Il aura fallu deux producteurs déterminés, la persévérance de deux militants homosexuels de la première heure, un cinéaste méticuleux et pas moins de dix ans de travail de la part d’une équipe soudée, pour qu’enfin «Le Cercle» (Der Kreis) voit le jour. Un film qui met en lumière la première organisation gay d’Europe à travers l’histoire d’amour d’Ernst Ostertag et de Röbi Rapp. Une page d’histoire jusque-là oublié.
Acclamé par le jury des festivals et le public dans les salles, le film suisse remporte un succès phénoménal. Sven Wälti, responsable des coproductions de la SRF/SSR, se souvient de la première projection publique du docu-fiction soutenu par la SRF, au Festival de Berlin 2014: «L’ambiance dans le cinéma était indescriptible, toute la salle a pleuré et applaudi en même temps, en standing ovation». En deux phrases, Wälti résume la substance du film: «Ce n’est pas seulement un film sur un couple homosexuel. C’est un film sur l’amour, sur notre société et sur le fait de ne pas pouvoir vivre sa propre liberté. Il m’a beaucoup touché».
Des débuts laborieux
Pourtant, cette réalisation du Zurichois Stefan Haupt a eu bien du mal à arriver jusqu’aux écrans. «Trouver le financement a été très compliqué. C’est ce qui a pris le plus de temps, presque 6 ans sur 8», estime le producteur, Ivan Madeo. Ernst Ostertag et Röbi Rapp, le couple dont s’inspire ce biopic, se rappellent des débuts difficiles encore deux ans avant la rencontre avec Madeo. «On avait contacté Stefan Haupt en 2004 par l’intermédiaire de son frère, homosexuel, qu’on connaissait. Mais lui, avait dit: Non, maintenant, je ne peux pas faire un film sur vous, j’ai des autres projets», explique Ostertag de son français teinté d’un accent suisse allemand. L’octogénaire poursuit: «Nous avions vu tous ses films. Et nous pensions que seul lui pouvait réaliser un film pareil». Déterminé à sortir de l’oubli cette page singulière de l’histoire de l’homosexualité, le couple persévère dans son entreprise auprès d’autres cinéastes. Les échecs se succèdent. En 2006, c’est l’appui d’Ivan Madeo et d’Urs Frey, des producteurs impliqués jusque dans l’écriture du scénario, qui se révèle décisif à la concrétisation du projet avec le cinéaste initial. Mais reste encore à déterrer un passé profondément enfoui. «Ça m’a pris beaucoup de temps, sur plusieurs années, pour collecter assez de matériel. J’ai travaillé 8 ans sur ce projet», déclare Stefan Haupt.
L’investissement s’avère payant. L’œuvre a été sacré d’un Teddy Award et du prix du public à Berlin, avant de se retrouver en lice pour représenter la Suisse à la sélection de l’Oscar et du Golden Globe 2015 du meilleur film étranger. La thématique traitée ne serait-elle pas aussi pour quelque chose dans cet enthousiasme généralisé?
Fruit d’une actualité brulante
Rappelons-nous. Cannes 2013 s’était déroulé au moment-même où l’État français instaurait le mariage pour tous. Cette loi donne alors lieu à des dérives homophobes dans le pays. Pour instinctivement contrer la montée d’un conservatisme populaire, le festival décerne sa Palme d’Or à «La Vie d’Adèle», un film sur l’homosexualité féminine. Tandis que la Quinzaine des réalisateurs sacre, elle, «Les Garçons et Guillaume, à table!», une comédie sur le genre. À cela s’ajoute les actualités liées à une forte augmentation de l’homophobie en Russie, relayées par les médias mondiaux. Le rayonnement international du film ne serait-il pas également la conséquence d’une actualité brulante? «Je pense que ça a joué un rôle, oui. C’est très étrange. Quand on a commencé à aborder ce sujet, les droits des gays ne faisaient pas partie de l’actualité. Alors qu’aujourd’hui, oui. Donc, c’est très surprenant et inattendu. D’un autre point de vue, cette actualité aurait aussi pu jouer un rôle contreproductif», analyse le cinéaste. Sven Wälti, quant à lui, n’y va pas par quatre chemins: «Le succès du film est un signal fort contre l’homophobie qui existe toujours et qui est en train de se renforcer». Remarque pertinente. En Ukraine, des homophobes ont vandalisé le cinéma de Kiev où avait eu lieu la projection du docu-fiction lors du Festival Molodist 2014 (voir témoignage, ci-dessous).
Un passé dans l’ air du temps
«Le Cercle» amène au devant de la scène une question vive: celle de la reconnaissance des droits des homosexuels de nos jours encore sujet à controverse. Focus sur un débat qui traverse les âges.
«Moi, je suis Röbi Rapp, et Ernst à côté de moi, c’est mon partenaire». Ainsi débute la conversation avec Robert Rapp et Ernst Ostertag, les protagonistes et instigateurs du docu-fiction «Le Cercle» de Stefan Haupt. D’après le film, Ostertag et Rapp auraient été en 2003 le premier couple homosexuel de Suisse à avoir enregistré leur partenariat. Alors, est-ce vraiment le cas? «Nous étions le premier couple du canton de Zurich» précise Ernst Ostertag. Les premiers partenariats enregistrés ont effectivement eu lieu à Genève, le 8 mai 2001. Influencée par l’instauration du pacs en France, Genève devance la progressiste Zurich du temps de Der Kreis (1934 à 1967). Et les termes pacs, se pacser s’immiscent dans le langage des citoyens du canton pour décrire le partenariat enregistré. C’est un peu plus tard, le 22 septembre 2002, que Zurich emboîte le pas à Genève en approuvant par référendum (62,7 % des voix) l’enregistrement des partenaires homosexuels. «Dans le canton de Zurich, c’était différent, ça allait beaucoup plus loin par rapport au pacs genevois», poursuit Ostertag. Excluant les concubins hétérosexuels, la loi zurichoise est plus généreuse, en effet. Les partenaires qui s’engagent par contrat à faire ménage commun sont égaux aux couples mariés aussi en matière d’impôts (directs, successions, donations) et d’assistance sociale. Ainsi, le 1er juillet 2003, Ostertag et Rapp se disent oui à l’Hôtel de Ville de Zurich après 47 ans de vie commune. «Ma sœur était là avec son mari et un de leurs fils. Elle a embrassé Robert et elle lui a dit: Maintenant, tu es vraiment un membre de notre famille», se rappelle Ostertag, encore ému par cette reconnaissance longtemps attendue par le couple de militants nés en 1930.
Notons également que depuis 2007, le partenariat enregistré est régi par des dispositions fédérales. Ce qui amène à la question suivante: comment dans un pays à l’avant-garde de la révolution sexuelle, le partenariat enregistré a-t-il mis tant te temps à être validé?
Un progrès inouï en marge du conflit
Flashback. Dans une Suisse repliée sur elle-même et prospère, les discussions autour d’une décriminalisation de l’homosexualité débutent au niveau fédéral dans les années 30. L’adoption d’un seuil de tolérance de l’homosexualité par les autorités d’un pays resté neutre durant la Seconde Guerre, est la conséquence première de l’ouverture des débats. Puis, le 1er janvier 1942, dans un élan de progrès inouï, Zurich dépénalise les actes sexuels entre personnes de même sexe. Une première mondiale. Après la guerre, alors que le monde panse ses plaies et rebâtit ses murs, le canton s’impose ainsi comme capitale de l’homosexualité. Der Kreis, la première organisation gay d’Europe, consolide son assise et étoffe son magazine éponyme jusqu’alors germanophone de pages en français et en anglais. La publication devient alors la voix des communautés LGBT à l’international. Les rendez-vous organisés par les membres de Der Kreis, tels que les bals masqués, acquièrent une telle renommée que «Lufthansa organisait des vols spéciaux de toute l’Europe, et même de l’Amérique, en direction de Zurich», témoigne dans le film la journaliste saint-galloise Klara Obermüller. Mais les problèmes s’abattent rapidement sur cet éclatant îlot gay.
Les longues heures de la régression
Suite à une série de meurtres commis en 1957 dans le milieu de la prostitution homosexuelle, cette période florissante laisse très vite place à des heures plus sombres. «Le Code pénal de 1942 autorisait les actes sexuels entre adultes consentants mais la prostitution homosexuelle était, elle, poursuivie» explique Ostertag. Appuyés par les médias, les événements sont montés en épingle contre les gays de Zurich. «Tout d’un coup, les gens ont commencé à dire que tous les homosexuels étaient des criminels», témoigne encore ce dernier. Le climat de tolérance laisse ainsi place à un climat austère qui limite les rassemblements homosexuels. Un système de registration policière, répressif, est mis en place pour contrôler la communauté gay. Fortement ébranlé par les événements, Der Kreis cesse ses publications et ferme boutique en 1967. Il renaîtra sous une autre forme grâce aux mouvements populaires de 1968.
Si ce passé trouble autant aujourd’hui, c’est qu’il n’a jamais été aussi présent. La montée du conservatisme en France, l’homophobie des pays de l’Est sont des problèmes actuels en Europe. Quant à la Suisse, si elle ne persécute plus ses homosexuels, elle ne les défend pas non plus. L’image d’un Parlement qui traîne des pieds à inclure «orientation sexuelle» à l’article 216bis de son Code pénal -une initiative déposée en mars 2013 par Mathias Reynard- en dit long sur elle. Néanmoins, les nuages semblent dernièrement se dissiper grâce notamment à la persévérance du jeune conseiller national, et grâce aussi à l’appui du Comité des droits de l’enfant des Nations unies prodigué dans le sens de cette initiative. Celle-ci sera enfin votée par le Parlement, prochainement. Tandis que du côté du mariage gay, la tendance est elle à la léthargie. Le tout dévoilant au final une Suisse à deux vitesses en matière d’égalité sociale.
La mésaventure ukrainienne. Témoignage.
Programmé en ouverture de la sélection Sunny Bunny réservée aux films LGBT du Festival Molodist de Kiev, «Le Cercle» a laissé derrière lui une empreinte qui a défrayé la chronique. Le 29 octobre, au soir, le plus vieux cinéma de Kiev, le Zhovten, a été victime d’un violent attentat anti-gay. Ivan Madeo, le producteur du film, témoigne : «On avait pas calculé que c’était le week-end des votations lors de la présentation de notre film. Kiev était particulièrement plein de pro-russes.» En fin de projection, l’équipe du film avait eu l’impression que le l’œuvre n’avait pas touché face à un public resté stoïque lors de leur intervention en salle. «Après cette partie officielle, les spectateurs sont venus vers nous. Et là, on a compris que le film les avait au contraire extrêmement touché. Ce qu’ils avaient vu, c’était en fait leur réalité de tous les jours. Ils voulaient tous savoir comment on se regroupait chez nous pour agir contre l’homophobie. Ils nous ont posé plein de questions». Madeo poursuit son récit sur le drame qui a suivi : «Le cinéma a été détruit le jour d’après pendant la projection du second film programmé. Pour nous, c’était super choquant. L’attaque était préméditée. Nous avions provoqué quelque chose. Ce qui nous a amené à réaliser que malheureusement ce film est encore super actuel». Avant de conclure par: «…et ça a été difficile pour toute la team de digérer ça».
Retrouvez l’interview de Stefan Haupt lors de la première projection romande de son film.