La pornographie dresse la carte précise des frontières morales de la culture au sein de laquelle elle émerge. Mais… quels interdits met-elle en scène ? Dans quelle mesure peut-on dire qu’elle est «transgressive» ?
Pour l’essayiste américaine Laura Kipnis, les pornos dessinent de façon très révélatrice les contours de nos interdits : «la pornographie commence là où s’arrêtent les convenances et la bienséance», dit-elle. Il suffit de cartographier le système des tabous mis en scène dans les films X pour obtenir «un schéma détaillé des angoisses et des contradictions d’une culture donnée». Dans un article intitulé «Se saisir de la pornographie» (publié dans l’ouvrage collectif Cultures pornographiques, aux éditions Amsterdam), Laura Kipnis essaye de montrer qu’en dépit de l’image généralement négative qui s’attache à la pornographie actuelle, celle-ci reste «le refuge que viennent naturellement habiter toutes les formes de rébellion ou d’expérimentation. A la manière des adolescents qui expriment leur rébellion à travers le sexe, tout ce qui n’a pas droit de cité peut passer par la représentation pornographique pour accéder à la sphère publique par la porte de derrière». Pour Laura Kipnis, donc, la pornographie est, par essence, une culture de la transgression. Reste à savoir quels tabous elle transgresse… Des tabous de première ou seconde zone ? Peut-on parler de transgression quand un puceau se fait frissonner en taguant «Sodomie» sur le mur des WC ? Existe-t-il dans le porno des transgressions plus «sérieuses», capables de faire vaciller notre mode de pensée ?
A ces questions, Laura Kipnis répond indirectement : «Les transgressions de la pornographie, comme celles des avant gardes, sont avant tout esthétiques. La pornographie nous confronte à des corps qui nous répugnent – les corps gras, par exemple, dans une culture obsédée par la minceur – et nous déstabilisent – le travestissement, par exemple, dans une culture obsédée par le maintien à tout prix de la binarité du genre. Elle oriente le regard vers ce qui est conventionnellement exclu de la vue. La pornographie déborde de chocs sensoriels et de surprises esthétiques. En voici une autre illustration : dans un contexte culturel qui renvoie systématiquement la sexualité à la jeunesse, où, ailleurs que dans la pornographie, peut-on trouver l’expression d’un désir sexuel envers les corps affaissés et vieillissants ? Il y a en effet un pan entier du porno – tant homo qu’hétéro – dédié à la gérontophilie, que l’on pense à un magazine comme 40+, avec ses mannequins ridées aux poitrines flasques, à Over 50, illustré de mamies nues au corps affaissé et aux cheveux blancs, aux papys aux cheveux blancs de Classics, avec leurs gros ventres et leurs fronts dégarnis, ou encore, quelques pages plus loin, aux deux PDG bien en chair qui se caressent vêtus d’un simple boxer et de lunettes à double foyer. Le malaise esthétique qui nous saisit à la lecture de ces magazines nous indique à quel point les conventions sociales sont enchevêtrées à nos corps et à nos sexualités. Cela permet de comprendre pourquoi la pornographie tend à importuner et contrarier les dominants. Les visions de chair antédiluvienne […] vont à l’encontre de tout ce que la culture grand public affirme au sujet du sexe et de l’esthétique sexuelle».
S’il faut en croire Laura Kipnis, la pornographie – qui nous confronte à une très grande diversité de corps – ne se contente pas, ce faisant, de satisfaire des «préférences individuelles» : elle remet en cause le schémas normatif qui fait des corps jeunes et sveltes les seuls corps désirables. La transgression, dit-elle, réside là : le porno n’est pas conforme aux canons de beauté en vigueur. Il n’est pas conforme non plus, dit-elle, à la répartition stricte des rôles homme-femme, dans la mesure où beaucoup de pornos font des normes de genre un fantasme jouissif. Peut-on encore parler de «domination masculine» alors que certains pornos mettent en scène des femmes dévoreuses de petits mâles humiliés, des trans en couches-culottes ou des gays sado-masos qui détournent avec jubilation le vocabulaire courant de la misogynie ? Dans ces films, ce sont des hommes qui se font traiter de «pute femelle» et de «trou à bite». Cela vous met-il mal à l’aise ? Il n’y a pas de quoi. Pas plus que de voir des femmes jouir ligotées, bâillonnées, maltraitées… Les fantasmes les plus excitants sont souvent les plus «caricaturaux». Leurs excès ne renvoient, en miroir, qu’aux excès de bienséance et de politiquement correct qui dominent notre société. «La pornographie nous confronte à nos hypocrisies. Et à notre inconscient», affirme Laura Kipnis en insistant sur le «sentiment d’inconfort» provoqué par le fait de parcourir les sites qui annoncent en teaser : «Grosse chienne black cartonnée par un blanc», «Mon grand-père sait comment me baiser» ou «Sodomie de naine avec caca»… C’est sûr que ça dérange. Mais c’est le but : frapper l’esprit, voire choquer. Gratuitement ? Pas vraiment. La pornographie fait son miel des instruments éducatifs que sont «la honte et la répression», explique Laura Kipnis qui voit dans les hyperboles du porno une sorte de retour du refoulé.
«Le parcours des marges est une expérience de la frontière qui mêle le plaisir et le danger, l’excitation et l’indignation. […] Sa transgression minutieusement calculée des codes stricts que nous avons incorporés dès le berceau fait de la pornographie une expérience excitante et éprouvante. Ce sont ces limites que nous mourrons d’envie de dépasser, de défier – certain(e)s d’entre nous plus que d’autres, apparemment. (Les tabous fonctionnent en effet de manière à stimuler simultanément le désir pour la chose taboue et pour sa prohibition.) Le danger et le frisson de la transgression sociale peuvent aussi bien être profondément gratifiants qu’extrêmement désagréables, mais, dans un cas comme dans l’autre, la pornographie ne laisse personne inaffecté. Pourquoi ? Parce que l’obsession de la pornographie pour la précarité et la perméabilité des frontières culturelles est indissociable de la finesse et de la fragilité de nos propres frontières psychiques. Nous sommes constitué(e)s du même système bancal de renoncements et de refoulements. Les allégories pornographiques de la transgression révèlent non seulement les frontières culturelles mais également les frontières subjectives, dans ce qu’elles ont de plus viscéral. Et l’odeur de soufre qui entoure la pornographie signale à quel point les préceptes culturels qui nous constituent s’accompagnent d’intenses sentiments de honte et de désir. Un des buts de la pornographie est précisément de susciter un embarras profond, de tourner en dérision le numéro d’équilibrisme psychique quotidien entre l’anarchie des désirs sexuels et la camisole de force des responsabilités sociales».
La pornographie fonctionne en miroir de la société. Elle renvoie l’image inversée de nos valeurs, telles qu’elles évoluent au fil de l’histoire. Tout ce à quoi nous aspirons comme à un bien, la pornographie le contredit. Si nous aspirons à être polis, raffinés et propres, elle est misogyne, vulgaire et sale. Si nous aspirons à devenir des êtres nobles, reléguant notre corps aux fonctions immondes que sont l’excrétion ou la jouissance, la pornographie nous fait sauter au visage ces «parties basses» avec un rire grinçant : trous dilatés, anus en chou-fleur… C’est ici que l’analyse de Laura Kipnis devient la plus lumineuse. Elle explique : «la pornographie est indissociable du franchissement de la ligne rouge qui sépare le public du privé.» Pour le dire plus clairement : la pornographie apparaît en même temps que la notion de vie privée. Elle est un produit de l’histoire récente, liée à «l’invention» de la pudeur et à l’émergence de la bourgeoisie. «Or, ce qui nous intéresse dans cette histoire moderne de la pudeur qui a commencé avec la Renaissance, c’est qu’elle entraîne la constitution des fonctions sexuelles et corporelles en lieux de dégoût et de honte». Pour Laura Kipnis, la raison d’être du porno se trouve là, dans cette exhibition, sans censure ni trucage, des objets que notre culture a voulu éliminer d’une monde voué à l’euphémisme et au non-dit. Le porno nous dégoûte ? Tant mieux. Plus il nous dégoûte, plus il joue son rôle, qui est celui du fou et du pétomane : nous rappeler que nous sommes des êtres de chair, que notre moi réside aussi dans les entrailles. Que nos désirs sont voués à la pourriture. Le porno n’a cure de nos protestations offensées. Le porno se veut bas, vicelard, idiot, populaire et définitivement anti-romantique. C’est là toute son utilité sociale, voire «sa force de rédemption», ainsi que l’affirme Laura Kipnis : il faut regarder du porno comme on écoute la voix de sa conscience.
A LIRE : : Cultures pornographiques, dirigé par Florian Vörös, aux éditions Amsterdam. 320 pages. 23 euros. En librairie depuis le 22 mai 2015.
ILLUSTRATION : Love doll japonaise produite par la firme 4Woods, distribuée en Europe par la société Doll Story.