En reconstituant les téléconnexions complexes entre la Terre, le ciel et le destin des humains –ceux de Percy et de Mary Shelley, adeptes de l’amour libre–, l’historien Gillen D’Arcy Wood donne à la crise climatique de 1816 une valeur prédictive aux allures d’apocalypse.
Quand, le 10 avril 1815, le mont Tambora – en Indonésie – explosa avec une force apocalyptique, personne ne fit le lien entre cette éruption et la cascade de désastres météorologiques mondiaux des trois années suivantes qui donna naissance aux romans Frankenstein et Vampyr, sur fond de pestes, de famines et de désastres. Dans L’Année sans été, Gillen D’Arcy Wood, spécialiste de l’art au XIXe siècle reconverti dans l’histoire de l’environnement, «tente de relever un incroyable et formidable défi : reconstituer les événements cataclysmiques» qui affectèrent la vie des humains, à commencer par celle d’une jeune femme libérée – Mary Wollstonecraft-Godwin, future Mary Shelley – dont il fait le fil rouge de sa descente aux enfers… En 1815, Mary avait 17 ans. Elle était belle, cultivée, idéaliste et indépendante. Mais surtout très amoureuse du poète Percy Shelley, déjà marié, dont elle a un enfant (William). Mary est adepte de l’amour libre. Après l’explosion du Tambora sa vie n’est plus qu’à l’image du volcan : elle s’effondre sur elle-même, cratère sinistre de tous les espoirs.
La Pompéi de Sumbawa
La tragédie commence ainsi : «après un millier d’années de sommeil, projetant, avec une force biblique, son contenu dans la stratosphère», le Tambora précipita, partout dans le monde, des communautés humaines dans le chaos. Sur place, l’explosion fut si violente qu’elle raya pratiquement de la carte une civilisation entière : en quelques heures, les habitants de l’île de Sumbawa disparurent sous un mètre d’ignimbrite fumante (1). Le nuage de cendres stratosphérique se mit ensuite à encercler la planète, affectant le système climatique mondial. Cela commença par un grand voile noir de débris carbonisés… «Dans un rayon de 600 km, il y eut deux jours d’obscurité». Les Anglais qui occupaient alors l’Indonésie, terrifiés, rapportèrent qu’ils ne voyaient plus leurs propres mains. Pendant une semaine, toute l’Asie du Sud-Est fut recouverte d’un manteau de débris volcaniques qui détruisirent ou empoisonnèrent les rizières, soit 95 % de la récolte de riz.
Tuer l’enfant qu’on ne peut vendre comme esclave
L’eau contaminée par les cendres riches en fluor provoquait des maladies. Les famines furent telles que «des milliers de Balinais tentaient de vendre leurs enfants ou eux-mêmes en échange de quelques poignées de riz». Hélas pour eux, le gouverneur de Java, Stamford Raffles, avait rendu illégal le commerce des esclaves, «éliminant involontairement le seul filet de sécurité sociale connue de ses sujets». Les occupants britanniques furent alors confrontés à cette vision dantesque : «des corps d’enfants alignés sur les plages de Bali, tués par des parents dans l’impossibilité de les échanger contre de la nourriture et refusant sans doute de les voir lentement mourir de faim comme eux-mêmes.» Mais le désastre climatique n’en était qu’à ses débuts… Des réactions chimiques à la poussière aboutirent à la formation de cent mégatonnes d’aérosols dans la haute atmosphère. Ce «nuage sulfurique» faisant écran à l’échelle du globe, empêcha le soleil de réchauffer la terre, provoquant une mini ère glaciaire en Europe de l’ouest (2), ravagée par des inondations et des tempêtes titanesques…
Tableaux d’enfer, cieux de braise
A travers toute l’Europe, des artistes – sensibles au changement atmosphérique – se mettent à peindre le ciel en feu, irradiant comme une fournaise hostile et glaciale. L’anglais William Turner peint des horizons d’un rouge maléfique (3). Depuis son atelier du port de Greifswald, en Allemagne, Caspar David Friedrich fait lui aussi un ciel dont la densité chromatique correspond à la «profondeur de l’aérosol optique» de l’éruption du Tambora (4). Le poète Keats parle de «fin du monde». En mai 1816, la poussière volcanique retombe sous forme de neige rouge sur Tarente, ville du sud de l’Italie, semant la terreur parmi les habitants. En juillet, le voile planétaire plonge Genève dans l’obscurité, où l’on allume les lumières comme à minuit : Byron qui assiste à ce phénomène effrayant depuis son balcon de la villa Diodati écrit un poème apocalyptique qu’il appelle Ténèbres. «C’est l’Apocalypse Now de Byron», se moque l’historien (qui n’apprécie guère le style ampoulé du poète) mais reconnaît tout de même que Byron anticipe admirablement le désastre qui va bientôt fondre sur l’humanité.
Repas d’orties, de mulots et d’argile
En ce début du XIXe siècle, il ne faisait pas bon «rater» une moisson : «la plupart des humains dépendaient d’une agriculture de subsistance et vivaient de manière précaire entre deux récoltes.» De l’Irlande à l’Inde, quand les récoltes furent submergées par les inondations, décimées par les tornades ou au contraire anéanties par d’incompréhensibles sécheresses, des légions de paysans affamés se mirent à faire l’aumône, abandonnant derrière eux les enfants dans des villages fantômes. Entre 1816 et 1818, vivre sur terre devint : «souffrir de la faim». Pendant l’été 1816, «des touristes voyageant en France prirent la masse des mendiants encombrant les routes pour des armées en déroute. […] Aux Etats-Unis, dans le Vermont, les villageois ont survécu en se nourrissant de porc-épic et d’orties bouillies, pendant que les paysans du Yunnan, en Chine, en étaient réduits à sucer de l’argile blanche.»
Ici commence l’histoire de Mary
«Au tout début du tristement célèbre été perdu de 1816, Mary Godwin, alors âgée de dix-huit ans, s’enfuit en Suisse avec son amant, Percy Shelley, et leur bébé, pour échapper à l’atmosphère glaciale de la maison de son père à Londres.» Gillen D’Arcy Wood ne donne pas de détails concernant cette «fuite», laissant le lecteur faire ses propres recherches. L’exposition qui se déroule actuellement au Musée Rath de Genève – Le Retour des ténèbres – permet d’en savoir plus, ainsi que l’ouvrage capital – Frankenstein, Créé des ténèbres – catalogue d’une exposition hélas achevée au Musée Bodmer… Il s’avère que les fuyards ne choisissent pas la Suisse par hasard : cette destination leur est suggérée par Claire Clairmont, demi-sœur de Mary, qui les accompagne. Claire s’est en effet entichée du poète Byron qu’elle veut retrouver à Genève. Elle est d’ailleurs enceinte de Byron (mais elle ne le sait pas encore quand ils partent). Ils sont jeunes, utopistes et rebelles.
Ménage à cinq au bord du Léman
Le trio emménage d’abord (le 13 mai 1816) à l’hôtel Sécheron, renommé pour l’accueil des touristes anglais. Byron arrive le 26 mai accompagné de son médecin (et amant) Polidori. L’amitié qui se noue entre eux devient telle qu’ils décident de passer l’été sur les bords du lac Léman. Percy, Mary et Claire louent la «maison Chapuis». Byron et Polidori emménagent dans la «Villa Diodati», située à quelques centaines de mètres et qui devient leur lieu de réunions. Hélas, contrairement à toute attente, l’été n’est pas au rendez-vous : «Une pluie presque incessante nous confine le plus souvent à la maison», écrit Mary (5). A Genève, «on compte 130 jours de pluie entre avril et septembre», confirme l’historien qui souligne l’ampleur du désastre : parmi tous les pays d’Europe, c’est la Suisse qui subit les plus violentes retombées de la catastrophe climatique (6). «La souffrance humaine a été la pire en Suisse», dit-il. Ce dont le cercle des Shelley ne pouvait que se rendre compte… Leurs ascensions et leurs promenades les confrontent sans cesse à la vision d’enfants au ventre gonflé, aux bras squelettiques qui tendent la main d’un œil vitreux.
Mort lente par inanition : l’agonie des Suisses
En temps normal, une famille suisse devait consacrer au moins la moitié de ses revenus à l’achat de pain. Dès août 1816, le pain se fait rare et le chaos s’installe. Dans le canton de Vaud, un prêtre écrit : «Il est effrayant de voir […] avec quelle avidité des squelettes d’hommes dévorent les mets les plus repoussants». Il cite «des cadavres» sans préciser de quoi. «Le plus choquant de tout fut le sort de certaines mères désespérées. […] Face à la crise, certaines familles suisses abandonnaient leurs nouveau-nés tandis que d’autres choisissaient de tuer leurs enfants par humanité. Pour ce crime, des femmes affamées furent arrêtées et décapitées.» Nul doute que cette horreur inspire les récits qui voient naître les nouveaux monstres de la modernité. La créature de Frankenstein et le vampire ne sont pas des êtres surnaturels. Ce sont des créatures réelles, issues de «l’épisode climatique extrême le plus dévastateur jamais vu sur notre planète depuis sans doute des milliers d’années» et qui préfigure, ainsi que le répète Gillen D’Arcy Wood, ce qui va arriver à nouveau si nous ne mettons pas fin à la pollution : une vie de mort-vivant dans un enfer de glace.
La nuit de tous les dangers
Au cours de la nuit du 16 juin 1816, alors que l’orage s’abattait sur eux, Mary Godwin, Percy Shelley, Claire Clairmont, Byron et John Polidori, se livrèrent probablement à leurs lectures pour faire peur – des contes allemands et des vers de Coleridge – puis Byron suggéra que chacun écrive une histoire de mort-vivant. «Dans son film de 1986, le réalisateur britannique Ken Russell imagine Shelley avalant de la teinture d’opium pendant que Claire Clairmont fait une fellation à Lord Byron, affalé sur une chaise. Si les orgies sexuelles dans le salon restent peu probables, même pour le cercle des Shelley, la consommation de drogue sous l’inspiration de Coleridge, le sublime poète toxicomane, l’est beaucoup plus. Comment expliquer autrement les hurlements d’un Shelley s’enfuyant de la pièce au moment où Byron récite le poème psycho-sexuel à suspense Christabel, tourmenté par sa vision d’une Mary Shelley la poitrine nue, avec des yeux au bout des seins ?». 1816 fut décidément l’année de la terreur. Sortant cette «tragédie mondiale de deux siècles d’oubli», Gillen D’Arcy Wood nous livre une recherche aux allures prophétiques qui se lit comme un avertissement.
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LA SUITE DE CE DOSSIER sur Frankenstein, le féminisme et l’amour libre : lundi 22 mars.
A LIRE : L’Année sans été, Gillen D’Arcy Wood, éd. la Découverte.
Frankenstein, créé des ténèbres, dirigé par Nicolas Ducimetière et David Spurr, Coédition Gallimard / Fondation Martin Bodmer.
Le retour des ténèbres – L’imaginaire gothique depuis Frankenstein, dirigé par Justine Moeckli et Merel van Tilburg, éditions DoPe Press.
A VOIR : Le Retour des ténèbres – Musée Rath, Genève – Jusqu’au 19 mars.
NOTES
(1) Le nombre de morts à Sumbawa fut estimé à plus de 100 000, «un nombre sans égal dans l’histoire» (Source : L’Année sans été, Gillen D’Arcy Wood).
(2) Une chute drastique des températures saisonnières de 5 ou 6°, notamment en Europe de l’ouest. (Source : ibid.)
(3) Deux tableaux de Turner, notamment Didon bâtissant Carthage (1815) et Déclin de l’empire carthaginois (1817) immortalisent les couchers incandescents de l’époque. Pour en savoir plus : C. S. Zerefos et alii, «Atmospheric Effects of Volcanic Eruptions as Seen by Famous Artists and Depicted in Their Paintings», dans la revue Atmospheric Chemistry and Physics, n°7, 2007, p. 4027‑4042.
(4) Karl Friedrich Schinkel : The Banks of the Spree near Stralau (1817), Two Men by the Sea at Moonrise (1817) ; Woman in front of the Setting Sun,etc.
(5) Message extrait d’une lettre à sa soeur Fanny, restée à Londres.
(6) Quand le prix du grain triple en 1817, «l’aliment de base devint subitement inaccessible pour des centaines de milliers de Suisses, non seulement dans les régions agricoles mais aussi dans les villes industrielles, où le salaire hebdomadaire d’un fileur en 1817 […] était inférieur au prix d’une livre de pain». (Source : L’Année sans été, Gillen D’Arcy Wood).
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Chant d’automne
Bientôt nous plongerons dans les froides ténèbres ;
Adieu, vive clarté de nos étés trop courts !
J’entends déjà tomber avec des chocs funèbres
Le bois retentissant sur le pavé des cours.
Tout l’hiver va rentrer dans mon être :
colère, Haine, frissons, horreur, labeur dur et forcé,
Et, comme le soleil dans son enfer polaire,
Mon cœur ne sera plus qu’un bloc rouge et glacé.