Au XIXe siècle,
la fellation fait son apparition dans la littérature française. Un noir imaginaire se
développe autour de cette caresse que les hommes associent aux délices funèbres
d’une exécution. Victor Hugo lui-même… succombe ?
En 1876, Victor Hugo
écrit : «Ce qu’on appelle passion, volupté, libertinage, débauche, n’est pas
autre chose qu’une violence que nous fait la vie». Dans les années 1880,
Huysmans décrit dans un article (1) consacré à Félicien Rops la fameuse estampe
d’Hokusai «Pêcheuse et pieuvre» qu’il décrit ainsi: «une Japonaise couverte
par une pieuvre ; de ses tentacules, l’horrible bête pompe la pointe des seins,
et fouille la bouche, tandis que la tête même boit les parties basses.
L’expression presque surhumaine d’angoisse et de douleur qui convulse cette
longue figure de pierrot au nez busqué et la joie hystérique qui filtre en même
temps de ce front de ces yeux fermés de morte, sont admirables.» Jouit-elle
? Rêve-t-elle ? Meurt-elle ? Edmont Goncourt lui-même ne sait comment
interpréter cette vision «de femme évanouie dans le plaisir, sicut cadaver [comme
un cadavre] à tel point qu’on ne sait si c’est une noyée ou une vivante, et
dont une immense pieuvre, avec ses effrayantes prunelles aspire le bas du
corps, tandis qu’une petite pieuvre lui mange goulûment la bouche».
Crise d’apoplexie au
sommet de l’état
Le 16 février 1899, Félix
Faure meurt accidentellement dans les bras de sa maîtresse, Marguerite
Stenheil. Mais de quoi précisément meurt-il ? Ian Geay, spécialiste de la littérature fin de siècle, qui consacre à cet «accident» un article lumineux,
raconte : «Selon Hugues Le Roux, journaliste et ami du président, ce dernier
est mort d’un arrêt cardiaque. L’un des médecins chargés d’expliquer sa mort
confirme le diagnostique en concluant au “surmenage, professionnel,
alimentaire ou quelconque“. Mais Maurice Paléologue, chargé des affaires
réservées au Quai d’Orsay, offre, à travers quelques détails relatifs à la
découverte du cadavre, une version différente du récit officiel :
“Et que voit-il ? Le
président évanoui, foudroyé, dans le dévêtement le plus significatif ; près de
lui, toute nue, Mme Steinheil, hurlante, délirante, convulsée par une crise de
nerfs. Avant d’appeler au secours, il veut rétablir un peu d’ordre. Mais outre
que Mme Steinheil se débat dans les spasmes et les contorsions, le président
lui tient les cheveux entre ses doigts crispés“.
Le rôle criminel de la
fellation
Ian Geay commente : «Nous
ne savons pas quelle caution apporter à ce témoignage, mais la charge
imaginaire est indéniable : la position, décrite par Paléologue, indique que
Félix Faure s’est éteint entre les lèvres de sa maîtresse, révélant, en cette
queue de siècle, le rôle symbolique et criminel de la fellation. Et Clémenceau
d’accréditer le pouvoir dissolvant de la caresse en déclarant à propos de
l’heureux défunt : “Il voulait être César, il ne fut que Pompée“. Le caractère
grivois de l’attaque n’aura échappé à personne si l’on se souvient qu’à
l’époque, le tout-Paris avait surnommé
Marguerite Steinheil la “Pompe Funèbre“ »… A la même époque, beaucoup des clients
de bordels demandent aux prostituées l’option «pompoir» et Huysmans se plait à
décrire la «bouche spoliatrice» de ces «gouges» qui attendent le
client avec des yeux de mourante galvanisée. Elles font peur. Elles fascinent.
Cannibalisme sexuel : prise
de pouvoir au féminin
S’il faut en croire Ian
Geay, qui publie sur le sujet vingt pages de haute voltige, dans la très érudite
et décadente «revue finissante» Amer (qu’il a lui-même créée), la fellation mortelle du
Président condense toutes les angoisses viriles de ce XIXe siècle finissant… «La
crise d’apoplexie, qui frappe Félix Faure, illustre, pour ses contemporains, le
rôle destructeur de la femme dans le champ de la politique», dit-il. Pour
Ian Geay, le plaisir oral va en effet bien au-delà de ce que l’on appelle maintenant,
vulgairement, une mise en bouche. C’est tout le contraire d’un
«préliminaire ». C’est le début de la fin. Pourquoi ? Parce que la bouche
est un orifice stérile. Lorsqu’une femme suce, elle se soustrait à l’ordre qui
veut que sexe = reproduction. La fellation, c’est le plaisir sans procréation.
Pire encore : le plaisir pris entre les dents d’un carnassier. «L’oralité,
en d’autres termes l’accès des femmes à la parole, est accusée d’encourager
l’Anarchie au détriment de la hiérarchie et de l’ordre patriarcal représentés
par la République et son chef d’état, explique Ian Geay. Mais la
fellation est aussi devenue, au cours du dix-neuvième siècle, un thème
littéraire à part entière, à travers notamment la dérivation cannibalique de
l’oralité».
Victor Hugo avait-il la
phobie du poulpe ?
Il est à cet égard très
éclairant d’aller voir l’exposition Eros Hugo, à la maison de Victor Hugo, qui
consacre jusqu’au 21 février 2016 une exposition aux fantasmes de l’écrivain.
Victor Hugo a probablement vu l’estampe de Hokusai. Et peut-être même a-t-il vu
la gravure de Rops (2) – La Pieuvre
– qui montre une femme aux prises avec un octopode dont les tentacules
phalliques pénètrent ses orifices et dont le bec perce son flanc… Le sang
jaillit, métaphore de l’éjaculation. La mort est au rendez-vous de cette
pénétration hideuse. Victor Hugo semble avoir été sensible à la charge
mortifère de l’irrumation. Lui aussi représente une pieuvre… une pieuvre morte.
Ses lavis détaillent avec un soin cauchemardesque ses suçoirs inertes. Victor
Hugo – ainsi que l’explique Vincent Gilles (le Commissaire de l’exposition) – n’a
jamais parlé de sexualité dans ses livres : ses héros ne font pas l’amour. «Hugo
ne s’est jamais placé sur ce terrain-là». Mais dès que Hugo parle de fauves
ou de prédateurs sous-marins, les textes de l’écrivain deviennent si violents
qu’il semble presque impossible de ne pas y voir des viols.
Le baiser de la femme pieuvre
Le plus célèbre (le plus
érotique ?) de ces textes est justement celui qui décrit – dans Les Travailleurs
de la mer – le corps à corps d’un homme avec une pieuvre… Vincent Gilles
parle d’une «étreinte, car c’est bien d’une étreinte dont il s’agit,
mortelle, avec une créature qui n’est que bouches, baisers, succions, qui n’est
que peau, viscosité, et qui n’est pourvue que d’un orifice dont on ne peut
savoir s’il est bouche ou anus…». La scène est à glacer d’horreur, tout en
enlacements voraces et visqueux, aspiration immonde, liquéfaction semblable à
celle que provoque par exemple le venin de l’araignée lorsqu’elle suce ses
proies «encore vives»… Faut-il s’en étonner ? Lorsque Hugo décrit des scènes de violence, au centre de l’horreur il y a toujours une créature à huit pattes…
ou autre chose, de pire : «Au centre de la toile, à l’endroit où est
d’ordinaire l’araignée, Gwynplaine aperçut une chose formidable, une femme nue».
prenez garde aux suceuses
d’homme
«Toutes ces évocations violentes, féroces, constituant les rares
scènes amoureuses de l’oeuvre de Hugo, sont évidemment à prendre au pied de la
lettre : le désir exprime la passion et relève du monstrueux», explique
Vincent Gilles, confirmant l’analyse de Ian Geay lorsque celui-ci établit le
lien intime entre fellatrice et tueuse. La femme qui suce est une goule
inquiétante. Par elle, l’homme perd ses fluides. Ce qui explique peut-être
pourquoi le thème du vampire en littérature prend si souvent la forme à peine
déguisée d’une caresse buccale délétère… Ian Geay souligne à cette époque «le
succès du thème vampirique qui n’aura trompé personne quant à sa dimension
sexuelle. Révélatrice des angoisses de castration des artistes et des
littérateurs de l’époque, la fellation n’est pourtant pas seulement un avatar
de ce que la psychanalyse appellera quelques années plus tard le premier stade
du sadisme infantile, le sadisme oral». Pour Ian Geay, c’est aussi «une
atteinte au système de reproduction sur lequel se fige la dichotomie des
sexes». La menace est tangible : elle prend la forme d’un être libéré du cycle
mort-vie. «Ce rêve est sur vous», dit Victor Hugo.
EXTRAIT DES TRAVAILLEURS
DE LA MER
«C’est la machine
pneumatique qui vous attaque. Vous avez affaire au vide ayant des pattes. Ni
coups d’ongles, ni coups de dents ; une scarification indicible. Une morsure est
redoutable ; moins qu’une succion. La griffe n’est rien près de la ventouse. La
griffe, c’est la bête qui entre dans votre chair ; la ventouse, c’est vous-même
qui entrez dans la bête. Vos muscles s’enflent, vos fibres se tordent, votre
peau éclate sous une pesée immonde, votre sang jaillit et se mêle affreusement
à la lymphe du mollusque. La bête se superpose à vous par mille bouches infâmes
; l’hydre s’incorpore à l’homme ; l’homme s’amalgame à l’hydre. Vous ne faites
qu’un. Ce rêve est sur vous. Le tigre ne peut que vous dévorer ; le poulpe,
horreur ! vous aspire. Il vous tire à lui et en lui, et, lié, englué,
impuissant, vous vous sentez lentement vidé dans cet épouvantable sac, qui est
un monstre. Au-delà du terrible, être mangé vivant, il y a l’inexprimable, être
bu vivant».
.
EXPOSITION Eros Hugo, Entre pudeur et excès. (19 novembre 2015 – 21 février 2016). A la Maison de Victor Hugo : 6 Place des Vosges, 75004 Paris.
A LIRE : Amer n°1 (« revue finissante »), publié par Les Ames d’Atala, en 2006.
Catalogue de
l’exposition Eros Hugo, publié par la
maison de Victor Hugo et Paris Musées, 2015.
NOTES
(1) L’article de Huysmans
s’intitule : Félicien Rops. Il a été publié dans le
recueil L’art moderne (1883).
(2) La gravure de Rops
« La Pieuvre » (réalisée avant 1887), est exposée au Musée Victor Hugo, à côté
de l’estampe japonaise d’Hokusai, dans une pièce spécialement consacrée aux
pieuvres…
ILLUSTRATION : Calvaire, de Félicien Rops.