En réponse à cette triste (et prévisible) nouvelle :
Les Françaises ont du mal à avorter, une constatation étonnante en 2013, 39 ans après la loi Veil qui a donné l’accès à l’interruption volontaire de grossesse (IVG) aux femmes. Pour certains gynécologues-obstétriciens et certains hôpitaux, l’IVG, comme acte médical, n’est pas rentable. Une équipe de reporters de France 2 a enquêté pendant plusieurs semaines avec des témoignages de patientes déboussolées, stressées, ainsi que des médecins et le planning familial.
je reproduis l’article écrit en 2000 par Christine Delphy
(paru dans le journal Le Monde daté du dimanche 22 octobre 2000)
LE gouvernement a hésité à proposer au vote une réforme pourtant minimale de la loi de 1975 permettant l’avortement. C’est que l’opposition à l’avortement, ou plutôt à la légalité de l’avortement, est grande en ce pays. La tradition de l’hypocrisie s’y maintient : tout le monde le fait, mais personne n’en parle, comme c’était déjà le cas pour la contraception au début du siècle.
Les traditions rhétoriques se maintiennent aussi : c’est au nom du « caractère sacré » de la vie que, régulièrement, des éditorialistes demandent que l’avortement soit limité, qu’il reste un « dernier recours », craignent qu’il ne soit « banalisé ». Banal, il ne l’est pas, quoiqu’il soit très fréquent. Comment expliquer ce paradoxe ? Comme tous les paradoxes : les mêmes facteurs expliquent et sa fréquence et son caractère tragique.
Jamais la pression n’a été plus forte sur les femmes et les jeunes filles. La recherche du prince charmant, autrefois menée chastement, ne s’imagine plus sans moments torrides. Les publicités, au cinéma, ne présentent qu’une image du bonheur, du bien-être, de la normalité : un couple jeune en maillot de bain, en train de danser sur une plage tropicale les yeux dans les yeux. Que vendent-elles ? Du chocolat, du café, de la lessive, de la limonade ? On ne peut plus distinguer les pro-duits, tant les « arguments » de vente sont les mêmes : beauté, jeunesse et sexualité, voilà ce qu’on nous vend.
Pas n’importe quelle sexualité cependant. Ce qu’Adrienne Rich appelle la contrainte à l’hétérosexualité est plus contraignant que jamais. En 30 ans, l’âge moyen des premiers rapports a baissé de 20 ans à 18 ans, l’écart entre les filles et les garçons qui était de 4 ans a disparu. La révo-lution sexuelle est accomplie ; ses bénéfices pour les femmes continuent d’être discutés par les féministes : libération de tous et de toutes, ou réalisation du rêve masculin de libre accès à toutes les femmes ?
Selon Sheila Jeffreys (sociologue britannique), les sexologues des années 1920 ont réussi à impo-ser aux femmes non seulement le devoir conjugal mais l’obligation d’aimer ça, à redoubler l’injonction juridique d’une injonction psychologique beaucoup plus redoutable que la première, puisqu’elle joue sur l’aspiration à la « normalité » sociale et psychologique. Cette liberté sexuelle est-elle intéressante pour les femmes — et d’abord, est-elle la même pour les femmes et pour les hommes ? Non. C’est évident. La « révolution sexuelle » empêche les femmes de dire non, mais ne leur donne pas les moyens de dire oui. La définition de la sexualité n’a pas changé : la sexua-lité, c’est l’acte sexuel, et l’acte sexuel, c’est le coït hétérosexuel avec éjaculation de l’homme dans la femme, c’est-à-dire, de toutes les postures sexuelles, la plus fécondante — un héritage des premiers chrétiens qui n’est toujours pas mis en cause. (C’est cette définition qui permet à Bill Clinton de dire qu’il n’a pas eu de rapport sexuel avec Monica Lewinsky). Il n’existe pas de choix quant à la sexualité que l’on peut avoir, c’est cela, ou la déviance.
D’autre part, la contraception est toujours tabou. Sa publicité est interdite en France, il n’y a tou-jours pas d’éducation sexuelle à l’école, alors qu’il n’y en a guère à la maison. On prône le coït tout en maintenant sous le boisseau, même si on ne les interdit pas complètement, les moyens de se préserver de ses conséquences. Les Pères de l’Eglise, qui voulaient réserver l’oeuvre de chair à la procréation et interdire le plaisir, se réjouiraient : le double bind est complet.
Ils se réjouiraient plus encore de voir que ces conséquences d’une sexualité réduite à une expres-sion — pas la plus simple, ni la plus agréable — continuent de peser uniquement sur les femmes : c’est à elles que l’on demande de réfléchir, en même temps que de se « laisser aller ». Ce sont elles qui sont censées tenter de se « protéger », dès la plus tendre enfance, car c’est dès la plus tendre enfance que les pressions des pairs pour « qu’elles le fassent » s’exercent.
Notre société met l’accent sur le plaisir et sur le plaisir sexuel, sans s’affranchir ni des conceptions de la sexualité héritées de la culture judéo-chrétienne, ni du tabou sur la contraception de même provenance, et logiquement. Car, pour cette culture, tout acte sexuel non-fécondant était une forme de contraception, et banni pour cette raison. Les contradictions présentes dans l’ancienne société sont aujourd’hui exacerbées, et ce sont les femmes qui paient le coût de cette exacerbation.
On parle d’éthique et de respect de la vie à des jeunes filles catastrophées par une grossesse. En parle-t-on aux garçons qui sont au moins autant responsables ? Et pourquoi pas ? » Un enfant ça se fait à deux » quand un couple s’en dispute la garde, mais plus quand une jeune fille est enceinte ? Pourquoi la morale commune est-elle à géométrie si variable, sinon parce que l’intérêt de l’homme est toujours décisif, parce que c’est son choix qui règle non seulement sa conduite mais celle de toute la société, parce que la liberté des hommes continue d’être plus grande que celle des femmes, et surtout, de s’exercer au détriment de celle des femmes ?
Il est donc normal que les sociétés qui combinent, comme la France, pressions au coït et rétention sur la contraception, » révolution sexuelle » et inégalité des sexes, connaissent des forts taux d’avortement ET le condamnent. Tandis que les pays qui le permettent, dans des délais deux fois plus longs que les » audacieuses » 12 semaines proposées ici (Pays-Bas : 24 semaines), dans la même logique font de l’éducation sexuelle et contraceptive et connaissent des taux d’avortement beaucoup plus bas. Prendre le problème au moment où il débouche sur une crise : la grossesse non désirée, c’est ignorer (ou vouloir ignorer ?)qu’une crise se prépare de longue date. Vingt-cinq ans après la loi, encore 220 000 avortements par an ! Le sous-entendu est que, décidément, on ne peut pas faire confiance aux femmes. On leur donne un peu de mou et… hop ! elles en profitent pour avorter. Comme si c’était une partie de plaisir. Ce n’est pas une partie de plaisir. Cela n’a pas à être non plus la tragédie que l’on veut que l’avortement soit, qu’on fabrique avec un parcours du combattant humiliant et traumatisant.
Les adversaires de l’avortement ont réussi : les femmes arrivent aux centres d’IVG porteuses du discours attendu, et — c’est le pire — souvent sincèrement ressenti : pleines de remords et de culpabilité. Mais de culpabilité de quoi ? Ceux qui nous disent qu’il ne faut pas banaliser l’avortement, que veulent-ils dire ? L’avortement est un crime ou il ne l’est pas. Certes, la vérité, souvent, n’est ni toute blanche ni toute noire. Mais elle ne peut pas être si grise qu’on nous le dit : même avec tout le souci des nuances qu’on voudra, il faut se décider.
La société française ne veut pas se décider : c’est exprès qu’elle se maintient, dans sa majorité, dans une attitude ambivalente et ambiguë : « Ce n’est pas un vrai crime, mais c’est un acte très grave « . Non, assez ! Si les femmes pouvaient vraiment choisir leur sexualité — et choisir signifie : non seulement connaître les conséquences de ce qu’on fait, non seulement pouvoir se prémunir, mais aussi pouvoir refuser de le faire, mais aussi avoir le choix d’autres activités aussi satisfai-santes sur le plan personnel et aussi valorisées socialement — il y aurait peu ou prou d’avortement, car les activités fécondantes seraient effectuées en connaissance de cause et avec intention, et non dans l’affolement, l’ignorance et la contrainte du groupe ou du partenaire (15 % des femmes ont subi des actes sexuels forcés d’après les recherches de Brigitte Lhomond).
Mais ça, ce serait une société idéale et nous n’en sommes pas là ; nous en sommes à sauver nos vies menacées par des injonctions contradictoires. Et tant que cette société idéale où tous-toutes les individu-es seraient libres de leur sexualité ne sera pas réalisée, personne n’a le droit d’interdire ni de condamner, ni même d’émettre des réserves sur la nécessité vitale de l’avortement.
Quant à sa légitimité, dans cette société idéale, l’avortement serait rare, mais aussi légal que n’importe quelle autre opération, selon le principe du droit des gens à disposer de leur corps. C’est ce principe qui a inspiré la décision de la Cour Suprême des Etats-Unis de ne limiter la possibilité d’avortement qu’au moment de la viabilité du foetus — au moment où il n’est plus un morceau indissociable d’un autre corps qui se trouve être celui d’une personne. Toute autre position doit rendre compte des raisons de refuser à la moitié de l’humanité ce droit imprescriptible, garanti par la déclaration universelle des droits humains — de l’homme (sic) en France — de 1948.
(paru dans le journal Le Monde daté du dimanche 22 octobre 2000)
LE gouvernement a hésité à proposer au vote une réforme pourtant minimale de la loi de 1975 permettant l’avortement. C’est que l’opposition à l’avortement, ou plutôt à la légalité de l’avortement, est grande en ce pays. La tradition de l’hypocrisie s’y maintient : tout le monde le fait, mais personne n’en parle, comme c’était déjà le cas pour la contraception au début du siècle.
Les traditions rhétoriques se maintiennent aussi : c’est au nom du « caractère sacré » de la vie que, régulièrement, des éditorialistes demandent que l’avortement soit limité, qu’il reste un « dernier recours », craignent qu’il ne soit « banalisé ». Banal, il ne l’est pas, quoiqu’il soit très fréquent. Comment expliquer ce paradoxe ? Comme tous les paradoxes : les mêmes facteurs expliquent et sa fréquence et son caractère tragique.
Jamais la pression n’a été plus forte sur les femmes et les jeunes filles. La recherche du prince charmant, autrefois menée chastement, ne s’imagine plus sans moments torrides. Les publicités, au cinéma, ne présentent qu’une image du bonheur, du bien-être, de la normalité : un couple jeune en maillot de bain, en train de danser sur une plage tropicale les yeux dans les yeux. Que vendent-elles ? Du chocolat, du café, de la lessive, de la limonade ? On ne peut plus distinguer les produits, tant les « arguments » de vente sont les mêmes : beauté, jeunesse et sexualité, voilà ce qu’on nous vend.
Pas n’importe quelle sexualité cependant. Ce qu’Adrienne Rich appelle la contrainte à l’hétérosexualité est plus contraignant que jamais. En 30 ans, l’âge moyen des premiers rapports a baissé de 20 ans à 18 ans, l’écart entre les filles et les garçons qui était de 4 ans a disparu. La révolution sexuelle est accomplie ; ses bénéfices pour les femmes continuent d’être discutés par les féministes : libération de tous et de toutes, ou réalisation du rêve masculin de libre accès à toutes les femmes ?
Selon Sheila Jeffreys (sociologue britannique), les sexologues des années 1920 ont réussi à imposer aux femmes non seulement le devoir conjugal mais l’obligation d’aimer ça, à redoubler l’injonction juridique d’une injonction psychologique beaucoup plus redoutable que la première, puisqu’elle joue sur l’aspiration à la « normalité » sociale et psychologique. Cette liberté sexuelle est-elle intéressante pour les femmes — et d’abord, est-elle la même pour les femmes et pour les hommes ? Non. C’est évident. La « révolution sexuelle » empêche les femmes de dire non, mais ne leur donne pas les moyens de dire oui. La définition de la sexualité n’a pas changé : la sexualité, c’est l’acte sexuel, et l’acte sexuel, c’est le coït hétérosexuel avec éjaculation de l’homme dans la femme, c’est-à-dire, de toutes les postures sexuelles, la plus fécondante — un héritage des premiers chrétiens qui n’est toujours pas mis en cause. (C’est cette définition qui permet à Bill Clinton de dire qu’il n’a pas eu de rapport sexuel avec Monica Lewinsky). Il n’existe pas de choix quant à la sexualité que l’on peut avoir, c’est cela, ou la déviance.
D’autre part, la contraception est toujours tabou. Sa publicité est interdite en France, il n’y a toujours pas d’éducation sexuelle à l’école, alors qu’il n’y en a guère à la maison. On prône le coït tout en maintenant sous le boisseau, même si on ne les interdit pas complètement, les moyens de se préserver de ses conséquences. Les Pères de l’Eglise, qui voulaient réserver l’oeuvre de chair à la procréation et interdire le plaisir, se réjouiraient : le double bind est complet.
Ils se réjouiraient plus encore de voir que ces conséquences d’une sexualité réduite à une expression — pas la plus simple, ni la plus agréable — continuent de peser uniquement sur les femmes : c’est à elles que l’on demande de réfléchir, en même temps que de se « laisser aller ». Ce sont elles qui sont censées tenter de se « protéger », dès la plus tendre enfance, car c’est dès la plus tendre enfance que les pressions des pairs pour « qu’elles le fassent » s’exercent.
Notre société met l’accent sur le plaisir et sur le plaisir sexuel, sans s’affranchir ni des conceptions de la sexualité héritées de la culture judéo-chrétienne, ni du tabou sur la contraception de même provenance, et logiquement. Car, pour cette culture, tout acte sexuel non-fécondant était une forme de contraception, et banni pour cette raison. Les contradictions présentes dans l’ancienne société sont aujourd’hui exacerbées, et ce sont les femmes qui paient le coût de cette exacerbation.
On parle d’éthique et de respect de la vie à des jeunes filles catastrophées par une grossesse. En parle-t-on aux garçons qui sont au moins autant responsables ? Et pourquoi pas ? » Un enfant ça se fait à deux » quand un couple s’en dispute la garde, mais plus quand une jeune fille est enceinte ? Pourquoi la morale commune est-elle à géométrie si variable, sinon parce que l’intérêt de l’homme est toujours décisif, parce que c’est son choix qui règle non seulement sa conduite mais celle de toute la société, parce que la liberté des hommes continue d’être plus grande que celle des femmes, et surtout, de s’exercer au détriment de celle des femmes ?
Il est donc normal que les sociétés qui combinent, comme la France, pressions au coït et rétention sur la contraception, » révolution sexuelle » et inégalité des sexes, connaissent des forts taux d’avortement ET le condamnent. Tandis que les pays qui le permettent, dans des délais deux fois plus longs que les » audacieuses » 12 semaines proposées ici (Pays-Bas : 24 semaines), dans la même logique font de l’éducation sexuelle et contraceptive et connaissent des taux d’avortement beaucoup plus bas. Prendre le problème au moment où il débouche sur une crise : la grossesse non désirée, c’est ignorer (ou vouloir ignorer ?)qu’une crise se prépare de longue date. Vingt-cinq ans après la loi, encore 220 000 avortements par an ! Le sous-entendu est que, décidément, on ne peut pas faire confiance aux femmes. On leur donne un peu de mou et… hop ! elles en profitent pour avorter. Comme si c’était une partie de plaisir. Ce n’est pas une partie de plaisir. Cela n’a pas à être non plus la tragédie que l’on veut que l’avortement soit, qu’on fabrique avec un parcours du combattant humiliant et traumatisant.
Les adversaires de l’avortement ont réussi : les femmes arrivent aux centres d’IVG porteuses du discours attendu, et — c’est le pire — souvent sincèrement ressenti : pleines de remords et de culpabilité. Mais de culpabilité de quoi ? Ceux qui nous disent qu’il ne faut pas banaliser l’avortement, que veulent-ils dire ? L’avortement est un crime ou il ne l’est pas. Certes, la vérité, souvent, n’est ni toute blanche ni toute noire. Mais elle ne peut pas être si grise qu’on nous le dit : même avec tout le souci des nuances qu’on voudra, il faut se décider.
La société française ne veut pas se décider : c’est exprès qu’elle se maintient, dans sa majorité, dans une attitude ambivalente et ambiguë : « Ce n’est pas un vrai crime, mais c’est un acte très grave « . Non, assez ! Si les femmes pouvaient vraiment choisir leur sexualité — et choisir signifie : non seulement connaître les conséquences de ce qu’on fait, non seulement pouvoir se prémunir, mais aussi pouvoir refuser de le faire, mais aussi avoir le choix d’autres activités aussi satisfaisantes sur le plan personnel et aussi valorisées socialement — il y aurait peu ou prou d’avortement, car les activités fécondantes seraient effectuées en connaissance de cause et avec intention, et non dans l’affolement, l’ignorance et la contrainte du groupe ou du partenaire (15 % des femmes ont subi des actes sexuels forcés d’après les recherches de Brigitte Lhomond).
Mais ça, ce serait une société idéale et nous n’en sommes pas là ; nous en sommes à sauver nos vies menacées par des injonctions contradictoires. Et tant que cette société idéale où tous-toutes les individu-es seraient libres de leur sexualité ne sera pas réalisée, personne n’a le droit d’interdire ni de condamner, ni même d’émettre des réserves sur la nécessité vitale de l’avortement.
Quant à sa légitimité, dans cette société idéale, l’avortement serait rare, mais aussi légal que n’importe quelle autre opération, selon le principe du droit des gens à disposer de leur corps. C’est ce principe qui a inspiré la décision de la Cour Suprême des Etats-Unis de ne limiter la possibilité d’avortement qu’au moment de la viabilité du foetus — au moment où il n’est plus un morceau indissociable d’un autre corps qui se trouve être celui d’une personne. Toute autre position doit rendre compte des raisons de refuser à la moitié de l’humanité ce droit imprescriptible, garanti par la déclaration universelle des droits humains — de l’homme (sic) en France — de 1948.
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Christine Delphy Retrouver l’élan du féminisme