Poète, écrivain, cinéaste, journaliste, figure du communisme engagé, rien n’aurait pu arrêter la voix singulière de Pier Paolo Pasolini, à part sa propre mort. Il y a quarante ans, le cadavre de l’artiste est retrouvé, massacré et mutilé, dans un terrain vague à la périphérie de Rome. A la barbarie de l’assassinat s’ajoute l’infamie des versions officielles présumant d’un jeune voyou prostitué auprès de qui Pasolini aurait insisté pour une prestation sexuelle. Ce dernier se déclarera coupable et sera le seul à subir une condamnation alors que plusieurs éléments prouvent qu’il n’était pas l’unique individu sur le lieu du crime.
Les circonstances demeureront fumeuses. La magistrature, qui n’avait cessé de harceler l’écrivain de son vivant avec un total de trente procès contre sa personne, montrera peu de zèle à cette occasion et se contentera de la première piste servie sans jamais démêler les modalités du délit. A l’époque de sa mort l’opinion publique essaie de traiter l’affaire comme l’ultime scandale d’un sulfureux personnage. Pour étouffer momentanément la piste du crime politique, on sous-entend qu’il aurait cherché les ennuis à travers son homosexualité assumée et les propos radicaux de son art.
L’ange et le démon
Persécuté par la justice, lynché par les médias, parfois agressé et pour finir réduit au silence à travers un homicide truculent et jamais élucidé, la figure de Pasolini peut se targuer du statut de prophète martyr. Son effigie a fait d’ailleurs apparition dans les rues de Rome et de Naples en version Pietà de Michel-Ange, dans une réalisation qu’on a à tort d’abord attribuée à Banksy mais qui appartient à un autre artiste urbain français répondant au nom d’Ernest Pictet-Ernest.
Alors qu’il était profondément anticlérical et qu’il avait subi des accusations d’indignité morale, l’Eglise lui a tout de même également rendu sa révérence, à travers un article paru en juillet 2014 dans le quotidien du Vatican «L’Osservatore Romano». On y cite son long-métrage «L’évangile selon Matthieu», sorti en 1964, comme «un des meilleurs films jamais tourné sur Jésus». Sonne l’heure de la commémoration et l’Italie entière regrette «le corsaire», «l’hérétique», «le saint infâme».
A la télévision, audimat oblige, c’est en premier lieu aux circonstances obscures de sa disparition qu’on laisse place, avec leur dose de mystère et de détails morbides. Pour basculer dans le registre opposé, on note la tentative maladroite de restituer une dimension humaine à ce personnage complexe de la part d’une émission édulcorée du dimanche soir intitulée «Che Tempo Fa» sur la chaîne Rai3. Le présentateur saute à pieds joints sur toutes les thématiques pasoliniennes pour se concentrer sur l’homme qui aimait jouer au foot.
Entre ces deux extrêmes, sensationnalisme et banalisation, on dirait que la télévision ne peut pas s’empêcher de dénaturer le contenu subversif de l’œuvre de Pasolini et c’est seulement quand on lui redonne la parole à travers les images d’archives que le spectateur se délecte véritablement. D’un ton toujours calme, les joues creuses et le regard mélancolique, il livre ses anticipations sociopolitiques à propos du «génocide culturel» de la société de consommation, son nivellement et homologation systématique, mais il s’attaque aussi au dogme du progrès, entrant en résonance avec les questionnements du monde contemporain devant la surpopulation, les changements climatiques et le besoin de nouveaux modèles économiques viables.
Piètre influence
Une voix discordante s’est pourtant élevée au dessus du chœur unanime des louanges et a subi la foudre du peuple nostalgique de Pasolini sur le web. Il s’agit du réalisateur Gabriele Muccino, auteur notamment du film «Juste un baiser», qui a osé profaner la production cinématographique de Pasolini. Selon Muccino, s’improvisant derrière la caméra sans maîtriser préalablement la technique et fabriquant son propre style, Pasolini aurait nui au cinéma italien ouvrant la voie à une foule d’autres réalisateurs inexpérimentés.
Peu importe si Muccino est un réalisateur assez médiocre, son opinion a le mérite toutefois de lancer une discussion fertile au delà du processus de béatification de Pasolini. Les films de Pasolini sont-ils réellement appréciés en dehors du cercle des cinéphiles avertis? Malgré son importance, peut-on admettre que Salò est un film aux images parfois peu digestes? Considérant les diverses périodes pasoliniennes, entre l’espoir du début et la vision noire de la fin, quels sont les films à voir pour comprendre l’artiste? Et pour finir, aura-t-on vraiment compris cet intellectuel sans avoir lu ses textes?
Au moment de son premier film, «Accattone», Pasolini ne maîtrisait en effet pas encore les codes cinématographiques, mais de cette inexpérience il en fait une richesse, tout comme il préfère repérer ses acteurs dans la vraie vie au lieu de choisir des visages célèbres, à quelques exceptions près (Anna Magnani, Maria Callas et Totò).
Au-delà du supportable
Pasolini se tourne vers le cinéma relativement tard, il a trente-neuf ans lors de son premier film, guidé par l’urgence de raconter la réalité dans son parcours erratique d’artiste complet. Sa filmographie est d’ailleurs composée de court-métrages et de documentaires inconnus du grand public, tandis que les films qui ont l’impact plus tonitruant sur le cinéma contemporain sont sûrement «Théorème» ainsi que «Salò ou les 120 jours de Sodome», qui joue avec la sensibilité du spectateur au-delà du supportable. C’est là que ses écrits pourraient venir en aide à notre seuil de tolérance, pour saisir la profondeur de son regard sur le pouvoir, pour comprendre à quel point il vivait ses discours idéologiques de manière existentielle, concrète et dramatique.
De l’héritage que cet artiste inclassable et solitaire a légué à l’Italie, elle devrait surtout s’imprégner de son activisme, de sa voracité, de l’envie d’aimer la vie risquant d’entrer en collision parfois avec notre présent. En ce qui concerne la faculté du cinéma italien de raconter son pays, quelques exemples encourageants viennent égayer notre vue, comme «Gomorra» et «Reality» de Matteo Garonne ou «Il Divo» et «La grande bellezza» de Paolo Sorrentino.
«Le temps perdu ne se rattrape pas! En fait, il vit au plus profond de nous, et seuls quelques-uns de ses fragments, anesthésiés ou embaumés par une mémoire conceptuelle et intéressée, vivent dans la conscience et forment notre autobiographie.» Pier Paolo Pasolini, «Les Anges Distraits»