Beaucoup ont tendance à voir les féministes comme un groupe monolithique, dont les membres seraient interchangeables. Le féminisme est, plus que jamais, riche de personnalités très diverses.
J'ai donc décidé d'interviewer des femmes féministes ; j'en connais certaines, beaucoup me sont inconnues. Je suis parfois d'accord avec elles, parfois non. Mon féminisme ressemble parfois au leur, parfois non.
Toutes sont féministes et toutes connaissent des parcours féministes très différents. Ces interviews sont simplement là pour montrer la richesse et la variété des féminismes.
Interview de Judi.
Bonjour, peux-tu te présenter ?
Bonjour, je suis Judi, j'ai 29 ans, femme blanche cis (du même genre que celui assigné à ma naissance) bisexuelle et handicapée. J'ai été amputée d'une jambe quand j'étais petite, suite à un cancer, ce qui m'a donné un regard particulier sur les injonctions à la beauté ou à la féminité, depuis toute petite. On a tenté de me donner une éducation la plus normale possible, vu que je ne suis pas vraiment handicapée selon les normes de la société (je peux marcher, avec une prothèse, et on me regarde parfois de travers lorsque mon ami se gare sur une place réservée aux handicapés, comme si je fraudais), mais les douleurs chroniques et la violence en milieu scolaire m'ont conduite au burn out assez tôt. Depuis, je passe mon temps à m'éduquer seule, en grande partie sur les questions sociales. Contrairement aux idées reçues, je n'ai pas eu de difficultés particulières à trouver des partenaires sexuels ou amoureux au long de ma vie, ce qui m'a aidé à me rendre compte très tôt de ma bisexualité. Mais ça ne veut pas dire que c'est aisé !
Depuis quand es-tu féministe et quel a été le déclic s'il y en a eu un ?
Je me déclare réellement féministe depuis 4 ou 5 ans maintenant. Avant, lorsque je ne m'étais pas encore vraiment renseignée sur ce sujet, je suivais la croyance populaire selon laquelle les féministes détesteraient les hommes, et je ne donnais donc pas de nom à ces idées qui l'étaient pourtant bel et bien. J'avais déjà eu l'occasion de réfléchir à différentes choses, notamment sur les attentes différentes envers les femmes et les hommes, le fait que des gens ~bien intentionnés~ s’inquiétaient de mon avenir car j'aurais forcément du mal à trouver un petit ami alors que personne ne semblait comprendre que j'avais d'autres préoccupations, par exemple. Le vrai déclic a été un article publié sur Slate je crois, il y a longtemps, sur les femmes en politiques. A l'époque, je considérais naïvement qu'atteindre le haut de l'échelle n'était qu'une question d'envie et de volonté, mais lire les échanges des autres personne m'avait poussé à réfléchir. Merci, commentateurs courageux ! Cependant, annoncer simplement "je suis féministe" à été un combat en soi : j'éprouve même parfois de la gêne à l'utiliser, comme si je me permettais une bravade, alors que je n'ai pas de problème à dire que je suis contre le validisme ou l'homo/biphobie. Le patriarcat a bien travaillé.
Peux-tu expliquer le regard particulier que tu portes sur les injonctions à la beauté ou la féminité ?
J'ai longtemps considéré en être exclue, comme si cela allait de soi. Comme si, quitte à être marginalisée, je pouvais me permettre de ne pas m'en préoccuper. Avoir ce handicap visible m'a donné l'impression que je ne pourrais qu'être laide, et donc automatiquement exclue de tout ce que la société nous donne comme image de la féminité. Pas de jolies robes moulantes, pas de talons, bref je ne pouvais pas prétendre être une vraie femme. C'est avec une sorte de distance que je considère ces questions. Pourtant, on me fait comprendre depuis mon adolescence que je dois m'en préoccuper, essayer d'être belle, et concilier ces deux concepts a été extrêmement perturbant. J'ai beaucoup souffert psychologiquement en tentant d'être ce que je savais ne pas pouvoir être : une jolie femme. Grâce au féminisme, j'ai réussi progressivement à accepter d'être physiquement imparfaite et, sans dire que j'aime mon corps, je ne ressens plus cette souffrance. Le regard des autres ne me pèse plus autant. Je trouve cependant dommage que l'on n'évoque pas davantage les corps handicapés dans les campagnes de "body positivity" (cette idée selon laquelle tous les corps sont beaux même en sortant des normes habituelles de la femme jeune blanche mince et valide). Mais quand on voit les difficultés des femmes rondes/grosses à faire leur place dans les médias, on se dit qu'il reste de toute façon beaucoup de chemin à faire.
As-tu déjà subi des remarques sur ton handicap que tu penses sexistes, c'est-à-dire que tu ne les aurais pas subies si tu étais un homme ?
J'ai déjà eu beaucoup de questions ou remarques en rapport avec mon avenir en couple, alors que je n'en ai jamais eu sur un éventuel avenir professionnel ou d'autres difficultés de la vie courante. Je peux me tromper, mais j'ai l'impression que c'est ce qui intrigue le plus les gens et qu'on ne poserait pas ces mêmes questions aux hommes. On m'a même déjà poussée dans les bras d'un jeune homme que je détestais, parce que lui m'appréciait, en me disant en substance de ne pas faire la difficile. C'est vraiment très dur à entendre. Mon seul rôle de femme était de trouver un homme, et mon handicap m'obligerait à prendre le premier qui daignerait m'accepter. Cette idée m'a même poussée à rester quelques mois dans une relation clairement abusive.
J'ai également eu des questions très gênantes sur ma façon de m'habiller, par exemple "est-ce que tu mets des jupes courtes ?", "tu peux porter des talons ?", des questions que je considère comme vraiment intrusives et inappropriées. Je ne crois pas qu'on aborde les hommes dans la rue en leur demandant si ils portent des slips kangourous.
Tu parles de violence en milieu scolaire, peux-tu préciser ce point ?
Au collège puis au lycée, le seul aménagement dont je bénéficiais était de pouvoir partir cinq minutes avant les autres, accompagnée d'un élève qui porterait mon sac, pour avoir le temps d'atteindre le bus. Ce simple petit bénéfice, mineur vu la vitesse à laquelle je marche, m'a valu très vite l'animosité des autres élèves, sans compter les fois où les professeurs me le refusaient purement et simplement (la violence n'est hélas pas seulement le fait des élèves). Je me suis rapidement retrouvée seule, et je ne demandais plus à personne de m'accompagner car ces élèves aussi subissaient également la rage des autres. Je passais donc mon temps dans les couloirs, ce qui était interdit par le règlement mais que l'on m'autorisait sans doute un peu par pitié, attendant chaque jour la fin des cours avec impatience. On m'insultait, me traitait de préférée des profs, et on m'isolait. Cela s'est aggravé au lycée, où la violence est devenue plus directe encore : les rares amies que j'ai pu me faire ont été éloignées de moi par des rumeurs affreuses et mensongères, et j'ai même été victime de slut shaming (la panoplie d'insultes habituelles que l'on réserve aux femmes ayant une sexualité active) parce que j'avais un petit ami un peu plus vieux. J'ai donc fait une dépression, ce qui a été considéré par les professeurs comme un simple caprice d'adolescente et qui ont donc refusé de m'aider, et quitté le lycée. Depuis ces événements, j'ai une phobie sociale très importante et je parviens difficilement à me faire des ami(e)s, je vis donc assez isolée socialement. J'aurais aimé comprendre ce qu'était le slut shaming à l'époque, peut-être que j'aurais pu lutter et tenir le coup. Le féminisme a le pouvoir de sauver des vies, dommage que ça ne soit pas enseigné en classe !
Arrives-tu à répondre aux gens qui te parlent de ta vie amoureuse et de ton handicap ? Que leur dis-tu ?
Longtemps j'ai eu du mal à trouver les mots à cause de la gêne, alors je me contentais d'esquiver. Maintenant c'est plus simple et je peux leur répondre assez facilement, soit en les envoyant paître parce que je suis parfaitement capable de gérer ma vie amoureuse, soit répondre à leurs questions si elles ne sont pas trop malvenues. Je suis finalement assez à l'aise sur ce sujet, même si cela m'a demandé du temps. Je suis chanceuse sur ce point : on parle souvent de l'isolement affectif des personnes plus lourdement handicapées, mais j'ai eu différents partenaires dans la vie. Des hommes, quelques femmes, et même si tout n'a pas toujours été rose je ne crois pas avoir déjà été rejetée à cause de mon handicap. De même, je n'ai jamais eu l'impression d'être fétichisée. J'ai parfois eu peur que l'on considère mes partenaires comme des gens anormaux, comme si j'étais une handicapée avant d'être une personne et qu'il fallait être bizarre pour me trouver attirante. Donc quand on s'étonne que je puisse être en couple depuis de nombreuses années avec une personne très bien, je rappelle gentiment que je suis également une personne très bien !
Tu parles des campagnes "body positivity" ; portes-tu un regard bienveillant dessus ?
Globalement oui : je trouve ça important de montrer des corps différents, pour que chacun puisse voir que tous peuvent être beaux, et pas seulement ceux auxquels nous sommes habitués. Parce qu'on a beau être raisonnable et savoir que personne ne peut être aussi parfait qu'un top model retouché sous photoshop, ces images s'imposent pourtant comme un idéal dans notre esprit. C'est bien de rappeler que l'humanité n'est que la somme d'individus différents. Cependant, je ne suis pas forcément d'accord avec cette sorte d'obligation à aimer son corps que j'ai parfois remarquée. Si certaines le peuvent, c'est très bien, mais je n'aimerais pas que les autres se sentent prisonnières d'une nouvelle injonction : il n'y a aucun mal à ne pas aimer son corps malgré tout. En bref, je trouve cela très bien pour les gens comme moi, qui n'ont par ailleurs que peu de modèles auxquels s'identifier : ça booste une confiance en soi qui peut faire défaut.
Les gens valides ont souvent assez peu conscience des problèmes rencontrés au quotidien par les handicapé-es tant la société française fait peu pour les aider dans leur quotidien (transports non adaptés, administration etc), peux-tu nous en parler et nous donner des exemples concrets ?
Je ne peux parler que de ma situation, privilégiée par rapport à des gens à mobilité encore plus réduite. Mais la difficulté à laquelle je pense en priorité est bien entendu l'argent. Lorsque notre handicap nous empêche de travailler, nous percevons une allocation (l'AAH) qui s’élève actuellement à 800€. Les options sont donc limitées : soit vivre seul avec cet argent (et probablement une petite APL mais je ne sais rien sur ce point), soit être hébergé par un membre de la famille et s'arranger. Vivre avec une autre personne, même en colocation, automatiquement considéré comme une vie maritale, fait diminuer l'AAH en fonction des revenus de l'autre personne, et on arrive très vite à ne plus avoir d'argent du tout. Pourtant, notre handicap ne disparait pas lorsqu'on habite avec quelqu'un d'autre. Les personnes en situation de handicap sont donc condamnées à être dépendante de leur conjoint(e) lorsqu'ils en ont un(e). De même, toute activité professionnelle fait diminuer l'allocation. Je peux comprendre ce dernier point, mais en sachant que nos rares options sont généralement des emplois précaires ou peu payés, le risque de mettre en danger notre seule source de revenus stables est trop important (si on a la chance d'en profiter), sans parler de notre santé car les handicaps ont souvent des conséquences collatérales diverses. Quelles que soient nos options possibles ou choisies, le message envoyé par ces conditions est clair : notre existence coute bien trop cher, et toute possibilité pour réduire ce coût sera saisie. D'autre part, spécifiquement en tant que femme, nous sommes déjà largement infantilisées par la société et il est difficile de se construire une image de soi de personne pleinement adulte lorsqu'on nous fait clairement comprendre que nous sommes comme un enfant, pris en charge par sa/son conjoint(e).
Ajoutons à cela qu'il est difficile de se déplacer (je suis moi-même dépendante de mon ami pour les déplacements en voiture) et qu'il est donc préférable d'avoir tous les services de base à portée de main. Mais cela oblige à vivre zone urbaine, où le coût de la vie est plus élevé, et où on ne trouve pas toujours de places pour se garer, alors que je ne peux marcher que des courtes distances sans souffrir. Chaque déplacement demande donc une certaine planification, et bien souvent je préfère ne pas tenter de sortir plutôt que de créer des problèmes. Quand aux transports en communs, les utiliser est trop éprouvant pour moi : rester debout est une torture, et les correspondances me compliquent encore la tâche, sans parler des horaires trop serrés.
J'évoquais cela plus tôt, mais je me trouve dans une situation où je dois toujours être prête à justifier de mon handicap. Quand je me trouve sur une place handicapée, ou que je peux demander un tarif spécial pour visiter un musée, etc... J'ai souvent préféré abandonner pour ne pas être encore une fois obligée d'expliquer ma situation en public ou prise à parti par des inconnus, quitte à me donner du mal. Je refuse également de prendre l'avion pour ne pas avoir à vivre la gêne de la fouille et du portique qui sonne. Ça peut sembler des préoccupations dérisoires, mais c'est ma qualité de vie globale qui en est diminuée. Tous ces facteurs vont hélas dans le sens de l'isolement des personnes souffrant de handicap. J'oublie sans doute beaucoup d'autres choses, mais cela donne une idée générale.
Tu disais que des gens te posent des questions gênantes sur ton handicap, par rapport à ta façon de t'habiller par exemple ; peux-tu expliquer en quoi c'est intrusif et déplacé ?
C'est une question difficile, je crois que c'est pour beaucoup une question de ressenti et j'imagine qu'une question que je trouverais intrusive semblerait anodine à une autre personne. Mais généralement je demande une chose : est-ce que la question que l'on me pose serait posée aussi simplement à une personne valide ? Ce système n'est pas infaillible mais il aide à expliquer : si la réponse est "non", il y a de forte chance que je n'ai pas envie d'en deviser avec un(e) inconnu(e), et que cela ne le/la regarde tout simplement pas. Bien entendu, cela ne concerne pas les proches, avec qui je parle de sujets personnels autant que n'importe qui. J'ai l'impression que toute variation trop visible à la norme fait de nous des sortes de personnes publiques, qu'il soit question de handicap, de couple non-hétéro, de genre (pour les personnes non cis), ou même de tatouages ou de couleur de cheveux. Beaucoup de gens vont alors poser la première question qui leur passe par la tête, sans réaliser qu'en face d'eux se tient une personne sensible, qui a sans doute déjà entendu ces mêmes question et dont la vie est régulièrement résumée à un point de détail, parfois avec violence (même si ce détail peut être important, nous ne sommes pas que cela). Pour satisfaire une curiosité pas toujours saine, ils sont capable de nous mettre mal à l'aise sans y voir le moindre problème. J'ai presque envie de dire que le problème ne réside d'ailleurs pas tant dans la question que dans le droit que se donnent des inconnus sur nous : considérer que l'on peut demander à une personne d'étaler des détails intimes de sa vie sur la place publique pour notre bon plaisir, c'est ça qui est déplacé à mon sens. J'espère que ce n'est pas trop confus, comme je le disais le ressenti y joue une trop grande part pour pouvoir fournir une explication totalement objective.
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