Ayerdhal est un des plus grands auteurs de science-fiction français. Auteur de plus de vingt romans, il a notamment été lauréat du Grand Prix de l’Imaginaire et a reçu en 2011 le prix Cyrano pour l’ensemble de son œuvre.
Résumé
Depuis qu’il a été récompensé par le prix Pulitzer, Alexander Byrd est à court d’inspiration. Colum McCann lui conseille d’arpenter les rues en inventant des vies aux inconnus qu’il croise et il attire son attention sur un curieux fait-divers : Cat-Oldie, une très vieille dame, se serait débarrassée de ses trois agresseurs avec un sarcloir et l’aide d’un gros chat.
Byrd se balade dans les rues en rollers avec, dans sa capuche, Folksy, son chat. Ou plutôt, le chat qui le possède.
Extrait choisi
Acte I, prologue
Bien qu’elles se diluent dans notre amnésie collective, les personnes âgées n’ont pas toujours été des personnes âgées.
Avant que la succession des ans ne les courbe, les plisse, les fripe, les ralentisse, avant que le fil des saisons ne leur entaille les chairs, le souffle de et la mémoire, avant qu’elles ne soient plus aux yeux du monde que des vieillards friables à demi transparents, elles ont traversé des âges que beaucoup d’entre nous ne connaîtront pas, construit des existences que nous sommes incapables de soupçonner, riches d’expériences dont nous ne savons rien.
Qui peut dire de quoi s’est constituée la vie de cette vieille qui escalade littéralement la bouche de métro, une jambe hésitante après l’autre, une main tout en os crochetée à la rampe au bout d’un bras qui peine à la tracter, l’autre qui serre les anses d’un cabas passées à l’épaule qu’on devine décharnée ? Qui peut dire de quoi cette vie se constitue encore ? Qui peut même donner un âge à ses rides, au bleu vitreux de son regard presque opaque, aux pommettes qui saillent sous la peau trop fine de son visage jauni, à ses lèvres qui ne forment plus qu’un trait mal soudé ? Plus de 80 ans, c’est sûr, mais combien d’années avant ou après le siècle ?
Qu’importe. Si la longévité et son histoire sont indéfinissables, sa situation sociale et son pendant pécuniaire le sont moins. Pour qui s’intéresseraient aux détails, pour qui s’efforcerait de les décrypter, elle est aussi loin de la richesse que de la misère. Ses chaussures, son manteau, son cabas qu’elle presse contre elle ne sont ni onéreux ni neufs, seulement de bonne facture et peu sinon pas élimés. Ses cheveux sont entretenus par un coiffeur, ses ongles vernis, son visage discrètement poudré, son maintien plutôt droit, et la chaîne très fine qui orne son cou retient probablement une petite croix plaquée or. Elle vieillit pensionnée, avec peut-être la réversion d’un lointain défunt que doivent engloutir les chats qui peuplent la maison de ce Queens qu’elle n’a plus quitté depuis son veuvage.
Du Queens ou d’ailleurs. Qu’importe une fois de plus. Elle est là qui atteint enfin le sommet de l’escalier, qui décrispa sa main sur la rampe et la glisse dans la poche de son manteau, rajuste le cabas contre son flanc, redresse les épaules comme pour aider l’air à pénétrer ses poumons, se lance à petits pas sur le trottoir, la tête haute, le regard braqué vers un horizon qui ne doit pas excéder quelques mètres. Les ombres s’atténuent, les perspectives s’estompent, le quartier grisonne doucement entre chien et loup. Ce n’est pas précisément l’heure des braves.
Ils sont trois, assis sur un perron, qui la repèrent à la sortie du métro. Trois à se demander ce que contient le cabas, où se cache le porte-monnaie, si une poche de manteau ne recélerait pas une carte de crédit, combien vaut ce que retient le collier. Trois à s’entreregarder sans s’interroger vraiment, à la laisse s’éloigner un peu, à hausser les épaules avec une moue dubitative, à évaluer la rue presque déserte, à se lever finalement. Qui ne risque rien n’a rien, et ils ne risquent rien.
Plusieurs fois, ils doivent s’arrêter pour ne pas la rattraper trop vite. Plus loin, il y a une allée entre deux bâtiments, avec son lot de poubelles et d’escaliers de secours. La nuit, on y trouve souvent un camé, un poivrot ou un SDF. Au matin, parfois, les éboueurs y découvrent un cadavre, dans son vomi ou dans la pelure qui ne l’a pas protégé du gel. C’est rare, mais cela arrive. Au crépuscule, c’est tellement tranquille qu’on peut y pousser une vieille, la rouer de coups et prendre le temps de la dépouiller sans qu’une seule fenêtre s’ouvre.
Ce soir, presque en face, deux gosses font le pied de grue sur le trottoir pendant que leur mère gagne le loyer de la famille avec un micheton deux étages au-dessus. Ces deux gosses ne moufteront pas. Ils en ont vu d’autres. Ils connaissent le prix du caftage. Il y a même fort à parier qu’ils ont déjà compris ce qui se trame et qu’ils viendront chercher une babiole à grappiller quand leurs aînés se seront enfuis.
La vieille dodeline toujours de sa foulée tranquille mais minuscule. Le trio la rejoint simplement en allongeant le pas. Deux l’attrapent, chacun sous un bras, le troisième s’enquille derrière eux dans l’allée. Ils ne font pas un mètre.
Une heure plus tard, les enfants racontent aux policiers que la vieille a sorti la main de sa poche, que cette main tenait quelque chose qu’elle a plié le bras vers le haut pour enfoncer cette chose dans la gorge d’un des types. Il s’est effondré sur ses jambes et la vieille est tombée avec lui, presque au ralenti. Les enfants ne peuvent en jurer, mais sont presque sûrs qu’elle a profité du mouvement pour lancer son genou vers le visage de celui qui la retenait encore. Enfin… relever plutôt que lancer. N’empêche que le gars a dû avoir très mal, parce qu’il l’a lâchée en reculant. Alors, pendant que la vieille s’écrasait sur le premier type, le cabas a glissé de son épaule.
Dans le sac, il y avait le plus gros chat que les enfants aient jamais vu. Pas gros, non, plutôt fin même, mais grand, le poil long et tigré. Aussitôt libéré, le chat s’est jeté au visage du troisième type. Celui-ci s’est mis à hurler, à se débattre en faisant des gestes dans tous les sens. La vieille, elle, a pivoté sur une épaule, un peu comme le font les break dancers, et elle a fauché d’une jambe les jambes de celui qu’elle avait sonné du coude. Ce n’était pas très rapide ni très puissant, mais on sentait bien qu’elle avait été championne d’arts martiaux. Elle s’est retrouvée sur pied en même temps que le type s’affalait sur le dos et elle lui a planté son arme dans la gorge, puis elle a tiré d’un coup sec et le sang a giclé. Ensuite, elle s’est agenouillée, a ramassé le cabas, l’a ouvert et a appelé le chat.
C’était presque amusant parce qu’elle a dit : « Viens, petit, viens ! » et que le chat géant est gentiment rentré dans le sac. Ensuite, elle s’est relevée, a souri aux enfants en chargeant le sac sur son épaule et elle est partie à tout petits pas en boitant légèrement. Après qu’elle a disparu au coin de la rue, les enfants ont vu que le troisième homme aussi était à terre.
Les légistes déduiront des lacérations à la gorge que la vieille dame a utilisé un sarcloir de jardinage pour se débarrasser de deux de ses agresseurs et découvriront, grâce aux poils trouvés sur le dernier cadavre, que le troisième est mort des blessures infligées aux yeux et aux carotides par un maine coon.
Bien qu’elles se diluent dans notre amnésie collective, les personnes âgées n’ont pas toujours été des personnes âgées. L’ignorer est inconséquent.
Mon avis
Ode à l’artiste et, dans une moindre mesure, à la vieillesse, Bastards est découpé en 12 épisodes qui se terminent par un cliffhanger laissant le lecteur en haleine, avide de lire la suite. Ainsi, chaque nouvel épisode raconte une petite histoire qui s’imbrique dans la grande, beaucoup plus complexe. Comme dans une très bonne série télé, les scènes sont racontées selon différents angles.
Mêlant la mythologie égyptienne au fantastique, ce roman qui débute comme un policier classique se transforme rapidement en thriller légèrement déjanté. Tel le film de From dusk till dawn de Robert Rodriguez (scénario de Tarantino), on pourrait croire que Bastards part dans tous les sens mais il n’en est rien, tout est sous le contrôle d’Ayerdhal. Preuve en est : je n’ai même pas trouvé étrange que les écrivains Norman Spinrad, Paul Auster, Colum McCann et Jerome Charyn prêtent main forte au personnage principal.
A quand l’adaptation télévisuelle ?
Un petit conseil : évitez de lire Bastards en présence de votre chat, surtout s’il se planque sous votre lit !
Bastard, Ayerdhal, éditions Au Diable Vauvert 521 pages 20 €