En décembre 2019, à Tôkyô, le fan d’une star aux gros seins débourse un million de yens afin de pouvoir la téter en réalité virtuelle. Le plus étrange, c’est que cette star japonaise est en réalité… ?
Note TAKEHANA est ce qu’on appelle une V-Tubeuse (You Tubeuse
virtuelle) c’est-à-dire qu’elle anime une chaîne YouTube sous la forme d’un personnage
de dessin animé. Avec sa forte poitrine, sa voix de pinson et ses oreilles de
chat, elle fait partie des stars les plus populaires sur l’Internet japonais.
Sa première apparition en ligne date du 24 juin 2018. Habillée en soubrette,
Note TAKEHANA remue ses formes suggestives dans un décor de maid café. Il est
possible de lui «parler» (écrire) en direct
lors de sessions au cours desquelles Takehana accueille les
internautes comme s’ils étaient des clients réguliers. Elle leur dit des choses
gentilles et répond aux questions. Parfois aussi elle chante (karaoke) ou joue
à des jeux vidéo en faisant des commentaires. Son style mignon lui vaut les
faveurs de 37 000 adeptes, parmi lesquels beaucoup rêvent de l’approcher. En
décembre 2019, l’un d’entre eux a la chance de pouvoir téter son lait. La
séance d’allaitement lui coûte plus 8300 euros (un million de yens).
Un crowdfunding pour obtenir trois millions de yens
Cette séance exceptionnelle est proposée dans le cadre d’une
campagne de financement partificipatif visant à améliorer l’apparence de la
star : elle n’existait jusqu’ici que sous la forme relativement «plate» d’une
image animée. Il lui faut trois millions de yens pour passer en version 3D et,
ainsi, faire valoir son bonnet généreux. Les supporters de la star sont invités
à lui permettre de réaliser son voeu : «aidez-moi à passer dans le monde en trois dimensions», demande-t-elle (vidéo ci-dessus). En contrepartie de leurs dons, Takehana
s’engage à leur faire parvenir des cadeaux : lettre de remerciement signée de
sa main, porte-clé à son image, housse de polochon imprimé (daki makura),
portrait d’elle sur papier photo (bromide)… Les contributeurs qui
versent 1600 euros (200 000 yens) peuvent même recevoir un appel personnalisé : Takehana propose d’assurer un service de réveil matin par téléphone. Et si
jamais leur don dépasse 8000 euros ? Elle offre un allaitement (junyû) au cours d’une séance
«d’incarnation virtuelle» (bâcharu juniku).
Une offre privilège pour le plus généreux donateur
Surprise. A peine la campagne a-t-elle démarrée qu’un fan achète
le «ticket» le plus cher, réservé à une seule et unique personne : il sera
l’heureux élu de la séance d’«allaitement» par la star virtuelle. Nous sommes
le 29 mars 2019. Takehana, héberluée, annonce la nouvelle sur son compte Twitter : «Hein ? C’est pas vrai ?» (?e?? uso?). 15 000 retweets.
Séance d’allaitement au biberon virtuel
La
nouvelle est immédiatement relayée par la presse qui s’étonne : contrairement à
ce que l’on pourrait croire, la séance d’allaitement ne sera pas faite au sein
mais au biberon en 3D. Pourquoi ? Faudrait-il ménager la jalousie possible des
autres adeptes de Takehana ? Ou serait-ce un effet du succès formidable
rencontré par le biberon pour adultes au Japon ? Il s’avère en effet que,
depuis 2018, la firme Morinaga, spécialisée dans les produits laitiers,
commercialise un «lait en poudre pour adulte» (otona tame no kona miruku)
surnommé «Milk Life» (miruku seikatsu), parce qu’il est censé rallonger la
vie. Il fallait bien ouvrir un nouveau
marché dans le contexte de la dénatalité… Maintenant, quand on tape «idole à gros seins» (honyû idol)
sur Internet, on voit des photos et vidéos de Japonais-es adultes qui boivent au biberon.
Les seins secrets de Takehana
Pour en revenir à Takehana. Suite au succès faramineux de sa
campagne de financement, elle obtient bien plus que les 3 millions espérés : 5,
77 millions de yens. Ce qui lui permet non seulement de s’offrir une magnifique
paire de seins en 3D mais quantité de tenues nouvelles, dont une robe de
mariée, afin que les fans puissent symboliquement l’épouser. Le
jour du lancement, le plus chanceux d’entre eux se voit enfin offrir la séance
d’allaitement au biberon virtuel… probablement doublée d’une séance
d’allaitement véritable, avec du lait en poudre. Le lait en poudre a-t-il
été personnalisé ? Y a-t-on ajouté de la vanille pour donner l’impression d’un
lait de jeune fille vierge ? Aucun détail n’est livré à la presse qui se
contente d’applaudir.
Accident de «doublage» en direct
Au Japon, le succès des V-tubeuses est tel que la plus
fameuse d’entre elles (Kizuna Ai) a été choisie comme ambassadrice du Japon
pour les JO. Personne ne sait qui se cache derrière cette jolie jeune fille et
la plupart de ses adeptes affirment ne pas désirer le savoir. Suivant une sorte d’accord tacite, la plupart des V-tubeuses sont déclarées comme étant des
filles, afin de ne pas casser le rêve. Mais la réalité, bien sûr, c’est que les
jolies filles cachent souvent des hommes… Pour les fans qui fantasment sur les
stars virtuelles, il peut être douloureux de voir brusquement apparaître le vrai visage de leur bien-aimée. Les technologies du V-Tubing présentent parfois
des défauts. En plein direct, il arrive que le système bugge, déclenchant ce qu’on appelle un «outing facial» (kao-bare). Et c’est
pourquoi, très rapidement, certaines V-Tubeuses ont préféré dire la vérité.
Takehana en fait partie. Elle ne s’en est jamais cachée. Elle (ou plutôt il) est donc officiellement un graphiste spécialisé dans les jeux vidéo et les cartes à jouer. Ses fans le surnomment Note Mama, car il est la «maman» de très célèbres personnages féminins.
Takehana ne s’en cache pas
Jouit-il de se féminiser ? Lors des séances en direct sur sa chaîne YouTube, Note Mama excelle à jouer son rôle de midinette rougissante. Mais il ne cache rien des trucages, allant jusqu’à afficher l’écran du logiciel qu’il utilise pour synthétiser sa voix.
En parallèle, il laisse parfois des mains apparaître, qui sont censées être les siennes : mais ce sont des mains de femme !?
Tout est fait pour maintenir une forme d’ambiguïté. La séance
d’allaitement n’est qu’un jeu parmi bien d’autres, visant à faire vaciller les
frontières. Quand Takehana (version animée) s’amuse à montrer sa culotte, mime la pudeur,
roucoule des petits cris, le fait qu’il s’agisse d’un homme rend la performance
d’autant plus troublante. Quand il chante, éteignant parfois le synthétiseur, il laisse brusquement entendre sa voix «nue»… Au Japon, les travestis numériques sont nommés
nekama, abréviation de net-okama. Depuis juin 2018, ceux qui utilisent un
double féminin pour faire du V-Tubing sont appelés des babiniku, «chair
de beauté virtuelle» (bâcharu bishojo niku). Ils disent que les babiniku sont le produit d’une rencontre entre une âme et un corps. L’homme en eux est une «âme» (tamashii). Leur apparence féminine digitale est un «corps de chair» (nikutai) dans lequel ils se sont «incarnés» (juniku suru).
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NOTE : cette recherche a été effectuée en prévision du colloque «Identités désirées. Métamorphoses et nouvelles technologies au Japon», co-organisé avec le groupe de recherche EMTECH (Freie Universität Berlin) et le Département de la Recherche et de l’Enseignement du musée du quai Branly – Jacques Chirac. Il aura lieu mercredi 29 et jeudi 30 avril 2020 (salle de cinéma, musée du quai Branly), en accès libre.