne t’aura pas quittée des yeux alors que tu lui tournais le dos, s’arrogera le crachoir.
—Ça fait quand même plaisir de voir une fille de chez nous. Je suis dans la marine marchande. Des mois que j’avais pas approché nos côtes. Des mois que je contracte avec des filles d’ailleurs. Oh, j’ai rien contre elles, hein, rien contres elles, au contraire. On peut dire que j’ai su la goûter, la beauté du monde. J’ai su l’éprouver. Mais qu’est-ce que vous voulez ? Il y a quand même la barrière de la langue. De la culture. On n’arrive pas à se faire comprendre. On n’arrive pas à expliquer ce qu’on voudrait. Et puis ces filles-là ne sont pas sophistiquées. Elles ne vont pas au devant. Elles n’anticipent pas. La plupart s’allongent, ouvrent, attendent, voilà. Avec vous, je sens que ça va être différent. Je sens qu’on va se comprendre. Je sens que vous allez me comprendre. Je sens que vous ferez – n’est-ce pas ? – tout ce que je voudrai.
Tu acquiesceras péniblement, ne tenant plus de fébrilité, t’efforçant de repousser encore une charge orgasmique.
—À la bonne heure. Je vais nous préparer.
Toujours juchée sur ton bidet, toujours moins vêtue que si tu étais nue, tu le regarderas, intriguée, récupérer un havresac dans l’armoire, et en tirer divers articles qu’il disposera méthodiquement sur une petite table, un réchaud à gaz, un couteau, des cuillères, une poêle, une plaquette de beurre.
—Ce que j’aime moi, reprendra-t-il, quand je descends à l’hôtel, c’est les petits-déjeuners au lit. J’adore ça. À mon âge, c’est un peu puéril, n’est-ce pas ? Mais j’adore ça.
Pendant qu’il terminera de disposer ses accessoires – deux tasses, deux thermos, un paquet de biscottes, un pot de confiture, le journal du jour, des œufs, et, vraisemblablement, une barquette de chipolatas – tu te seras mis en branle la machine à anticiper-ses-désirs-et-faire-ce-qu’il-voudra, et tu te verras déjà, ondoyant d’impatience sur ton bidet, prête à lui jouer une variante de la grande scène du fantasme ancillaire canonique, où Martine la soubrette apporte à Monsieur le Comte son petit-déjeuner au lit, « Monsieur le Comte a bien dormi ? », « Très bien Martine, merci, posez ça là », répond Monsieur le Comte, montrant ses cuisses, mais Martine, mal à l’aise sur ses talons de douze et troublée par la prestance matinale de Monsieur le Comte, fait un faux mouvement en déposant le plateau, la théière verse sur le côté, le thé s’écoule du plateau sur le drap, une tâche s’en forme à hauteur du bassin de Monsieur le Comte, « Oh ! Monsieur le Comte ! Quelle maladroite je fais ! », et Martine se met en devoir d’éponger la tâche, « Ça n’est rien Martine, laissez, laissez », mais non, Martine insistera, « Non, Monsieur le Comte, non, permettez, je suis confuse, quelle maladroite je fais, dites que je suis une maladroite, dites que je suis une sotte, dites que je suis une souillon », en continuant de frotter non plus la tâche, mais bien le membre tumescent de Monsieur le Comte, qui, partant, lui donnera de la « Petite sotte » tant qu’elle en voudra, « Astique, petite sotte », « Suce, petite sotte », cependant que, dans la salle d’eau attenante, Madame la Comtesse, occupée, avec l’assentiment patelin de Monsieur le Comte, à se faire tanner les muqueuses par James, le vigoureux majordome, et qui aura perçu la rumeur de l’amour voisin, proposera, à travers la cloison, « Une partie carrée, ou bien ? »
Vivant intensément la fin de ta répétition, passant encore à pas ça d’un orgasme, et décidant, pour t’aider à reprendre tes esprits, de récapituler les accessoires nécessaires, tu finiras par déplorer à voix haute de ne pas avoir pensé à amener ton tablier, ta coiffe, et ton plumeau, et regretter ne pas voir comment, dans ces circonstances, tu pourrais amener à Monsieur le Comte son petit-déjeuner au lit selon les règles de l’art.
—Monsieur le Comte ? s’étonnera Jules, qui terminait de beurrer une biscotte. Monsieur le Comte ? Non, il ne s’agit pas de ça. Thé ou café ?
—Pardon ?
—Vous prenez du thé, ou du café ?
—Du thé, avec un peu de lait, s’il vous plait, répondras-tu sans réfléchir, avant de te décider à réévaluer la situation, vraisemblablement moins canonique qu’attendu, d’un œil neuf.
Vue de cet œil neuf, la situation sera la suivante : Jules sur une chaise, occupé à tartiner des biscottes, une à une, beurre, confiture, méthodiquement, et à les disposer sur la table. Sur cette même table, un réchaud, allumé, sous une poêle, grésillante, où terminent de cuire des chipolatas et des œufs sur le plat.
Cependant que tu termineras de reconsidérer le contexte, Jules, lui, terminera de beurrer puis de tartiner la dernière biscotte, qu’il posera sur la table, à côté des autres, où elle complètera un carré de quatre rangées de quatre, parfaitement alignées. Puis il se lèvera, ouvrira une thermos, et servira deux tasses de thé qu’il ira déposer chacune sur une table de chevet. D’un coup de menton, il t’indiquera que le thé est servi, mais tu comprendras bien qu’il n’est pas question de le boire, et que, généralement, il n’est pas réellement question de prendre d’initiative. Il prendra ensuite les tartines sur la table et ira les émietter, une à une, sur le lit, à peu près à la hauteur où se trouveraient vos bassins si on cherchait encore à envisager une utilisation tant soit peu rationnelle du mobilier. Il éteindra ensuite le réchaud, amènera la poêle près du lit, et disposera sur le matelas, à l’aide d’une pince, les chipos, quatre de chaque côté du lit, verticalement, en partant du chevet. S’aidant cette fois d’une spatule, il déposera délicatement les œufs sur l’édredon, à peu près en son centre, en prenant soin de ne pas percer les jaunes, et ira reposer la poêle sur la table. Il terminera en déposant le journal sur l’édredon, à droite des œufs, et une tranche de pain de mie sur un chevet.
Il se tournera ensuite vers toi, et se mettra en devoir de t’expliquer ce qu’il attend de toi.
—C’est très simple. Il y aura trois tableaux, très simples, rien d’exotique, rien d’acrobatique, vous verrez. Dans le premier tableau, vous serez allongée sur le dos, un peu en retrait de l’édredon, la tête sur le matelas de façon à ne pas être en contact avec les œufs, les reins et les fesses sur le tapis de biscottes, les jambes ouvertes. Un simple missionnaire sur biscottes, si vous voulez. Avant de vous pénétrer, je vous demanderai si, « Bonjour ma chérie, tu as bien dormi ? » – vous voudrez bien excuser ce recours au tutoiement, c’est important – et vous devrez me répondre que, « Oui, mais tu devrais quand même faire quelque chose pour ce problème ronflement ». J’écarterai le soupçon de reproche d’un geste agacé, vous pénètrerai, puis irai et viendrai pendant quelques minutes, en silence. Vous voudrez bien, en réponse, vous efforcer d’appuyer aussi pesamment que possible des reins et des fesses, en d’amples mouvements circulaires, le tapis de biscottes. Vous comprenez, les biscottes émiettées par les coups de reins répétés symbolisent l’unité de la cellule familiale réduite en miettes par l’usure du quotidien, le mépris né de la familiarité, la routine chaque jour répétée, et il est important que tout soit bien-bien émietté à la fin du tableau, sans quoi ça n’ira pas. De fait, vu l’état du matelas, j’ai pris sur moi de les pré-émietter un peu, sans quoi ça risquerait de ne pas aller. Et vous serez gentille de ne pas feindre de signes de plaisir. On ne peut pas éprouver de plaisir en ayant autant de miettes dans le dos, ce ne serait pas crédible. Et puis ça n’est pas le propos.
—Pendant tout ce premier tableau, je vous considèrerai aussi peu que possible, et feindrai de lire le journal, posé là, un peu en surplomb à droite de votre tête. Quand j’estimerai qu’on aura assez meulé les biscottes, je m’exclamerai que, « Ah ben tiens, ça m’aurait étonné, ça, ils vont encore augmenter les taxes ! », et vous me répondrez que, « Mais c’est le drame de l’assistanat et de l’état-maman, mon ami, tant qu’on aura des gauchistes au pouvoir, les honnêtes gens paieront pour les feignants, voilà tout. », ce qui m’indiquera que vous avez compris qu’on change de tableau.
—Le deuxième tableau est une levrette, nous serons donc à genoux, vos fesses bien tendues vers mon bassin, en ne vous tenant pas sur les mains, mais en allongeant au contraire le dos et les bras vers l’avant, le plus loin possible en avant, jusqu’à toucher le chevet, et en prenant soin, cette fois, de bien poser le visage sur les œufs. N’ayez crainte, ils seront déjà froids, et ne sont évidemment pas assaisonnés, ni sel, ni poivre, pas de risque d’irritation, c’est juste de l’albumine et du jaune d’œuf, j’ai idée que c’est même plutôt bon pour le teint. Quant à moi, je me contenterai donc de vous tringler en levrette, toujours vigoureusement, mais avec un tonus renouvelé et aimant, avec une énergie qui n’est plus de désespoir, mais de retour à la vie : les œufs symbolisent bien entendu le grand cycle de la vie, et vous m’indiquez, en y appuyant le visage et en tendant les bras vers l’avant, loin, loin, toujours plus loin vers le grand chevet de l’Eros, que vous êtes prête à repartir, à recommencer d’un bon pied, que vous décidez d’embrasser résolument la vie, qu’elles sont oubliées, les biscottes, oubliées, les miettes, oubliés, les ronflements, oublié, le perpétuel aujourd’hui, demain, me voilà ! C’est le retour du printemps, en somme – vous pouvez voir les œufs comme étant de Pâques, si ça vous facilite la gamberge, et moi comme Jésus se relevant du tombeau, et vous comme Marie-Madeleine, mais une Marie-Madeleine dont je ne repousse pas le contact, parce que c’est elle qui m’entraîne dans son élan de vie, et c’est à son bassin que je m’accroche comme une demoiselle à la ceinture de son motard de copain qui met les gaz en pétaradant, et je vous prie de croire qu’alors on s’en met une bonne tranche pour fêter ça, et tiens, prends ça, et ça, et ça encore, « Ah ! Mais c’est qu’elle aime ça, la Madeleine, hein, cochonne, ah, mais ça, si on m’avait dit, que madame Jésus était une telle goulue, je ne l’aurais pas cru, je ne l’aurais pas cru ! », et je ne sais pas quoi encore, en général j’improvise un peu, c’est parfois un peu cru, mais jamais violent, jamais vulgaire, toujours vivant. À la toute fin du tableau, je vous collerai une petite tape sur la fesse droite, vous me tendrez la gauche pour m’indiquer que vous avez compris qu’on change de tableau et que vous me pardonnez, et je lui collerai une autre petite tape pour confirmer.
—Le troisième tableau est beaucoup plus court : vous vous remettrez sur le dos – on balaiera rapidement les miettes de biscottes à l’entracte, hein, elles n’auront plus lieu d’être, on sera alors dans la vie, plus du tout dans la biscotte – vous prendrez cette tranche de pain de mie, là, sur le chevet, vous vous la poserez sur le nombril, et j’éjaculerai dessus, en m’efforçant de ne pas en mettre à côté, parce que, merde, quoi, on a beau faire la putain et chercher absolument la souillure, on peut aussi aspirer à faire une pause fraîcheur de temps à autres. Pas plus compliqué. Et, franchement, n’allez pas chercher de symbole : y a un moment, faut que je débonde, voilà tout, et, alors, oui, bien entendu, je pourrais faire ça dans un mouchoir, mais je me suis dit que du pain de mie, c’était quand même un peu plus raccord avec la thématique du petit-déjeuner, et si je vous mets le pain de mie sur le nombril, franchement, c’est pas tellement pour faire de vous, en occultant votre nombril, un genre d’Eve actualisée, c’est plutôt parce que je trouve ça rigolo. Pas plus compliqué. Pas chercher midi à quatorze heures non plus, hein, on a déjà bien creusé le symbolique, on va pas passer la nuit là-dessus. D’autant que vous êtes d’après-midi.
—Tout ça vous semble-t-il clair ? Vous avez des questions ? Vous voulez qu’on fasse une petite répétition ?
Une question, oui, juste une, question. Pas du tout que la réponse t’importera, mais tu seras alors tellement abasourdie, déroutée, perdue, que tu prendras la première échappatoire qui se présentera à toi :
—Et les chipos ?
—C’est pour la déco. Cela dit, si vous avez un creux après, on pourra toujours les réchauffer. Autre chose, ou on s’y colle ?
Autre chose ?
Autre chose ?
Non mais des fois, autre chose ?
Ah, ça oui, putain, autre chose : prise d’un sursaut d’énergie, tu essayeras de te secouer de l’abattement dans lequel l’exposé de cette invraisemblable saynète t’aura plongée, de reprendre la main et de renvoyer fermement Dudule à ses obligations michetonnières :
—Mon petit bonhomme, tu vas arrêter de me saloper mon fantasme avec tes enfantillages hôteliers, tu vas me remballer tout ton petit bordel à pique-nique, tu vas me remettre des draps proprement sales sur ce lit, je vais me resaper, sortir, aller m’efforcer de rectifier mon maquillage et ma moiteur, refaire mon entrée, tu vas à nouveau me vouvoyer, m’ignorer, me mépriser tout bien ostensiblement comme tout à l’heure, me refiler mes biftons, je vais me désaper, tu vas me regarder encore comme un objet sexuel, une incarnation de tes désirs, un truc à consommer, j’irai refaire mes ablutions sur ce délicieux bidet, et m’abandonner sur ce pieu salingue sur lequel on voudra bien ne trouver qu’un édredon dégueulasse, des draps repoussants, et une pute à laquelle tu voudras bien t’efforcer de transférer symboliquement ton phallus par le truchement de sa détumescence provoquée par les services que tu lui auras payés, et on se quittera bons étrangers, après quoi j’irai vomir, jouir, ou jouer avec mon phallus symbolique dans mon coin, j’aviserai. Des questions ? Tu veux qu’on répète ?
Mais non, non plus.
Il veut pas qu’on répète, et il n’entend même pas se laisser faire. Il n’aura pas pu dissimuler complètement l’effroi que lui aura causé cette inédite confrontation à ta sainte colère, mais malgré ça, et malgré d’étonnantes prédispositions à la couardise, il trouvera encore le cran de s’accrocher à son viatique – tout-ce-que-tu-voudras – pour persister dans ses errements. Alors il jouera le tout pour le tout, et s’enquillera dans le colérique en beuglant.
—Non mais des fois ? Qu’est-ce qui lui prend, à la greluche ? Ça promet des ce-que-tu-voudras, et ça crie au loup quand on lui offre une tartine ? T’es pas des fois sujette aux humeurs ? Aux dépressions saisonnières ? Aux carences en lithium ? Quand je pense, non mais quand je pense que j’ai poussé la délicatesse jusqu’à faire le tour des hôtels de la région pour dénicher le seul dont les chambres sont encore équipées de bidets, et qui est aussi le seul sans minibars, hein, je te prie de noter, quand je pense que j’ai gentiment opté pour un breakfast traditionnel, quasi continental, qu’est quand même plus aimable à la novice, hein, alors que moi, ce qu’il me faut, le matin, c’est du roboratif, du consistant, du viandeux, non mais, je te jure, c’est des coups à se mettre la prévenance en deuil, tiens. Et moi qui dégoisais sur les filles d’ailleurs, pauvre de moi, comme je regrette, comme j’ai honte. Mais les filles d’ailleurs, malheureuse, les filles d’ailleurs, elles m’ont vendu plus de joie que tu ne pourras jamais m’en offrir, tiens. Tu crois vraiment, non mais tu crois vraiment qu’il reste des barrières culturelles qui ne banderont pas pour un bifton ? Mais je disais ça pour te mettre à l’aise, moi, ma pauvre fille. Qu’est-ce que tu crois, on paye, on obtient, et voilà tout. Tiens, tiens, prends la petite Trésor – ah, voilà une belle gosse, voilà une gentille gosse – qui turbine à la Maison Pour La Tempérance Et La Bonne Entente Entre Les Peuples de Maman Céleste, à Bangui-la-Coquette, là, à l’angle de l’avenue Mobutu et de la rue de Navarre, eh ben, deux-trois talbins, un petit cadeau par là-dessus, rien, une petite attention, un peu de verroterie, et je te prie de croire qu’elle ne faisait pas tant d’histoires pour s’allonger sur son lit de haricots blancs sauce tomate, pour se carrer son œuf coque dans le cloaque, et pour me laisser y tremper ma mouillette, hein, et de bonne humeur, encore, active, enjouée, réclamant son supplément beurre et sa giclée d’albumine. Alors ? Hein ? J’ai pas fait des efforts ? J’y ai pas mis du mien ? J’ai pas tempéré mes attentes ? Et toi, non, rien, pas un geste, pas un effort ? Madame fera tout ce qu’on voudra, madame veut qu’on la souille, madame veut qu’on la déprécie, mais madame chipote au jaune d’œuf ? Et tu crois vraiment qu’on va en rester là ? Non-non-non, ma fille, ça ne va pas se passer comme ça. Je vais chercher monsieur Alban. »
Et il sortira en claquant la porte.
Tu resteras pétrifiée de stupeur sur ton bidet, fixant sans le voir le lit couvert de biscottes émiettées, d’œufs sur le plat, et de chipos pour la déco, à récapituler les événements pour essayer de comprendre comment, exactement, tu t’étais retrouvée dans cette situation, et à quel moment de ton exposé sur tes attentes de l’acte de prostitution tu avais entr’ouvert la porte dans laquelle le fétichiste du petit-déjeuner avait passé son pied pour mieux la défoncer ensuite, anéantissant au passage l’intégralité de ta libido.
Pas trois minutes plus tard, Jules reviendra dans la chambre comme une furie, claquant à nouveau la porte derrière lui. Il aura trouvé le temps, entre son départ précipité et son brusque retour, de changer de vêtements, et reviendra portant un costume en lin blanc sur une chemise de satin prune, cravate rayée turquoise-chocolat, chaussures bicolores blanc-marron, chaussettes noires motif Snoopy, chevalière monogrammée M.A., gourmette gravée « Monsieur Alban », moustache bord-de-lèvre dessinée au crayon, cure-dents, lunettes noires, et il se remettra à beugler.
—Qu’est-ce que j’apprends ? Non mais qu’est-ce qu’on me rapporte ? Le premier client depuis des mois, et tu trouves le moyen de me le contrarier ? T’es tournée zinzine ? Tu te rends compte ? Non mais tu te rends compte ? Tu te rends compte de la situation ? La crise d’un côté, la mondialisation de l’autre, et madame Thalita bégueule un continental ? Avec toute la misère du monde qui nous débarque dans la zone d’activité, le cours du brunch anal qui s’effondre, le pancake au sirop doré qui trouve plus preneur, et tu rechignes à la biscotte ? Non mais tu veux qu’on ferme, c’est ça ? Tu sabotes ? Tu cherches à saper ? T’as des parts chez la concurrence ? Ou si des fois t’es prise d’un spleen de la mandale ? D’une nostalgie de la beigne ? Qu’est-ce qui te prend, non mais qu’est-ce qui te prend, dis-moi ?, qu’il terminera, en hurlant.
Et c’en sera trop pour tes nerfs. Trop d’émotions en si peu de temps : tu éclateras en sanglots.
Excédé lui aussi, monsieur Alban se mettra à tourner rageusement en rond dans la carrée, pestant dans ses dents, « Et voilà, c’est toujours pareil, avec les gisquettes », gémonivouant, maugréant, puis il finira par s’apaiser, par regretter son éclat, par s’émouvoir de ton gros chagrin, et il viendra te libérer de ton bidet, t’invitant à te relever en te prenant délicatement par le bras, et t’emmenant t’asseoir sur le lit, où il aura vivement ménagé un espace sans biscottes, sans œufs, sans chipos.
—Allons-allons, ma petite fille, ça n’est rien, ça n’est rien. Sèche donc, apaise donc. Je me suis un peu emporté, pardonne-moi, mais tu me connais, je t’ai à la bonne, tu n’as rien à craindre. C’est que j’ai peur pour ton avenir, moi. Le marché du whore & breakfast est devenu impitoyable, et je vois que tu ne t’y adaptes pas, alors ça m’inquiète, voilà tout. Tu sais quoi ? Je pense que tu devrais penser à une reconversion. Qu’est-ce que tu dirais de passer à l’encadrement ? On pourrait s’ouvrir un petit clandé pépère, en loucedé, pour habitués uniquement, sur recommandation, le genre traditionnel, pain frais, beurre de baratte, miel artisanal, jus de fruits, viennoiseries sur commande, et c’est tout. Le truc honnête. La bonne maison. Tiens, justement, j’en causais avec monsieur Ferdinand, le concierge d’ici, et il me disait que dans sa partie non plus, ça va pas fort, les gens ne prennent plus guère le train, et je te parle pas péniche, alors s’il atteint les 20% de taux d’occupation sur l’année, c’est déjà miraculeux, pas compliqué, bon an mal an, il lui reste toujours chaque jour une demi-douzaine de chambres libres, alors on se disait comme ça, tiens, ça sent le gagnant-gagnant, ou des fois ? On s’installe un petit business parallèle ici, à la coule, 3 ou 4 filles en free-lance, pas de contrat de travail ou quoi, monsieur Ferdinand à l’accueil, aux relations publiques, et à la cuisine, moi à l’administration, à la sécurité, et à la prospection, et toi à l’intendance et à la gestion des petits problèmes quotidiens des filles. Hein ? Qu’est-ce que tu en dis ? Un petit turbin pépère en attendant la fin de la mondialisation ? Qu’est-ce que tu en dis ?
Séverine, ma fille, ce que tu en dis, moi, j’en sais rien, je te laisse voir avec ton histoire, mais vraiment, vraiment, j’insiste : si tu veux y aller, prends bien le temps de tout bien expliquer à ton copain, et de bien cadrer serré vos petites affaires. Sans quoi tu pourrais aussi bien te retrouver à faire carrière à l’Hôtel Des Usagers Du Rail Et Des Mariniers Réunis, à faire des cafés, à essuyer des verres, et à te démener pour que Shana ne passe pas ses journées à se foutre sur la gueule avec Évanescente.
Et, franchement ?
Que ce soit sur le pécuniaire, sur la prise du pouvoir viril, ou sur la réalisation de ton indépendance pulsionnelle vis-à-vis de l’autre, j’ai idée qu’on pourrait trouver à parfaire.
Normal 0 21 MicrosoftInternetExplorer4Une question de Séverine, 19 ans : « Je voudrais que mon copain me paye pour me baiser. Ça craint ou pas ? »
Je ne peux hélas pas répondre catégoriquement à ta question, la réponse dépendant surtout de ton histoire personnelle, si bien qu’un travail d’analyse de ce que à quoi tu aspires exactement dans la réalisation de ce fantasme serait nécessaire pour ce faire. Ce type de fantasme de prostitution – non pas le recours aux services d’un/e prostitué/e, mais le fait de se prostituer soi-même – est assez fréquent pour les femmes, mais sa réalisation est plus rare. Je ne parle ici que de la réalisation d’un fantasme, et non pas de prostitution subie par contrainte économique, ou exercée par la violence – si toutefois cette distinction est pertinente. Les motivations sont alors diverses. Dans l’acte de prostitution, l’échange d’argent peut avoir plusieurs finalités. Il peut servir à concrétiser une séparation entre toi et ton « partenaire », entre toi et l’autre, plus généralement entre le besoin de satisfaire tes pulsions sexuelles et l’amour que tu pourrais ressentir pour cet autre. Il peut ainsi permettre, réalisant cette séparation, de ne pas vivre ta sexualité comme une dépendance à l’autre, et se révéler désinhibiteur, permettre les transgressions. Pour les femmes se prostituant à des hommes, l’échange d’argent peut aussi représenter une prise de pouvoir, une prise du « pouvoir viril », d’abord en leur permettant d’adopter les comportements traditionnellement accaparés par les hommes – aborder l’autre, suggérer la sexualité, faire des propositions sexuelles directes, et notamment, en ce qui concerne les prostituées, par le biais du registre du langage, ou de la tenue vestimentaire – ensuite, en transférant symboliquement le phallus du client à la prostituée, le passage de l’état tumescent à l’état flaccide symbolisant ce transfert. Il peut aussi, pour certaines, représenter dépréciation de soi, une souillure, une punition de son corps.
Il conviendrait donc de t’interroger plus avant de concrétiser ce fantasme. En tout état de cause, si tu choisis de le vivre, je ne peux que te conseiller de t’en ouvrir à ton copain en choisissant soigneusement tes arguments, en lui expliquant exactement ce que tu recherches, de façon à t’assurer qu’il comprendra exactement ce que tu attends de lui, qu’il ne risquera pas d’en prendre peur, et ne cherchera pas non plus à en tirer profit à tes dépens. Il faudra que tu lui expliques exactement le rôle de l’argent dans ce jeu, son rôle séparateur. Tu devras insister sur ce que tu ne cherches pas à te séparer de lui, mais à séparer la satisfaction de tes pulsions sexuelles de l’amour que tu éprouves pour lui. Pour augmenter tes chances de le voir adhérer à ce projet, tu pourras lui présenter ce qu’il aura de profitable pour lui aussi : vous ne serez plus dans un rapport de séduction, et, dans une certaine mesure, il n’aura plus à se soucier de ton plaisir, tu t’en chargeras pour toi-même. Lui faire comprendre aussi que tu prendras les devants, que tu suggèreras l’acte sexuel, et que tu pourras appuyer tes propositions par le registre de ton discours, ou par ton apparence. Lui faire valoir aussi que cette séparation pourrait vous permettre à chacun de chercher d’autres partenaires sexuels, « d’aller voir ailleurs », sans que cela ne risque d’affecter votre amour.
Tu comprends ?
Non, il ne comprendra pas encore. Pas encore bien. Son attention aura certes été aiguillonnée, notamment par cette histoire d’autres partenaires, et de ton plaisir dont il n’aurait plus à se soucier, mais en revanche, quant à l’argent, quelque chose lui échappera encore : si c’est pour faire ça, autant aller aux putes, ou bien ?
Mieux vaudra t’efforcer de masquer ta consternation, et de feindre l’enthousiasme devant la perspicacité du gars.
—Oui, voilà, c’est ça, aller aux putes, c’est exactement ça. Et ce sera moi la pute. Je serai ta pute. Je m’habillerai comme une pute, je porterai la lingerie que tu voudras que je porte, les chaussures que tu voudras que je porte, on ira faire ça à l’hôtel, tu pourras me traiter comme une pute, tu pourras me faire ce que tu voudras. Tu me donneras de l’argent, et je serai ta pute. Tu es d’accord ? Tu comprends ?
Mmm.
M’non.
Non, pas encore.
Pas encore tout à fait.
Ah, ça oui, le gars sera très attentif, très éveillé, tout à fait avec toi, tout à fait intrigué par tes arguments, mais l’œil encore terni par un voile d’incompréhension, cherchant encore à savoir où, exactement, tu veux en venir.
—Les chaussures avec les talons de dix centimètres ?
—Douze, si tu veux.
—Avec la, comment, la guêpière, là ?
—Tout ce que tu veux.
—Et je pourrai dire, mettons, euh, « salope » ?
—Tout ce que tu veux.
—Et tu feras tout ce que je voudrai ?
—Tout ce que tu veux.
Faut admettre, ça aura l’air bien. Il restera pensif un instant, fixant le vague en se caressant la joue, essayant encore de faire s’imbriquer les pièces.
—Bon, d’accord, très bien, mais ce que je vois pas bien, quand même, c’est en quoi c’est différent d’aller aux putes ?
Courage, ma fille, courage. Courage, patience, et didactisme.
—Mais non, mais oui, voilà, exactement, c’est tout pareil qu’aller aux putes. Avec moi. C’est moi la pute. C’est moi que tu vas choisir sur Internet, c’est mon zéro-six que tu vas appeler, tu vas demander à parler à Shana, ou Kallina, ou Ruby, comme tu voudras, je m’appellerai comme tu voudras, tu me diras que tu as vu mon annonce sur Internet, que tu es intéressé par un « moment sensuel », tu vas me demander le « tarif de la prestation », tu l’accepteras sans discuter, et tu me donneras rendez-vous dans un hôtel, voilà, tout comme aller aux putes.
Il te faudra encore consacrer un peu de persévérance à expliquer que non, tu n’as pas de site web, que, certes, tu ne t’appelles pas Shana ou Kallina ou Ruby, mais que c’est important pour toi de revêtir une autre identité, que, oui, Thalita si tu préfères, pourquoi pas Thalita, très bien, Thalita, que ton zéro-six, il le connait déjà, il est déjà dans son répertoire – ah ben ça, si on lui avait dit qu’il avait le numéro d’une escort dans son répertoire, faudra qu’il raconte ça aux copains – et enfin que oui, oui, oui, il faudra vraiment te donner de l’argent, et que non, non, non, tu ne le lui rendras pas après, qu’il est crucial que tu le gardes, mais l’un dans l’autre, il deviendra de plus en plus manifeste que ces tergiversations ne seront plus que de façade : le gars était déjà pas mal émoustillé par les talons de douze et la guêpière – oui, oui, des bas gris perle sans jarretière autofixante, si tu veux – mais c’est la soudaine réalisation que ces affaires se dérouleraient à l’hôtel qui achèvera d’emporter sa pleine adhésion : le gars adore séjourner à l’hôtel, il adore ça, rapport aux minibars et aux petits-déjeuners servis au lit, il adore ça.
Il te faudra donc encore en passer par une dernière petite tractation pour préciser que non, non, non, vous ne serez pas en couple, vous ne vous connaitrez pas, et tu ne fais pas la nuit, tu ne travailles que l’après-midi, après 16 heures, avant 19 heures, c’est très important, 16 heures 19 heures, à ces heures-là, tu devrais être au turbin, ou au service des mioches sortis de l’école, alors 16 heures 19 heures, c’est ce qui te semblera le plus transgressif, et, quant à toi, il est quand même salement question de transgresser, si bien que, non, non, non, on ne gardera pas la chambre, on ne passera pas la nuit à l’hôtel, bonjour madame, salope, salope, salope, au revoir madame, et quand on se séparera, et il fera encore jour.
Il maugréera un peu pour la forme, mais quand même, là, oui, là, d’accord, c’est rentré, c’est en route, il lui reste quand même les talons, la guêpière, le ce-que-tu-voudras et le minibar, alors il a le petit cinéma déjà bien en branle, au point qu’il n’est plus trop loin de considérer que l’idée vient de lui, que c’est heureux qu’il soit là pour vous éviter la routine, et que c’est ta libido, qui en a de la chance, qu’il soit à la manœuvre.
Sans perdre plus de temps, il se jettera sur son portable et entreprendra de t’appeler. N’écoutant que ta patience, tu l’arrêteras en faisant mine de te demander si ça ne serait plus excitant si vous n’étiez pas face à face quand il appellera. Il passera dans la pièce d’à côté, rappellera. Tu prendras l’appel pour préciser que, peut-être, ce serait encore mieux s’il appelait alors que tu n’es pas à portée de voix, et que, généralement, tu ne t’y attends pas.
—Pas con, il admettra. Pas con.
Une dernière vérification de la hauteur des talons – 12 centimètres, hein, on est d’accord ? –, de la couleur des bas – gris perle, n’est-ce pas ? –, et du programme – tout ce que je voudrai, oui ? –, une gentille bise, et le voilà parti.
Force sera d’apprécier la rapidité des progrès du gars : il attendra le lendemain, en fin d’après-midi, pour te rappeler, faisant de toi la proie d’une interminable journée d’anticipation, d’attente et de projections au terme de laquelle tu seras bonne à essorer, et respectera scrupuleusement le script, demandant à parler à Thalita, indiquant avoir obtenu ton zéro-six sur ton site, disant – dispensable improvisation – espérer, vu l’heure, ne pas te déranger en plein travail – on l’entendra hurler un clin d’œil – demandant à passer avec toi un « moment sensuel », et ce que serait le « tarif de cette prestation » – on entendra aussi, hélas, les guillemets, mais, passant outre, tu lui annonceras ce tarif, et tu feindras de ne pas l’entendre réprimer une tentative de négociation réflexe, bref, tout le monde y mettra du sien, il ne discutera pas le tarif, acceptera tes conditions, et te fixera rendez-vous, le lendemain – grands dieux, encore une journée à savonner – 16 heures, chambre 17, premier étage, gauche, fond du couloir, Hôtel Des Usagers Du Rail Et Des Mariniers Réunis, celui qui est après la gare, près du port fluvial, là, en face de l’écluse, tu vois ?
Oui, oui, tu vois, et, très bien, c’est noté, rendez-vous est pris, à demain.
Demain venu, tu te rendras, à l’heure dite, au lieu dit. Passée la porte de l’hôtel, tu en traverseras le vestibule en t’efforçant d’adopter une démarche assurée malgré les talons impossibles et la crainte qu’un mouvement un peu trop vif ne donne à voir que tu n’es guère plus vêtue que de ton manteau, balayant l’interrogation muette du concierge d’un Je‑suis‑attendue définitif dont toi seule saura combien l’aplomb qu’il laissera paraître s’accordera peu avec le tumulte des émotions qui te malmèneront le système, et feignant d’ignorer, mais t’en réjouissant secrètement, l’attention rapace que te porteront les trois usagers du rail et les deux mariniers qui se trouveront installés au bar de l’hôtel. Ayant atteint l’escalier, tu monteras rapidement au premier étage, gauche, fond du couloir, chambre 17, toc-toc.
—C’est ouvert, entrez.
Cet inattendu recours au vouvoiement ne fera rien pour te tempérer le transport. Tu entreras vibrante d’excitation, et elle redoublera quand tu découvriras la chambre : elle est miteuse. Les murs sont recouverts d’un papier qui, à force de défraîchir, a fini par prendre sur lui de représenter des fleurs fanées. Les vitres de l’unique fenêtre, jamais nettoyées, ne laissent plus filtrer qu’une lumière tout juste suffisante pour réaliser qu’il doit être entre 16 et 17 heures, et que tu devrais vraiment être ailleurs. Le plafond a été blanc, est désormais ocre-cigarette. La moquette a été rugueuse, est désormais accidentée. Quant au paddock, son matelas est mou, son sommier est mou, et son édredon tente une reconversion en champignonnière. Son chevet est surmonté d’une petite peinture encadrée-dorurée représentant une biche en sous-bois bravant stoïquement une tempête de poussière. Se borner à considérer les draps douteux est faire acte pensée positive : on y a tant épanché qu’ils proposent un nuancier exhaustif des teintes du craspec, un camaïeu terminal du salingue, et tu devras prendre sur toi pour ne pas t’abîmer à imaginer qui et comment a pu produire la tâche, là, énorme, en forme de cœur, ou de foie, ça n’est pas très net, et cette autre encore, oh, la belle teinte cuivrée, et, cette autre, là, jaune-beurre-frais strié gris-taupe. Il n’y a évidemment pas de salle d’eau, mais un évier dans la chambre même. Divine surprise, il est flanqué d’un bidet. Un authentique bidet. Dans tes rêves les moins avouables, tu n’osais prétendre au bidet, or il se trouve là un bidet. La perfection est donc finalement bien de ce monde.
Jules sera là, debout, près de la fenêtre, débardeur et jean, mains dans les poches. Il se contentera de te saluer d’un hochement de tête, ou plutôt de signifier qu’il a pris acte de ta présence. Il ne semblera pas disposer à parler, encore moins à converser, et te fera grâce des « Enchanté », des « Vous allez bien ? », des « Vous n’avez pas eu trop de mal à trouver ? » et autres considérations météorologiques, et tu lui en sauras, davantage encore, gré : décidément, le gars s’appliquera à te contenter. Son lexique ne sera que de brefs mouvements de la tête, secs, indiscutables. D’un coup de menton, il t’indiquera une petite liasse de talbins sur le lit. Pas du billet de Monopoly, du bon euro, par fois cent, des coupures neuves – délicate attention : leur odeur parviendra à s’imposer sur le remugle de la chambre, et sur la vanille synthétique de ton parfum. Un autre mouvement du menton pointera la patère fixée à la porte. Tu ôteras donc ton manteau, et te présenteras à lui, conditionnée guêpière-bas-gris-perle-stiletto ainsi que convenu, te vivant plus nue que si tu l’étais complètement. Les mains toujours aux poches, il tournera autour de toi pour s’assurer de la qualité du deal, te scrutant des pieds – mesurant presque les talons – à la tête – passant outre les yeux, non pas par gêne, mais pour signifier que ce qu’il pourrait y lire ne le concerne vraiment pas – et terminant son inspection d’une légère pression sur un de tes seins – vraiment pas une caresse, mais un geste comparable à celui que ferait, de la pointe du pied, sur un pneu, l’acquéreur d’une voiture, sans raison autre que rituelle. D’un nouveau hochement de tête, il indiquera juger la livraison conforme à la commande, et d’un dernier, désignera – enfin – le bidet.
Tu en seras déjà, et depuis un bout, à lutter pour contenir un orgasme – une pute ne doit pas jouir, une pute ne doit pas jouir, une pute ne doit pas jouir, tu t’es jurée de ne pas jouir, ce sera pour plus tard, après, une fois seule – et ton installation sur l’inespéré bidet ne fera rien pour te faciliter la tâche : tu la vivras comme une montée en chair, le contact froid de sa faïence ne faisant qu’amplifier encore, par contraste, la fièvre de ton tabernacle, et il te faudra salement serrer les dents pour éviter de partir immédiatement à grosse, grosse dame. Une fois assise, stabilisée, ton self un poil rééquilibré, tu hésiteras encore à t’arroser la craquette, de peur qu’un simple effleurement ne t’affole à nouveau l’envoyeur-à-dame. Bien heureusement, la maison ne propose qu’une eau glaciale et calcaire au point de faire de toute ablution un prélude à la lapidation : dans ces conditions, la toilette te permettra au contraire de relâcher un peu la pression, de rapprocher terre, et d’apaiser du même coup la crise de priapisme tétonnier qui menaçait de causer des dommages aux bonnets de ta guêpière. Une grande inspiration, une grande expiration plus tard, un peu d’eau sur les joues, et tu pourras enfin pivoter sur toi-même, restant assise sur le bidet, mais maintenant dos au mur et face à Jules, ouvrant les jambes au vaste monde, faisant bien commun de ton intimité.
Jules, toujours debout, toujours mains aux poches, et qui ne t’aura pas quittée des yeux alors que tu lui tournais le dos, s’arrogera le crachoir.
—Ça fait quand même plaisir de voir une fille de chez nous. Je suis dans la marine marchande. Des mois que j’avais pas approché nos côtes. Des mois que je contracte avec des filles d’ailleurs. Oh, j’ai rien contre elles, hein, rien contres elles, au contraire. On peut dire que j’ai su la goûter, la beauté du monde. J’ai su l’éprouver. Mais qu’est-ce que vous voulez ? Il y a quand même la barrière de la langue. De la culture. On n’arrive pas à se faire comprendre. On n’arrive pas à expliquer ce qu’on voudrait. Et puis ces filles-là ne sont pas sophistiquées. Elles ne vont pas au devant. Elles n’anticipent pas. La plupart s’allongent, ouvrent, attendent, voilà. Avec vous, je sens que ça va être différent. Je sens qu’on va se comprendre. Je sens que vous allez me comprendre. Je sens que vous ferez – n’est-ce pas ? – tout ce que je voudrai.
Tu acquiesceras péniblement, ne tenant plus de fébrilité, t’efforçant de repousser encore une charge orgasmique.
—À la bonne heure. Je vais nous préparer.
Toujours juchée sur ton bidet, toujours moins vêtue que si tu étais nue, tu le regarderas, intriguée, récupérer un havresac dans l’armoire, et en tirer divers articles qu’il disposera méthodiquement sur une petite table, un réchaud à gaz, un couteau, des cuillères, une poêle, une plaquette de beurre.
—Ce que j’aime moi, reprendra-t-il, quand je descends à l’hôtel, c’est les petits-déjeuners au lit. J’adore ça. À mon âge, c’est un peu puéril, n’est-ce pas ? Mais j’adore ça.
Pendant qu’il terminera de disposer ses accessoires – deux tasses, deux thermos, un paquet de biscottes, un pot de confiture, le journal du jour, des œufs, et, vraisemblablement, une barquette de chipolatas – tu te seras mis en branle la machine à anticiper-ses-désirs-et-faire-ce-qu’il-voudra, et tu te verras déjà, ondoyant d’impatience sur ton bidet, prête à lui jouer une variante de la grande scène du fantasme ancillaire canonique, où Martine la soubrette apporte à Monsieur le Comte son petit-déjeuner au lit, « Monsieur le Comte a bien dormi ? », « Très bien Martine, merci, posez ça là », répond Monsieur le Comte, montrant ses cuisses, mais Martine, mal à l’aise sur ses talons de douze et troublée par la prestance matinale de Monsieur le Comte, fait un faux mouvement en déposant le plateau, la théière verse sur le côté, le thé s’écoule du plateau sur le drap, une tâche s’en forme à hauteur du bassin de Monsieur le Comte, « Oh ! Monsieur le Comte ! Quelle maladroite je fais ! », et Martine se met en devoir d’éponger la tâche, « Ça n’est rien Martine, laissez, laissez », mais non, Martine insistera, « Non, Monsieur le Comte, non, permettez, je suis confuse, quelle maladroite je fais, dites que je suis une maladroite, dites que je suis une sotte, dites que je suis une souillon », en continuant de frotter non plus la tâche, mais bien le membre tumescent de Monsieur le Comte, qui, partant, lui donnera de la « Petite sotte » tant qu’elle en voudra, « Astique, petite sotte », « Suce, petite sotte », cependant que, dans la salle d’eau attenante, Madame la Comtesse, occupée, avec l’assentiment patelin de Monsieur le Comte, à se faire tanner les muqueuses par James, le vigoureux majordome, et qui aura perçu la rumeur de l’amour voisin, proposera, à travers la cloison, « Une partie carrée, ou bien ? »
Vivant intensément la fin de ta répétition, passant encore à pas ça d’un orgasme, et décidant, pour t’aider à reprendre tes esprits, de récapituler les accessoires nécessaires, tu finiras par déplorer à voix haute de ne pas avoir pensé à amener ton tablier, ta coiffe, et ton plumeau, et regretter ne pas voir comment, dans ces circonstances, tu pourrais amener à Monsieur le Comte son petit-déjeuner au lit selon les règles de l’art.
—Monsieur le Comte ? s’étonnera Jules, qui terminait de beurrer une biscotte. Monsieur le Comte ? Non, il ne s’agit pas de ça. Thé ou café ?
—Pardon ?
—Vous prenez du thé, ou du café ?
—Du thé, avec un peu de lait, s’il vous plait, répondras-tu sans réfléchir, avant de te décider à réévaluer la situation, vraisemblablement moins canonique qu’attendu, d’un œil neuf.
Vue de cet œil neuf, la situation sera la suivante : Jules sur une chaise, occupé à tartiner des biscottes, une à une, beurre, confiture, méthodiquement, et à les disposer sur la table. Sur cette même table, un réchaud, allumé, sous une poêle, grésillante, où terminent de cuire des chipolatas et des œufs sur le plat.
Cependant que tu termineras de reconsidérer le contexte, Jules, lui, terminera de beurrer puis de tartiner la dernière biscotte, qu’il posera sur la table, à côté des autres, où elle complètera un carré de quatre rangées de quatre, parfaitement alignées. Puis il se lèvera, ouvrira une thermos, et servira deux tasses de thé qu’il ira déposer chacune sur une table de chevet. D’un coup de menton, il t’indiquera que le thé est servi, mais tu comprendras bien qu’il n’est pas question de le boire, et que, généralement, il n’est pas réellement question de prendre d’initiative. Il prendra ensuite les tartines sur la table et ira les émietter, une à une, sur le lit, à peu près à la hauteur où se trouveraient vos bassins si on cherchait encore à envisager une utilisation tant soit peu rationnelle du mobilier. Il éteindra ensuite le réchaud, amènera la poêle près du lit, et disposera sur le matelas, à l’aide d’une pince, les chipos, quatre de chaque côté du lit, verticalement, en partant du chevet. S’aidant cette fois d’une spatule, il déposera délicatement les œufs sur l’édredon, à peu près en son centre, en prenant soin de ne pas percer les jaunes, et ira reposer la poêle sur la table. Il terminera en déposant le journal sur l’édredon, à droite des œufs, et une tranche de pain de mie sur un chevet.
Il se tournera ensuite vers toi, et se mettra en devoir de t’expliquer ce qu’il attend de toi.
—C’est très simple. Il y aura trois tableaux, très simples, rien d’exotique, rien d’acrobatique, vous verrez. Dans le premier tableau, vous serez allongée sur le dos, un peu en retrait de l’édredon, la tête sur le matelas de façon à ne pas être en contact avec les œufs, les reins et les fesses sur le tapis de biscottes, les jambes ouvertes. Un simple missionnaire sur biscottes, si vous voulez. Avant de vous pénétrer, je vous demanderai si, « Bonjour ma chérie, tu as bien dormi ? » – vous voudrez bien excuser ce recours au tutoiement, c’est important – et vous devrez me répondre que, « Oui, mais tu devrais quand même faire quelque chose pour ce problème ronflement ». J’écarterai le soupçon de reproche d’un geste agacé, vous pénètrerai, puis irai et viendrai pendant quelques minutes, en silence. Vous voudrez bien, en réponse, vous efforcer d’appuyer aussi pesamment que possible des reins et des fesses, en d’amples mouvements circulaires, le tapis de biscottes. Vous comprenez, les biscottes émiettées par les coups de reins répétés symbolisent l’unité de la cellule familiale réduite en miettes par l’usure du quotidien, le mépris né de la familiarité, la routine chaque jour répétée, et il est important que tout soit bien-bien émietté à la fin du tableau, sans quoi ça n’ira pas. De fait, vu l’état du matelas, j’ai pris sur moi de les pré-émietter un peu, sans quoi ça risquerait de ne pas aller. Et vous serez gentille de ne pas feindre de signes de plaisir. On ne peut pas éprouver de plaisir en ayant autant de miettes dans le dos, ce ne serait pas crédible. Et puis ça n’est pas le propos.
—Pendant tout ce premier tableau, je vous considèrerai aussi peu que possible, et feindrai de lire le journal, posé là, un peu en surplomb à droite de votre tête. Quand j’estimerai qu’on aura assez meulé les biscottes, je m’exclamerai que, « Ah ben tiens, ça m’aurait étonné, ça, ils vont encore augmenter les taxes ! », et vous me répondrez que, « Mais c’est le drame de l’assistanat et de l’état-maman, mon ami, tant qu’on aura des gauchistes au pouvoir, les honnêtes gens paieront pour les feignants, voilà tout. », ce qui m’indiquera que vous avez compris qu’on change de tableau.
—Le deuxièm
Quelques années après la loi sur la sécurité intérieure pénalisant le « racolage passif » (2002), quelques jours après les Assises de la prostitution et à l’heure des débats sur la réouverture des maisons closes, il est intéressant de se pencher sur la manière dont la sociologie aborde la question de la prostitution. Comme d’autres questions brûlantes auxquelles notre société est confrontée, telles que le mariage homosexuel, la place aujourd’hui dans le débat public est en effet aux « grandes gueules », aux positionnements tranchés, « audibles », « audimatoires », vendeurs.
Peut-on se satisfaire d’un débat limité à une opposition franche entre abolitionnistes pour qui prostitution est toujours synonyme d’esclavage et défenseurs de la prostitution comme « métier » comme les autres ? Ni interdite ni vraiment autorisée, la prostitution questionne notre société dans son rapport à la morale, au sexe, à l’argent, au corps.
L’histoire même de la relation de la sociologie à l’analyse de la prostitution témoigne de la complexité du phénomène. Longtemps laissée aux approches historiques, la prostitution, en dehors de quelques études, est tardivement devenue un champ à part entière, de la sociologie. Et pour cause : phénomène au croisement de la sociologie de la déviance (école interactionniste), de la sociologie de la sexualité et de la sociologie du travail, les recherches l’analysant sont volontiers interprétées sur le ton de la polémique et leurs conclusions souvent directement portées sur le terrain politique. A en croire les spécialistes, toute une série d’études a par exemple visé à légitimer les prises de position abolitionnistes, et lorsqu’elles ne le faisaient pas, les chercheurs étaient soupçonnés d’alimenter les positions adverses, voire de légitimer le phénomène.
Il faut surtout constater que la parole des prostitué(e)s a été tardivement prise en compte par les chercheurs en France, analysant davantage les politiques publiques en la matière et l’histoire de la prostitution avant les années 1990. Longtemps silencieuses, les personnes prostituées s’expriment aujourd’hui davantage dans l’espace public, souvent pour défendre leur « métier » même si on les soupçonne alors d’être doublement victimes, d’abord de leur statut, ensuite de leur illusion de liberté quand elles affirment se prostituer de leur plein gré.
Une étude est intéressante à ce sujet : celle de S.Pryen, sur la prostitution dans les rues de Lille de 1991 à 1998, centrée sur le vécu et les conditions de vie des personnes prostituées. Elle analyse la prostitution à la fois comme une transgression stigmatisée d’un point de vue social, et comme métier » : elle serait une « relation de service » stigmatisée, un « sale boulot », un « mal nécessaire » qui oscille toujours entre la tolérance voire la reconnaissance d’une utilité sociale (prévention du viol, initiation sexuelle des jeunes hommes, etc) et la réprobation.
Citons également l’ouvrage de Lilian Mathieu, sur la condition prostituée, qui montre que la prostitution est un univers largement hétérogène, traversé par de nombreuses divisions. Ne devrait-on pas alors mieux les distinguer et davantage parler des prostitutions ? Il montre également que la répression dans les politiques publiques stigmatise, comme elles le font pour d’autres populations vulnérables socialement, une population en particulier et la rend bouc-émissaire, point d’attention commode d’une insécurité sociale qui en fait traverse la société toute entière.
Et les clients dans tout cela ? La prostitution est en effet à trois dimensions, dont la dernière a longtemps été oubliée des recherches sur le sujet : la personne prostituée (l’ « offre »), les politiques publiques en la matière (appelons cela la « gestion de l’offre »), et le client (la « demande »). Force est de constater que le client a longtemps été le grand absent des études. Mais lorsqu’il en est question, diantre, l’étude en question est financée par le Mouvement du Nid, mouvement abolitionniste s’il en est, créé dans les années 1930 par le Père André-Marie Talvas. La démarche est pourtant intéressante, en tentant de saisir les effets des représentations sociales de la femme et de la sexualité sur le parcours d’un client de la prostitution. Comment et pourquoi devient-on client de la prostitution ?
On n’a pas fini d’en parler, d’étudier, d’essayer de comprendre le phénomène et du chemin reste à parcourir pour que les sciences sociales nous apportent leurs lumières et alimentent un débat citoyen qui fait défaut, sur la question.
Peut-on sortir des représentations des personnes prostituées entre victimes et délinquantes ou d’inadaptées sociales ? Considérer leur parole comme toutes les paroles, à la fois libres et contraintes par leurs conditions sociales ? Peut-on sortir des stéréotypes, des prises de position réductrices dictées par des considérations trop souvent uniquement morales ? Est-on capable d’animer débat public digne de ce nom sur ce sujet, de prendre collectivement des décisions et faire en sorte que leurs conséquences soient le moins douloureuses possibles ? Car en matière de prostitution, de bonnes décisions il n’y a pas, seulement des choix en creux, non tranchés en quelques sortes, dont il s’agit d’amoindrir les conséquences négatives.
Quelques références récentes :
Femmes publiques. Les féminismes à l’épreuve de la prostitution, C.Deschamps et A.Souyris, 2009
La condition prostituée, L.Mathieu, 2007 (Textuel)
Le sexe et l’argent des trottoirs, C.Deschamps, 2006 (Hachette)
La prostitution à Paris, M-E.Handman et J.Mossuz Lavau (dir), 2005 (La Martinière)
Stigmate et métier, une approche de la prostitution de rue, S.Pryen, 1999 (PUF Rennes)
Le 24 mars se tenait au Sénat la quatrième édition des assises de la prostitution. Associée à cet évènement, la sortie en avril du livre « le corps et l’argent » de Ruwen Ogien aux éditions La Musardine nous offre une occasion en or de concrétiser un projet que nous traînions depuis quelques semaines : organiser les mises à jour mensuelles de L’Autre Sexe autour d’un thème commun. C’est chose faite avec un numéro d’avril sobrement intitulé « sexe et argent », sur lequel ont planché bon nombre de nos contributeurs habituels, plus un petit nouveau et pas des moindres : Auguste Boson, qui fait son entrée dans notre équipe comme envoyé spécial de L’Autre Sexe au Sénat, carrément. Nous espérons que cette nouvelle orientation plus thématique de notre humble publication vous enthousiasmera autant qu’il nous a plu de la concocter, et vous donnons rendez-vous le mois prochain pour un numéro spécial « sodomie et beurre de cacahuète » (ou tout à fait autre chose).
La prostituée est une figure passante et courante à la télévision américaine, tout comme en littérature. Pour des raisons qui tiennent cependant à la représentation du sexe à la télévision aux Etats-Unis, elle ne s’éloigne pas d’une image d’Epinal à frou-frou et au grand cœur, jusqu’à la fin des années 90. Avec les premières séries policières objectivement réalistes, comme New York Police Judiciaire (depuis 1990), elle sort progressivement de l’ombre : être humain sans visage, ravalée au rang de sac à maladies, de victime et de collectionneuse de seringues d’occasion. En grande majorité, les gagneuses du petit écran oscillent entre un constat tragique et une figure caricaturale. Dans quelques séries américaines, cependant, elles s’en émancipent. La question se pose évidemment desquelles, et de leurs points communs.
Le constat est évident : il s’agit de fictions des origines. Que ce soit sur un mode post-apocalyptique dans Jeremiah (2002-2004), guerrier dans Band of Brothers (2001), ou pionnier dans Deadwood (2004-2006), le vivier des prostituées, c’est la boue, le sang et la merde – ce mélange qui achève les anciens mondes et en fertilise de nouveaux. La série la plus intéressante de ce point de vue, c’est évidemment Deadwood, reconstitution virtuose et mensongère des origines d’une petite cité de chercheurs d’or dans le Dakota du Sud. Elle impose en effet la logique suivante à l’activité sociale humaine : d’abord l’argent, ensuite l’alcool et les prostitués. La famille, la loi, le confort sont des objectifs différés. Les besoins essentiels sont ailleurs : le cul, la cuite, les cailloux.
Dans cette série qui détient aujourd’hui le nombre record de « fuck » prononcés à la minute (en fait à peu près toutes les minutes), très esthétisante, profonde et qui ne rencontra pas tout à fait son public, le saloon d’Al Swearengen est le premier lieu de vie et premier lien social de la communauté. A la fois débit de boisson, salle de jeux et bordel. Accessoirement, salle des fêtes, mairie, voire consistoire. Les prostituées y règnent plus ou moins en maîtresses, sous les injonctions gouailleuses de leur maquereau – l’homme le plus puissant de la région. La sexualité tarifée y est considérée comme un service social, une consolation du pauvre et du travailleur, une juste récompense. Why not. Le plus surprenant est ailleurs.
Au fil des trois saisons de la série, en effet, la petite bourgade devient une ville, instaure un système politique, développe des infrastructures et se normalise. On pourrait même dire qu’elle se civilise. Le premier stade de ce développement est capitaliste : il passe par l’explosion du négoce et des activités marchandes, au premier rang desquelles, on retrouve (encore une fois) la prostitution. Un nouveau bordel ouvre en face du premier, plus grand, plus beau, avec des filles plus jolies et en meilleure santé. Puis, c’est au tour d’une maison close tenue par deux femmes, sur un mode plus vicieux, plus luxueux encore, plus escort que pute. L’irruption de la loi commune, par la nomination d’un shérif, ne semble pas du tout un problème. Ni le qu’en-dira-t-on. En revanche, la passe devient plus hypocrite. La fille pas très jolie et en haillons qui se vendait dans un couloir devient une bourgeoise. Le médecin de la ville concède des abonnements aux établissements : il fait sa tournée. On appelle cela le progrès.
Histoire de la naissance d’une communauté dans la douleur et la sauvagerie, Deadwood est aussi celle d’une normalisation progressive. A posteriori cependant, la série valide l’idée que la prostitution est effectivement le plus vieux métier du monde (avec barman, cependant). Elle valide également l’idée (plus problématique) qu’il s’agit d’un service et d’une régulation indispensable à la vie en société. Sans en avoir l’air, elle milite, si l’on veut, et son camp est choisi depuis longtemps. A vrai dire, pour un connaisseur avisé de la conquête de l’Ouest, cela n’a rien de renversant : la prostituée de saloon est en effet une figure imposée et valorisée. Aux origines du monde, quand tout était possible, quand l’homme était à peine plus qu’une bête parmi les bêtes, la prostitution était tout à fait acceptable. C’est en se prenant pour la miniature d’un Dieu étriqué et conservateur qu’il finit par la trouver répugnante.
Qu’il finit par dérober cette activité-là à la sphère publique. Par cacher ce sein que l’on paye.
De l’autre côté de l’histoire américaine – et du spectre de la série – il ne faudrait pas oublier en effet les premiers épisodes d’A la Maison Blanche (1999-2006). Reprenant ici un autre trope, celui de la compulsion sexuelle des hommes politiques – très associé au parlementarisme occidental (une pensée pour Félix Faure et son amie, la « pompe funèbre ») – le nègre du Président des Etats-Unis s’amourache d’une escort girl. Heureusement pour les ligues de vertu, l’honneur est sauf : il ne l’a pas payé, et l’amour est aveugle. En fait, ce n’est pas le sexe qu’il ne faut pas voir, c’est l’argent. Ah oui ? Si, si. Même au pays du libéralisme économique, l’esprit du protestantisme a encore fort à faire. Mais cela va mieux quand on le dit.
La prostitution, en voilà un beau thème ! Casque d’or, Pretty Woman, L’Autre Sexe se prépare pour les Oscars. La difficulté de traiter ce thème est la confusion régulière entre cas particulier et règle générale. Très souvent on met côte à côte une prostituée heureuse, une « travailleuse du sexe » épanouie, qui défend son droit au libre-choix et un expert assurant que son expérience et son point de vue sont certes respectables mais si minoritaires qu’il équivaudrait à décréter que les tigres sont habituellement blancs parce que les rares albinos existants apparaissent à Las Vegas dans les étonnants spectacles de Siegfried and Roy. Malheureusement, nous sommes, tout comme nos médias, attirés par l’émotion, le témoignage et le spectaculaire plutôt que l’analyse, ce qui fait que l’expert, sans vouloir le vexer, hein, il peut reprendre ses statistiques, je vais continuer d’écouter la sympathique dame, qui en plus flatte la noble âme en moi. Parce que, oui, je me flatte d’être pour la liberté et une sexualité épanouie, contre la violence inique et le mal, je sais, c’est courageux, vous pouvez m’envoyer vos dons.
En réalité, il ne serait pas totalement absurde d’écouter mon gentil quoique parfois terne expert, qui se demande souvent pourquoi diable, il (ou elle) s’évertue à publier ses recherches depuis son doctorat dans une indifférence quasi totale. Parce que contrairement aux idées reçues, il n’y a que peu de travailleurs et travailleuses du sexe, mais une majorité imposante de personnes exploitées. La moyenne d’âge d’entrée dans la prostitution étant de 14 ans, on peut imaginer que le choix n’était pas totalement libre pour la plupart des 40 millions de personnes environ qui se prostitueraient à travers le monde, ce qui en fait le troisième trafic mondial après la drogue et les armes. Dans l’Union européenne seulement, la prostitution rapporte en moyenne 30 milliards d’euros par an aux proxénètes. Quatre personnes prostituées sur cinq sont entre les mains de ces exploiteurs selon le rapport 2009 de l’UNODC (United Nations Office on Drugs and Crimes), qui ajoute que presque aucune ne soupçonne la violence qui les attend et le niveau d’esclavage auquel elles vont être presque toujours réduites.
De manière finalement presque cocasse, la position réglementariste, la légalisation de la prostitution, ne réduit ni le nombre de viols, ni les violences subies par les personnes prostituées et ne diminuent pas la prostitution. En France, par exemple, le nombre de viols déclarés est passé de 2500 à 10000 par an entre 1985 et 2000. Les maisons closes sont des lieux de maltraitance (viols, agressions, exigence de rapports sexuels non protégés) et n’aident que marginalement à une amélioration des conditions sanitaires des personnes qui s’y prostituent. Les exemples allemands ou néerlandais sont de ce point de vue éloquents. Aux Pays Bas, pays dans lequel la prostitution est légale, 76% des personnes prostituées restent victimes des réseaux mafieux et souffrent de violences diverses, physiques et psychologiques. Somme toute, la loi Marthe Richard (1946) statuant que « la France se doit d’assurer une existence honnête et digne à toutes et tous » et en conséquence fermant officiellement les maisons closes, se basait sur une bonne idée et des faits.
Mais dans le fond peut-être que l’Autre Sexe, à l’instar de la majorité, se trompe de question, il ne s’agit pas tant de parler prostitution que clientèle car si aujourd’hui aucun corps n’échappe plus à la vénalité du sexe (1,2 million d’enfants victimes de traite par an selon l’UNICEF, prostitution masculine en pleine expansion selon l’Organisation Internationale pour les Migrations – l’OIM) ce sont les clients qui influent le plus sur le marché et amènent les changements les plus efficaces pour tous. Dans les pays où les clients sont responsabilisés et pénalisés, les résultats sont impressionnants. En Suède par exemple, cette action a permis de réduire de 50% la prostitution de rue depuis 1999, le nombre de clients a lui été réduit de 80% et la violence est en baisse continue. Et on voit des résultats équivalents dans les pays qui ont choisi ce genre de législation que ce soit dans le reste de la Scandinavie, en Corée du Sud et, je sais, cela va surprendre, aux Philippines.
Alors pourquoi tout le monde ne suit-il pas cette méthode ? Sans doute par méconnaissance du sujet, liée aux clichés sur cette activité. L’opinion publique voit plutôt la prostitution comme « le plus vieux métier du monde » et un « mal nécessaire », fait par des personnes qui l’ont choisi. Or la prostitution n’est pas franchement un métier, un artisanat fièrement enseigné, connaitriez-vous un parent revendiquant ce « métier » pour ses enfants, le souhaiteriez-vous pour les vôtres ? La périphrase « le travail du sexe » est d’abord une banalisation qui profite aux consommateurs.
La demande masculine est au cœur du dispositif prostitutionnel et on passe cette évidence sous silence. En 2004, une étude présentée par le Mouvement du Nid révélait que la clientèle occasionnelle était composée à 71% d’hommes vivant en couple. L’étude montrait également que les clients réguliers ou occasionnels ne sont pas des « paumés » et sont de tous âges, de toutes origines éducatives, sociales, catégories professionnelles, familiales, culturelles ou religieuses. Et prétendre que les hommes ont des besoins irrépressibles est faire preuve d’une dommageable ignorance. Toutes les études psychologiques et sociologiques montrent depuis les années 1950 « qu’il n’y a pas de besoin sexuel ni de désirs irrépressibles ». Revendiquer qu’il est normal qu’un homme puisse soulager ses pulsions dans le corps d’une femme, ou d’un autre homme ou d’un enfant est faire preuve d’un singulier manque de discernement, ou peut-être d’une certaine hypocrisie.
Encourageons donc, comme dans cette estimable production mensuelle qu’est l’Autre Sexe, la curiosité et le respect entre les genres et les sexes et une meilleure connaissance de cet univers si refoulé qu’est notre vie sexuelle.
Et si vous souhaitez vous battre pour un monde libéré de toutes formes d’exploitation sexuelle commerciale, vous pouvez choisir par exemple la Fondation Scelles (www.fondationscelles.org) ou la Coalition contre la traite des femmes (www.catwinternational.org).
Pour une fois, tentons de garder notre sérieux pour aborder une paraphilie à la fois curieuse et contradictoire, aussi répandue qu’exceptionnelle : la nécrophilie. Au sens propre, elle désigne une excitation sexuelle pour un corps mort, elle est condamnée dans la plupart des pays – et très rare, de fait. Quelles que soient les méthodes statistiques, on ne dépasse jamais plus de quelques dizaines de cas recensés à l’échelle européenne, la plupart concernant des hommes entre 20 et 50 ans qui exercent un métier en rapport avec la mort.
Au sens métaphorique, cependant, la nécrophilie est plus courante. On parle parfois de pseudo nécrophilie, ou de nécrophilie secondaire. Il s’agit de tout acte sexuel impliquant une personne « comme morte », c’est à dire inconsciente, endormie, ou jouant la comédie. On pensera par exemple à l’une des premières scènes du Kill Bill (2003-2004) de Quentin Tarantino quand un infirmier viole Uma Thurman plongée dans le coma. Rien à voir selon moi avec un jeu de rôle anodin où Gisèle fait sa poupée chiffon en roulant des yeux – mais bon.
En ce qui concerne la nécrophilie au sens propre, il faut néanmoins considérer qu’elle semble avoir été à l’occasion pratiquée ici et là dans les sociétés antiques. La systématisation de la condamnation judiciaire tenant principalement à l’effroi religieux, on peut imaginer l’inverse, le contre-pied, il est vrai. Rien ne s’y oppose. Mais en général, le respect des morts vaut immunité sexuelle, et la règle veut que l’incinération, l’inhumation ou l’embaumement soit plus populaires que la sodomie sauvage de Mémé Catherine par l’abbé Mons, post-mortem en ce qui la concerne – s’entend.
Le corps mort est sacré, il doit être préservé, y compris du pourrissement, a fortiori du commerce charnel. C’est pourquoi l’un des rares Etats américains qui n’avait pas de législation claire sur le sujet, la Californie, statua sur ce sujet dès l’élection d’Arnold Schwarzenegger, sous la pression des lobbies chrétiens.
D’un point de vue métaphorique, artistique ou fantasmatique, la nécrophilie ou pseudo nécrophilie ne souffre pas vraiment de condamnation morale. Elle est même cultivée et encouragée par les romantismes européens. Bien sûr, il ne s’agit en l’occurrence que de mises en scènes poétiques chez Shakespeare ou Baudelaire – ou encore de fantaisies comme le Frankenstein de Mary Shelley. Ce qui compte, c’est la perfection de la mort à l’instant M, sa beauté immobile et figée, ainsi que la sublimation de l’amant qui préfère la morte (qui préfère la mort). En d’autres termes, c’est une esthétique certes morbide, mais surtout il s’agit d’un absolutisme amoureux et suicidaire.
Le plus curieux, ceci étant, c’est que ce fantasme se retrouve chez les vrais nécrophiles, pour un quart desquels la réunion avec un être aimé et décédé est la motivation principale. En littérature, précisons cependant que les textes les plus récentes comme le merveilleux Nécrophile de Gabrielle Wittkop (1972, réédité en 2001 aux éditions Verticales), tendent plutôt à l’exploration esthétique qu’à l’adoration romantique du corps mort.
Et quand on dit exploration, Pépé Alphonse l’a senti passer, même cané.
Sur le même fil métaphorique, l’une des grandes motivations fantasmatiques de la nécrophilie participe de la victoire érotique d’un être rejeté sur un objet qui le rejette. Pour 60% des nécrophiles avérés, et pour un nombre mal quantifiés de nécrophiles secondaires, il s’agit d’une vengeance, d’une prise de pouvoir, d’une violence. D’un viol. Mort, le corps m’est soumis, si l’on peut dire, et la souillure religieuse, la profanation, est une manière de coloniser et de contaminer l’autre, ou alors de le condamner et de le bannir – ce qui revient en même.
En effet, qu’il soit mien ou qu’il ne puisse être à personne, Brandon est vaincu – petit bêcheur prétentieux, va ! Contemple ce bon coup de bite dans ton cul mort, car cette bite-là (la mienne, enfin, un pénis en général, quoi) est définitive. On rigole moins, hein ?
Dernier détail pourtant, avant de clore ce moment de solennité scientifique (et de recueillement mystique) : le nécrophile est quasi exclusivement un homme, et hétérosexuel : Brandon peut dormir tranquille.
Ce qui m’invite à penser que la rigor mortis doit y être pour quelque chose. Car avant d’être un pantin désarticulé, un corps mort est surtout un corps en train de raidir. Dans le cas des pendus, l’avant-garde de la raideur était même cette érection subite provoqué par l’afflux massif de sang.
Avec le sperme qui jaillissait de certains pendus, les sorcières ont longtemps fertilisé leurs jardinières de mandragore. On ne me dira pas que c’était en vain, non ?
(ce document, honteusement piqué sur le site du journal Le Monde, mérite donc son franc et honnête « copyright Le monde »)
Ville cosmopolite, Paris était connu au dix-neuvième siècle pour ses nombreuses courtisanes et ses plaisirs raffinés. La réputation amoureuse et érotique de la femme française (et de la Parisienne) fut d’abord celle de ses prostituées, pauvres ou riches. On a avancé des chiffres fantaisistes et délirants quant au nombre de celles-ci, entre la Révolution Française et la première guerre mondiale. 10 000 ou 50 000, qu’importe finalement : ce que cet enthousiasme statistique révèle, c’est qu’à Paris, tout est possible, chaque femme est une professionnelle qui s’ignore – ou qui mériterait de l’être. A l’évidence, il y aurait beaucoup à dire de cette idéologie, qui porte aussi sa part de discrimination et d’ambiguïté politique.
Il y a un siècle, on accourait donc de toute l’Europe pour goûter contre paiement aux raffinements de la culture sexuelle française. De la même manière qu’aujourd’hui, certains passent leurs week-ends à Amsterdam, à Bruxelles, à Francfort ou à Cologne. Depuis la loi de 1946 sur les maisons closes, et celle de 2003 sur le racolage, les prostitués ont progressivement déserté les rues, les bordels n’existent plus (même clandestins, les cas sont rares). En revanche, la prostitution, elle n’a pas disparue. Elle a changé. Elle s’exerce aujourd’hui en grande partie sur Internet, et de manière discrète dans certains quartiers, à certaines heures, auprès de certaines femmes. Il faut savoir pour voir, les bourgeois peuvent dormir tranquille.
Deux géographies coexistent à Paris en 2010. Une géographie réelle et une autre virtuelle. Une géographie du lieu et une autre de l’origine. Une grande partie des femmes qui se prostituent à Paris sont d’origines étrangère, aujourd’hui, parfois de passage, parfois sous couvert d’immigration. Une grande partie d’entre elles racolent sous couverture également, c’est à dire sur Internet, dans les salons de massages, les clubs, les discothèques. Encore une fois, il faut savoir pour voir. Pour aller voir.
On peut habiter à Paris depuis toujours et ne croire qu’il ne reste qu’une douzaine de vieilles professionnelles du côté de la rue Blondel dans le 2e arrondissement. A l’inverse, l’habitué sait exactement où aller (à pied ou sur Internet) pour trouver exactement ce qu’il cherche. La vie est dure, car pour les statisticiens, la cause est perdue d’avance. Depuis la loi de 2003, et l’explosion d’Internet, difficile de savoir combien de divisions. C’est une science au doigt mouillé.
On regrettera un jour les licencia stupri, cela simplifiait bien les choses.
En ce qui concerne la prostitution de rue (visible), on peut résumer la carte à un menu : par tranches d’âges, langues, statuts sociaux et origines diverses.
Dans le centre de Paris, du côté du Faubourg Saint-Denis et de la rue Blondel, il n’y a guère que quelques femmes mûres, françaises en général, parfois africaines, qui s’affichent sur le pas d’une porte. De manière plus discrète, sur les grands boulevards, entre porte Saint-Denis et Porte Saint-Martin, on trouve un certain nombre de femmes plus jeunes, asiatiques et roumaines (ou celles que le racisme courant appelle « roumaines ») principalement.
Au Nord, autour de Pigalle et de la Place de Clichy, le constat est encore plus pauvre, puisqu’à l’exception de quelques travestis et de quelques transsexuelles, les rues sont presque désertes. Parfois, sur l’avenue de Clichy, on croise quelques asiatiques dans l’après-midi, mais elles sont presque invisibles. En réalité, s’il reste une prostitution à Pigalle, elle se trouve à l’intérieur : dans les pubs, les discothèques et les clubs, parfois dans certains bars à hôtesses. Mais ce dernier phénomène est aussi limité que régulièrement contrôlé par la Police. Dans certains salons de massages du 9e arrondissement, on propose également masturbations et fellations. En remontant vers Barbès et La Chapelle, une prostitution africaine demeure visible malgré les changements et la présence policière à la Goutte d’Or.
A l’Est, les prostitués ont déserté la République, la Gare de Lyon et le douzième arrondissement, à l’exception de quelques-unes, près de la place Daumesnil – et de l’enclave très particulière de la communauté chinoise du vingtième. A Belleville, en effet, nombre de femmes déambulent entre le métro Belleville et la place du Colonel Fabien, sans se cacher. Il faut noter dans le quartier la prolifération, ainsi que dans le 19e arrondissement, de salons de massages.
A l’Ouest, si la rue Joubert, près de l’Opéra, n’est plus qu’une ombre, il reste un certain nombre de femmes qui vendent leurs charmes, près de la Madeleine, et bien sûr autour des Champs-Élysées et de l’avenue Foch. Françaises près de l’Eglise de la Madeleine, ces femmes s’internationalisent du côté de l’Etoile, avec un certain nombre de jeunes femmes d’Europe de l’Est notamment.
Aux portes de Paris et sur les boulevards des Maréchaux, la prostitution est toujours très présente, notamment le soir et la nuit. En général, une prostitution de pauvres pour les pauvres. Populations plus ou moins sans papiers, transsexuelles, femmes soumises à un abattage parfois terrible. Multiplication des BMC (Bordels Militaires de Campagne, à savoir une camionnette tapissée de matelas abritants deux à trois femmes), des passes bradées sous un tunnel du périphérique, et des fellations sur parking.
Filles originaires d’Europe orientale au Nord de Paris, asiatiques à l’Est, Africaines, transsexuelles et travesties un peu partout se succèdent à intervalles réguliers. La police démantèle à l’occasion un réseau ici, chasse un gang là.
Le bois de Boulogne mérite aussi sa description. En pire. On lui adjoindra la porte Dauphine voisine, qui concentre le même type d’activités tarifées, plus glauques encore qu’ailleurs. Prostitution masculine épisodique, BMC nombreux, transsexuelles dans les allées du bois lui-même, certes, voilà pour la description. Mais c’est oublier la nuit au bois de Boulogne, particulièrement triste, parfois violente, toujours en plein air, exposée. Autant la curiosité est souvent possible dans Paris (comme ces touristes qui prennent des photos du quartier rouge à Amsterdam), autant elle est véritablement dangereuse au bois.
Certes, la prostitution a presque disparu de la rive gauche (à l’exception de quelques rues ici ou là, près de Montparnasse), mais rive droite, elle subsiste très clairement, même cachée, même affaiblie. Encore ne parle-t-on que de prostitution de rue.
A considérer la prostitution sur Internet, la carte de Paris change radicalement. La rive gauche, notamment, qui s’anime considérablement du côté de la Place d’Italie, entre la rue Monge et Jussieu, dans le quinzième arrondissement aussi, entre la place Cambronne et la rue du Commerce – ou vivent visiblement un grand nombre d’escorts girls et d’accompagnatrices (puisqu’il faut les appeler comme cela). Un grand nombre également d’étudiants et d’étudiantes pauvres qui se logent dans les chambres et les studios aux alentours des facs et des écoles du cinquième arrondissement.
De même dans le seizième arrondissement, plutôt du côté d’Auteuil et de la Porte de Saint-Cloud que de Passy, dans le Marais, côté Hôtel de Ville, dans le vingtième, près de la place Gambetta, dans le dix-huitième côté Chapelle ou Marcadet, dans le dix-septième entre la Fourche et Villiers. Plusieurs explications sont possibles à ces concentrations-là : studios et chambres partagées, notamment pour les femmes et transsexuelles d’Amérique du Sud.
A regarder de plus près sur Internet, on remarque également des hôtels parisiens qui sont autant de chambres régulièrement louées à la semaine pour des escorts girls « en tour ». Ce n’est plus exactement les hôtels de passe miteux de l’entre-deux-guerres, c’est moins sordides. Mais ce qui s’y passe revient au même. Dans certains établissement de gamme moyenne autour des gares et des grandes places parisiennes (Montparnasse, République, Place de Clichy) : un grand nombre de jeunes femmes d’Europe de l’Est, tchèques, roumaines, ukrainiennes et russes, surtout.
D’un certain point de vue, la carte de la prostitution à Paris demeure identique à ce qu’elle a toujours été. La prostitution s’est toujours développé autour des gares, des nœuds routiers, des centres de communication, se distribuant selon les quartiers riches et pauvres. Toutes les activités commerciales ont tendances à la concentration d’une part, et au partage du marché selon les compétences de chacun, de l’autre.
A Paris, quelle que soit la façon dont on la combat, dont on la tolère ou dont on l’approuve, la prostitution change sans changer. Elle s’efface pour ne pas risquer trop gros, sans que la police donne l’impression de pouvoir les contrôler, ni surveiller les conditions de vie et de travail de ces femmes, de ces hommes et de ces transsexuelles. A se promener dans les anciens quartiers de plaisirs de la capitale, on trouve tout cela très poli et très discret. C’est une illusion.
Quelques définitions subjectives du mot Argent
Auguste Boson :
Du latin Ars : « tu es un petit habile toi », et Gentis – « Si on s’amusait ensemble ».
Argent : l’habileté commune.
Benjamin Fau :
Système basé sur des abstractions destinées à échanger des biens et services concrets ; fonctionne avec des moutons, de l’huile d’olive, des hectares de terrain, des livres, des places de concert et même, dès son invention, des mariages ou des rapports sexuels. Bien entendu, la grille des échanges possibles, si elle évolue quelque peu avec le temps, doit être bien comprise et intégrée par tous : moi-même j’ai tenté, la semaine dernière, de monnayer les services d’une jeune péripatéticienne du boulevard Ney contre des caisses de savon d’Alep fraîchement importé, et j’ai fini avec une Audi pleine de proxénètes armés de min-Uzi au cul. Ce qui n’était pas, dois-je le préciser, l’objectif de ma démarche.
David Vauclair :
Argent, au delà du métal (non renouvelable), de l’élément chimique (47), de la couleur (en héraldique il désigne le blanc … ces aristocrates ! Jamais rien de simple) est l’outil de base de nos échanges économiques. Le fait que notre remarquable Monsieur R. par sa demande de définition lie argent et sexe démontre bien la dérive néolibérale dans laquelle cet épigone libertarien d’Hayek et Friedman s’est enfoncé. Ou alors il s’agit de féminisme crypto-marxiste faisant ressortir la « chosification » des femmes, prolétariat contemporain. A moins qu’il ne s’agisse encore de sa dernière croisade religieuse pour un retour à la pureté de l’échange, à la beauté de la gratuité du don, on reconnaitrait bien là cet ardent prosélyte. Ou le bon bougre, sans arrière-pensées politiques, ne voudrait qu’une information étymologique. En ce cas, cher ami, le mot viendrait de l’indo-européen « arg » qu’on retrouve en sanskrit dans « ar-jun », les deux mots signifiant « brillant ». Et je n’ai pas plus intelligent que cela à ajouter, navré éminent et habile Monsieur R.
L’abbé Mons :
Du sang, du sperme, de la sueur et des larmes jaillit l’argent et l’argent fait couler à nouveau du sang, du sperme, de la sueur et des larmes ; mais entre, miracle de l’argent, tout s’assèche dans nos mains propres, le temps qu’il faut pour préparer nos couleurs et nous mettre à peindre.
Lina C :
Medium enragé inventé par l’homme flemmard, en mal d’imagination pour le troc équitable des biens et services
Monsieur R :
Monnaie contre laquelle on obtient, selon la quantité que l’on est prêt à verser, des pommes de terre, des boulons ou des services sexuels.
A noter : on peut obtenir, sans débourser d’argent, des pommes de terre (en les faisant pousser soi même dans son jardin), des boulons (en les chouravant au rayon visserie de Castorama sans se faire choper par les caméras de surveillance), ou des services sexuels (en faisant la cour à la personne que l’on désire).
La réciproque ne fonctionne pas : les boulons ne poussent pas dans la terre, les services sexuels ne se volent pas au rayon visserie de Castorama, et aucune pomme de terre ne daignera pousser quand bien même lui ferait-on la cour en jouant de la mandoline.
Zola :
L’argent est le fumier dans lequel pousse l’humanité de demain. Le terreau nécessaire aux grands travaux qui facilitent l’existence.
Le philosophe Ruwen Ogien est connu pour ses nombreux travaux sur la morale et sur l’éthique. Dans « Le corps et l’argent », son nouveau livre paru dans l’excellente collection « L’attrape corps » des éditions La Musardine, il malmène la notion de « marchandisation du corps humain » qui oriente inévitablement tout débat sur la prostitution en prônant la liberté de « mettre son corps à disposition de l’autre » et d’en tirer des bénéfices sans que cela ne soit moralement répréhensible… Dans quel but? On lui a posé la question.
Dans « Le corps et l’argent », vous établissez une nuance entre « mettre son corps à la disposition d’autrui » et « travailler » pour désigner un service sexuel. Pouvez-nous expliquer cette nuance en quelques mots ?
On « met son corps à la disposition d’autrui » quand on est une mère porteuse, quand on accepte de se faire prélever des tissus, un organe, de se faire tatouer une pub sur une partie visible du corps. Peut-on parler de « travail », de « service », dans tous ces cas? Ce n’est pas évident. C’est pourquoi, j’ai préféré distinguer ces notions. Est-ce que cela doit nous interdire d’envisager qu’une rémunération soit légitime en cas de simple mise à la disposition d’autrui de son corps? Non, à mon avis. Ce qui est important au fond, c’est qu’il s’agisse d’un échange entre personnes consentantes qui ne cause pas de torts directs à des tiers. C’est à ces personnes de décider si l’échange doit être gratuit ou pas.
Le fait de remettre ainsi en question la notion de « travail sexuel » ne fait-il pas de vous un partisan des « abolitionnistes », qui réclament l’éradication pure et simple de la prostitution ?
Je ne remets pas du tout en cause la notion de travail sexuel. Ce que j’essaie de montrer d’abord, c’est que c’est aux principaux concernés de définir la nature de leur activité. C’est à eux que revient le droit de décider si c’est un travail ou une simple mise de leur corps à la disposition d’autrui. Mais ce qui m’importe surtout, c’est de prouver que, dans les deux cas, l’échange doit être protégé par la loi, et peut être rémunéré hors de toute réprobation morale et de toute répression légale. J’insiste beaucoup sur ce point, parce que, de toutes les attaques contre le travail sexuel, celles qui ont le plus d’impact sur le grand public aujourd’hui, viennent de ceux qui voudraient l’interdire au nom du principe qui exclut toute forme de « marchandisation » du corps humain. J’essaie de montrer ce qui est fallacieux dans cet argument, ses origines moralistes et les usages réactionnaires qui en sont faits dans le débat public.
Quand on paye un ou une prostitué(e), on verse une somme qui s’inscrit dans une grille de tarifs moyens (x euros la pipe dans telle quartier, x euros la nuit avec telle call-girl de telle agence…). Si l’on reçoit de l’argent en échange d’une « mise à disposition de son corps », selon quels critères évaluer la valeur, en euros (ou autre monnaie) de ce que l’on offre ?
Dans les deux cas, on peut laisser aux personnes concernées la liberté d’évaluer, en leur recommandant d’éviter de profiter injustement de leurs pouvoirs et en leur interdisant d’user du chantage, de la menace ou de la force. Comme dans tout autre échange, bien sûr.
Vous-même, avez-vous déjà reçu de l’argent en échange d’une « mise à disposition de votre corps » ? En avez-vous déjà donné à quelqu’un qui mettait son corps à votre disposition ?
Je peux reconnaître que personne ne m’a même proposé de me donner de l’argent en échange d’une mise à disposition de mon corps. Je ne sais pas si je dois m’en réjouir.
N’est-il pas un peu utopiste de prôner une sexualité tarifée libérée de la réprobation morale et de la répression légale dans un monde où la prostitution est l’unique prisme (et on comprendre pourquoi) d’observation de la sexualité tarifée ? Ou formulé différemment : outre un à valoir et quelques droits d’auteurs, qu’espérez-vous de votre livre?
Mon but est purement philosophique. Il est d’inviter à réfléchir de façon critique sur la notion de « marchandisation du corps humain » et de dignité de la personne humaine. Ce qui serait utopique, ce serait d’attendre des droits d’auteur d’une telle réflexion. Ce qui marche plutôt, j’ai l’impression, c’est la dénonciation hystérique de la « marchandisation du corps humain » et l’appel systématique et irréfléchi à la notion de dignité de la personne humaine, plus que la réflexion sur ces questions.
Votre livre sort quelques jours après les « assises de la prostitution » au Sénat. Que pensez-vous de cet évènement ? Et qu’en attendez-vous ? (si toutefois vous en attendez quelque chose)
Toute occasion donnée aux associations de défense du travail sexuel de s‘exprimer est bonne à prendre, je suppose.
Le Parisien publiait récemment un sondage commandé au CSA qui révélait que 59 % des Français sont pour la réouverture des établissements réservés à la prostitution (70 % pour les hommes, 49 % pour les femmes), et que les opposants à la réouverture ne sont plus que 10 % (contre 26 % en 2003). Que vous inspirent ces chiffres ?
J’espère surtout que les répondants auraient été encore plus nombreux à défendre la décriminalisation complète du travail sexuel, sans aucun encadrement dans des maisons sous contrôle policier et sanitaire. Mais on ne leur a pas demandé.
Comme le montre « Le corps et l’argent » en particulier et votre bibliographie d’une manière générale, vous confrontez volontiers les questions du sexe à celles de la morale et de l’éthique. Après la pornographie, l’offense et aujourd’hui la sexualité rémunérée, quel sera votre prochain sujet d’étude ?
Ce sera justement une sorte d’antimanuel d’éthique, un guide pratique pour résister au moralisme ambiant, dont l’efficacité ne sera, hélas, pas garantie !