Il est le patron des sans domicile fixe, des mendiants, des exclus et des personnes inadaptées. La légende dit qu’il aurait porté les mêmes vêtements pendant 15 ans de suite, sans jamais les enlever, ni les laver… à une époque qui voit apparaître le bidet. Qui est-ce ?
Drôle de saint que ce Benoît-Joseph Labre qui, par
esprit de mortification, aurait fait voeu vers 1770 de ne pas se
laver puis meurt «en état de crasse», ainsi que disent les esprits
éclairés. Son absence d’hygiène et sa vermine sont devenus proverbiaux. De son
vivant même, Benoît-Joseph Labre s’attire les sarcasmes : il ne fait pas bon,
en cette période dites «des Lumières», jouer les vagabonds de dieu, partager le
destin des sans-abris et promener partout «le paradoxe d’une vie cachée en dieu» en s’affichant mystique des grands chemins, auréolé de mouches et couvert de gale. Au
XVIIIe siècle, il reçoit des pierres. Au XIXe siècle, on s’étripe sur le «cas»
Labre, pris en otage d’une querelle portant sur les vertus du savon.
Vivre d’amour et d’aumônes
Né à Amettes dans le Pas-de-Calais, Benoît-Joseph
Labre (1748-1783) est l’aîné d’une famille de quinze enfants. Son
père est laboureur. Très jeune, il rêve d’entrer dans les ordres. Entre ses 19
et ses 22 ans, il se présente dans plusieurs monastères et accumule les refus
ou les renvois pour des raisons diverses : tantôt on ne prend plus de novices,
tantôt on le trouve trop jeune, il a une santé trop fragile ou bien on «craint
pour sa tête» (i.e. ses excès de contrition frôlent la névrose).
Partout refusé, Benoît-Joseph trouve finalement sa voie dans une vie de
mendiant et de pèlerin, vêtu seulement d’un habit grossier en loques. Un Père
Abbé lui a dit: «Dieu vous veut ailleurs.» Son monastère sera la route.
Ses hagiographes affirment qu’il parcourt à pied près de 30 000 km dans tous
les sanctuaires d’Europe : il aurait été vu en Espagne, en Suisse, en Allemagne… Mais son
lieu de prédilection, c’est Rome où il passe ses journées en prière dans les
églises, logeant avec les autres pauvres dans les ruines du Colisée, distribuant
aux plus démunis ce qu’on lui donne. Dans les rues, les chenapans se moquent de
lui ou le caillassent. Il rend grâces à Dieu. Le mercredi saint 1783, on le
ramasse mourant sur les marches d’une église. Dès sa mort connue, des enfants
dépenaillés s’en vont par les rues de Rome en
criant: «Le saint est mort !» Les miracles se multiplient sur son tombeau. «Bénéficiant
ainsi d’un culte précoce et populaire, il est un défi au matérialisme d’une
société vouée à l’argent», résume le site Nominis.
Maintenant encore, saint Labre cristallise les tensions qui traversent notre
société.
Le «saint clochard», le «patron de la
vermine»
De son vivant, il incarne le retour à des valeurs
archaïques, celles d’une foi visionnaire qui cadre mal avec l’esprit du temps.
Il a atteint le degré la plus extrême de la pauvreté, alors que tous les
philosophes parlent d’en finir avec la misère. Ce renoncement paraît suspect. A
la veille de la Révolution qui fait de la propriété «un droit sacré» (sic),
Labre fait le choix de ne rien posséder. Son mode de vie est anachronique.
Pourquoi s’infliger puces, poux, morpions et punaises ? Dans un ouvrage
intitulé Le prêtre et le médecin (éditions du CNRS), l’historien Georges Minois souligne qu’au
moment même où Labre pratique «le refus de l’hygiène comme moyen de
mortification» l’usage de la baignoire se répand en France. «Les hôtels
particuliers s’équipent de “cabinets de toilette” ; les manuels d’hygiène
insistent sur la nécessité de laver les parties intimes du corps : “Le soin
des parties naturelles est d’une nécessité indispensable. Il faut les laver
tous les jours”, dit Le Médecin des dames en 1772. On voit même
apparaître les premiers bidets dans les années 1780.» «Lavez-vous !»
devient le mot d’ordre des médecins, au grand dam des prêtres qui s’offusquent
: se laver est dangereux pour la vertu. La baignoire incite à la mollesse. Elle
pousse à la dépravation. C’est le début d’une longue dispute. Pour contrer les
libres-penseurs, l’église érige «en modèle de chrétien Benoît Labre
(1748-1783), l’homme qui ne se lave jamais».
Il faut «respecter le mystère de la propreté»
A la fin du XVIIIe siècle, Labre est loin d’être un
cas unique, bien sûr. Georges Minois cite l’exemple de l’Italien Gérard Maiella
«mort à 29 ans à force de pénitences et de manque de soins corporels.»
Les autorités cléricales éprouvent d’ailleurs de l’embarras face aux pratiques jugées
répugnantes de certaines religieuses. «Mais le prestige de l’ascétisme a été
tellement vanté dans la tradition chrétienne, qu’il garde dans le siècle de la
raison un puissant attrait sur les esprits les plus religieux.» Au XIXe
siècle, avec l’avènement du puritanisme bourgeois, la situation se crispe. D’un
côté, le corps devient tabou. De l’autre, la salubrité devient affaire de débat
public. «Le clergé entretient une méfiance maladive autour des questions
d’hygiène», raconte Georges Minois. En 1852, le Conseil central d’hygiène
de Nantes affirme «Le bain est une pratique immorale» et prône la
vigilance, surtout au moment de s’essuyer. On réitère les conseils d’une dame
de lettres (Elisabeth Celnart) qui dans un manuel de 1833 (1) recommande : «Fermez les yeux,
jusqu’à ce que vous ayez terminé l’opération». Sous couvert de «respecter
le mystère de la propreté», certains manuels vont jusqu’à promouvoir le
lavage habillé-e, au motif que «tout ce qui dépasse les bornes d’une hygiène
saine et nécessaire conduit insensiblement à des résultats fâcheux».
Qu’est-ce qui est pire : saleté du corps ou
corruption de l’esprit ?
En 1881, lorsque l’Eglise canonise Benoît Joseph
Labre –confirmant la tradition de saleté comme signe de sainteté- la presse
raille celui qu’elle appelle le «garde-manger des punaises». «La
couverture de L’Anti-clérical célèbre l’événement par une caricature
montrant “l’archevêque de Paris se rendant à Rome pour la canonisation de
Labre, patron de la vermine”, dans une chaise roulante tirée par des poux,
tandis que l’on chante ce cantique d’Alfred Le Petit : “Des poux, des poux
/ Chrétiens entre nous / Chantons : qu’il est doux / D’avoir des poux”.» Par
réaction, le clergé affirme qu’il vaut mieux avoir l’âme propre. «En 1937
encore, l’abbé Thellier de Poncheville (1875- 1956) se plaint de ce que les
fidèles de nos jours préfèrent la salle de bains au confessionnal : “L’hygiène
leur tient lieu de morale”, écrit-il. Face à face donc, l’école laïque, où
un article du catéchisme laïque du docteur Thulié recommande : “Tu auras
soin de ton corps, parce que la malpropreté est répugnante et engendre des
maladies”, et l’école catholique, où un candidat au certificat d’études à
Joué-sur-Erdre, vers 1880, dans une rédaction sur “les avantages de la
propreté”, raconte l’histoire d’un jeune homme damné pour s’être trop lavé,
et conclut : “Mes enfants, ne vous mettez pas si propre et plutôt priez
afin qu’il [Dieu] vous donne la possession éternelle qui est le ciel.”»
163 miracles certifiés : le dernier des thaumaturges
De part et d’autre du saint, les pro et les
anti-hygiène s’envoient des insultes (2), oubliant –mais un peu vite– que la
figure de Labre dépasse de loin ces confits. Il a beau faire le succès de
chansons narquoises et de caricatures grotesques, ce Diogène chrétien incarne
une forme de foi qui défie la bien-pensance. Même ceux
qui se moquent de lui, sûrs et certains (ainsi que dit joliment Jacques Gadille) «que la voie du progrès et du bonheur du peuple [va] à l’inverse de
celle où s’attardent les rêveurs d’un christianisme inefficace et dépassé»
doivent s’incliner devant la part de mystère que recèle ce «mystique en
haillons». Barbey d’Aurevilly lui-même le regrette : Labre n’a jamais eu le
biographe qu’il méritait. Toute sa vie, il est ignoré. A peine meurt-il, à 35
ans, qu’une foule accourt voir son cadavre. Des miracles ont lieu, puis se
multiplient sur sa tombe : 163 sont certifiés. Une aubaine pour les autorités
cléricales qui voient là le moyen de réaffirmer la puissance de l’église. Mais
pour combien de temps ? Saint Labre fait partie des derniers thaumaturges.
Maintenant c’est le médecin qui fait des «miracles», raconte Georges Minois. La
situation s’est «totalement inversée, le médecin remplaçant le prêtre,
décidant de la vie et de la mort, et la médecine faisant office de nouvelle
religion, promettant à son tour des chimères : longévité extrême, jeunesse
éternelle, beauté et santé inaltérables, tandis que le psychanalyste prend la
place du confesseur.»
.
A LIRE : Le prêtre et le médecin. Des saints guérisseurs à la bioéthique, de Georges Minois, éditions CNRS, 2015.
Histoire des pratiques de santé. Le saint et le malsain depuis le Moyen Age, de Georges Vigarello, Paris, Points, 1999.
Un mystique en haillon. Saint Benoît-Joseph Labre,
de Jean Ladame, Montsur, 1987.
«Invention d’un saint, prolifération d’images. Le cas Benoît Labre», de Claude Langlois, Mélanges de l’Ecole française de Rome.
Italie et Méditerranée, tome 102, n°2. 1990.
«Autour de saint Benoît-Joseph Labre, hagiographie et critique au XIXe siècle», de Jacques Gadille, Revue d’histoire de l’Église de France, tome 52, n°149, 1966.
NOTES
(1) Manuel des dames, ou l’art de l’élégance, sous le rapport de la toilette, des honneurs de la maison, des plaisirs, des occupations agréables, 1833
(2) «Vers 1910, à Blajan, en Haute-Garonne, un instituteur dicte à ses élèves le texte suivant : “Les populations cléricales ne pratiquent guère les bains parce que leur religion leur apprend une sale pudeur”. […] La saleté des ecclésiastiques est un des thèmes favoris de la propagande anticléricale : le clergé forme “une clique qui pue à cent pas”, les soutanes sont imbibées de graisse et souillées de toutes sortes de liquides, les religieuses empestent la sueur et dégagent une “odeur fétide”. […] Le meilleur moyen de mettre fin au cléricalisme, ce serait d’imposer l’hygiène, affirme en 1880 La Semaine anticléricale. Avec les premiers scandales de pédophilie qui commencent à filtrer, comme à Cîteaux en 1888, l’image qui s’impose pour représenter les prêtres est celle du cochon, sale et lubrique.» (source : Le prêtre et le médecin. Des saints guérisseurs à la bioéthique, de Georges Minois, éditions CNRS, 2015).