Dans un manifeste intitulé “Pornoculture”, deux chercheurs font du selfie une pratique typiquement porno. Pourquoi ? Parce qu’elle rend public ce qui relève du privé. Ce faisant, elle met en danger les valeurs fondatrices de l’humanisme, disent-ils. Vraiment ?
Dans un manifeste au style
léger et trépidant –Pornoculture, publié aux éditions Liber–, Claudia Attimonelli,
sémioticienne (Université de Bari) et Vincenzo Susca, sociologue de
l’imaginaire (Université de Montpellier) s’amusent à décrypter «toutes les
formes d’exubérance festive placées sous le signe du plaisir et de l’ivresse»
qui contribuent à la propagation du porno dans nos vies. Porno le bracelet
connecté qui permet de partager des données personnelles. Porno le selfie posté
sur Tweeter dans «une spirale où seuls ceux qui engendrent l’excès font
parler d’eux.» Porno tous ces partages de photos de stars qui mettent à nu l’individu…
Le porno : un
anti-humanisme
On pourrait croire que
l’ouvrage Pornoculture se veut critique au sens moral du terme. Mais
non. Pour ses deux auteurs, au-delà de tout jugement, le porno se définit comme
une vaste entreprise de démolition d’un idéal maintenant périmé (et tant mieux
?) : celui de l’humanisme. Tout commence vers le XVe siècle. L’humanisme émerge
progressivement en Europe, à la faveur du perfectionnement scientifique de la perspective et de l’imprimerie qui introduisent la mise à distance entre l’homme
et le monde. Il s’inscrit «dans l’intention déclarée de placer l’homme au
centre du monde et d’en faire —comme l’écrivait Descartes dans son Discours de
la méthode— le “maître et possesseur de la nature”.» L’humanisme «consacre
le rôle cardinal de l’être humain dans l’univers, sa propension à devenir la
mesure de toute chose en se fondant précisément sur la possibilité d’isoler, de
contrôler et d’analyser, sur la base des canons de son propre corps, tous les
objets qui l’entourent, désormais considérés comme une grande abstraction
scientifique, mathématique et esthétique — une chose se prêtant à la
manipulation.» L’humanisme opère une coupure entre l’homme et la création.
Le porno : une forme de
résistance à l’ordre du progrès et de la raison
L’humanisme impose à l’homme de nouvelles
normes : disjonction, dissociation, rationalisation. Il s’agit d’être à distance du cosmos mais surtout de soi-même, pour
enfin devenir libre (sic), seul responsable de son destin, souverain de soi-même. Ce
qui suppose beaucoup de sacrifices : il faut désormais se contenir, maîtriser
ses appétits, réguler ses désirs, bref «reléguer passions, sentiments et
rêves en marge de la vie quotidienne (dans la nuit, la sphère privée, les
anfractuosités urbaines…)». Voilà pourquoi le porno apparaît : pour faire
contrepoids aux restrictions que l’idéologie progressiste impose. Ainsi que Claudia
Attimonelli, et Vincenzo Susca l’expliquent dans Pornoculture, «l’émergence
outrageuse du porno» est, tout d’abord «une réaction minoritaire
et tendanciellement secrète — de la part d’initiés, de rebelles, de dandies ou
de figures anomiques — contre les injonctions religieuses, sociales et morales
les plus sévères issues de l’éthique protestante.» Pour le dire plus
clairement : le porno, basé sur la dépense effrénée des liquides sexuels, est
le revers d’une société obsédée par le self-control et par le «placement en bourse». Le porno est l’envers de l’humanisme, sa face obscure, son double
antithétique, son ombre ricanante.
Le porno : ou comment se
démettre de son libre-arbitre
Renversant les valeurs
humanistes en leur exact contraire, la scène porno telle qu’elle se développe, ne cesse de mettre en scène un sujet qui se perd ou qui perd les
pédales, «dans quelque chose de plus grand que lui-même» : ses limites
sautent. Dans l’univers porno, l’individu n’est plus protégé par aucun
vêtement, ni par aucune frontière. Tous ses trous sont visités, toutes ses
zones explorées face à la caméra. Faisant allusion à la célèbre formule de
Descartes «je pense donc je suis, dans la forteresse de mon esprit» (cogito
ergo sum, in arcem meum), les chercheurs expliquent : dans l’univers
porno, «la forteresse de l’esprit qui protégeait l’individu, et d’où il
gouvernait à distance le monde, laisse place aux pièces, pistes et vitrines
d’une scène pulsante où il n’y a plus de respiration, mais seulement de la
chair, des pores et de la sueur entre sujets et objets, entre sujets et sujets,
entre médias et vie quotidienne.» Dans l’univers porno, l’individu se
laisse submerger : son Moi aboli, son
libre-arbitre avili, il renonce (avec soulagement) à être différent des autres et
sombre au sein d’un magmas charnel ou d’un excitant réseau collectif. Ouvrant des perspectives de réflexion inédites, Pornoculture pousse plus loin : si le porno est transgressif, dit-il, c’est parce qu’il bafoue les valeurs humanistes bien plus que les interdits judéo-chrétiens. Le porno montre des hommes et des femmes dépersonnalisés, bestialisés, dépossédés d’eux-mêmes. On ne sait même pas leur nom. Ce ne sont plus des individus, mais des pions au service d’une célébration qui vise la perte des liquides et des identités. Scandale.
Le porno : comme une
drogue, il aide à se fondre dans la masse
Rien de plus proche du porno
que la drogue ou ces addictions (le mot est à la mode) dont un nombre croissant
d’individus font leurs délices… Ainsi que le soulignent les deux
chercheurs : «Les addictions multiples qui […] s’imposent dans les pratiques
de la vie ordinaire, constituent en réalité le témoignage le plus flagrant du
fait que le mythe de l’autonomie individuelle est désormais révolu, pour le
meilleur et pour le pire. Il est même urgent de reconnaître que la
gratification la plus désirée lorsqu’on fait usage de substances stupéfiantes
[…] est inversement proportionnelle à la sauvegarde de la conscience
individuelle, tandis qu’elle est cautionnée par un état d’indistinction entre
le moi et l’autre, entre la raison, le corps et le rêve, état proche de l’ordo
amoris en ce qu’il détient de plus fusionnel et de plus confusionnel.»
Allant plus loin dans leur analyse, les deux chercheurs affirment que le porno
vise bien plus que les extases globales et indifférenciées : il vise la mort du
Moi. Peu importe le moyen. Voilà pourquoi les vidéos de crash (corps
emboutis dans des voitures concaténées) sont considérées comme obscènes et assimilées à du porno. Elles sont aussi obscènes que les images suintantes de films de zombis. Les individus qui font corps avec des machines, les
foules de morts-vivants décérébrés et les photos du site Beautiful Agony, qui
montrent les visages d’inconnu(e)s en train de jouir
participent tous de la pornoculture pour cette même raison qu’ils célèbrent la perte de toute maîtrise sur qui nous sommes.
Selfie : self-sacrifice ou
soi-crifice ?
Le porno est une
culture de la mise à mort du Moi. C’est donc forcément une culture violente,
qui célèbre des sacrifices comme autant de «belles agonies» : «le sujet, avec sa privacy, est le
premier veau sacrifié par les rites de la socialité électronique dans toutes
ses déclinaisons», expliquent les chercheurs, qui questionnent : «qu’est-ce
que le selfie, sinon une pratique de gai sacrifice de soi, un libidineux soicrifice»
? Pour Claudia Attimonelli, et Vincenzo Susca «l’exposition apparemment
narcissique du sujet constitue en fait le don de soi à un réseau de contacts
[…]. Le geste de s’immortaliser pour offrir son image au public […]
avalise moins l’exhibition spectaculaire d’une personnalité que la reddition
presque définitive de soi à l’autre, confirmant ainsi que, aujourd’hui plus que
jamais, je est autre (Rimbaud) ; et même, je est sous le regard
et surtout entre les mains de l’autre.» Il y a une forme de
renoncement dans les selfies, expliquent les chercheurs, pour qui cet «acte
fondateur de l’existence électronique» (le partage en ligne
d’auto-portraits) consiste à se dissoudre dans la Toile comme dans une
gigantesque orgie. On prend son pied, oui. Parce qu’au sein de l’orgie, tout le
monde est interchangeable. Comme disait Bataille (L’Erotisme) : «non
seulement l’individualité propre est submergée dans le tumulte de l’orgie, mais
chaque participant nie l’individualité des autres.» Disparaître, se décharger de son Moi, lâcher prise… Enfin.
Mais est-ce si facile ? La suite au prochain article
.
A LIRE : Pornoculture. Voyage au bout de la chair, de Claudia Attimonelli et Vincenzo Susca, éditions Liber, avril 2017.
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