En 1946, Marcel Duchamp envoie son sperme séché sur astralon à la sculptrice brésilienne Maria Martins. Après sa mort, on découvre qu’il a fait d’elle le modèle d’une oeuvre posthume puissamment érotique… Qu’en déduire ? Qu’ils étaient amoureux ?
Il est courant de lire que Marcel Duchamp vécut avec Maria Martins, à New York, une relation passionnée qui prit fin quand celle-ci décida de demeurer avec son époux diplomate. Follement amoureux, mais éconduit par son amante, Marcel aurait alors réalisé dans le plus grand secret une oeuvre en hommage à sa «fiancée impossible» : un moulage du corps bien-aimé placé dans un décor de paradis, cuisses largement écartées, la vulve offerte au regard mais rendu intouchable, enfermé derrière le double abri d’une lourde porte de bois et d’un mur de brique. Pour la plupart des exégètes, Étant donnés…, son œuvre posthume, a été «réalisée, dans le secret, durant environ vingt années, de 1944 à 1966, pour compenser son manque affectif créé par sa séparation d’avec Maria Martins et par sa frustration amoureuse et sensuelle qui en résulta.» Marcel, l’ironiste, martyr de l’amour?
La passion de Marcel pour Maria : un fake ?
En 2013, Alain Boton publie une enquête (1) consacrée à Marcel Duchamp –Marcel Duchamp par lui-même, ou presque– dans laquelle il «prouve» que cette histoire «est un fake.» Plus précisément, dit-il, les lettres enflammées que Marcel et Maria s’échangent font partie d’un montage, ou d’une sorte d’énorme mystification destinée à servir de trompe l’oeil. «C’est tout simplement une sorte de parodie moderne et en live du mythe de Tristan et Iseult, tel que son grand ami le philosophe Denis de Rougemont venait d’en faire la critique avec son livre L’amour et l’occident. Duchamp voulait montrer là encore l’emprise qu’a sur nous le mythe de l’Amour passion. Et en effet aujourd’hui tout le monde croit que Duchamp, lui si réservé, si distancié, est devenu cet amoureux transi et souffretant.» Marcel Duchamp a-t-il été amoureux ou pas ? Reprenons par le début.
Qui était Maria Martins ?
De Maria Martins, on croit savoir qu’elle fut une «femme fatale» parce qu’elle était le clou des soirées diplomatiques organisées par son mari, ambassadeur du Brésil aux USA. On pense qu’elle rencontra Marcel Duchamp au printemps 1943, lors d’une exposition de ses sculptures à la Valentine Gallery. Maria Martins exposait avec Piet Mondrian. C’était une sculptrice célèbre, très belle et très recherchée pour son magnétisme. André Breton lui-même écrivit une préface pour un de ses catalogues. Que se passa-t-il lorsque Maria rencontra Marcel ? Personne ne le sait. En 1946, Marcel lui fit parvenir une sorte de petit tableau abstrait intitulé Paysage fautif : un rectangle de satin noir servant d’écrin à du liquide séché sur astralon, aux irisations magnifiques. En 1989, une analyse effectuée avec l’aide du FBI permit d’établir que le liquide était du sperme. Probablement celui de Marcel. La critique d’art Caroline Cros nota que la forme prise par le liquide n’était pas sans évoquer un corps aux cuisses écartées. Projection fantasmatique ?
Croquis de nu annoté : «Avec tout mon amour, Marcel Duchamp»
En 1947, Duchamp réalisa le croquis au crayon d’un corps de femme nue acéphale (sans tête). Sur ce croquis intitulé «Étant donnés: Maria, la chute d’eau et le gaz d’éclairage», Duchamp laissa la note suivante : «Cette femme appartient à Maria Martins / Avec tout mon amour». Dans les années 1990, la correspondance amoureuse de Marcel Duchamp et de Maria Martins fut découverte. De nombreux historiens ou critiques en déduisirent que les deux avaient entretenus une relation secrète entre 1943 et 1947 environ, date à laquelle l’époux de Maria Martins fut nommé ambassadeur à Paris (2) : Maria partit en France, laissant Marcel à New York. En 1996, le critique d’art du New Yorker, Calvin Tomkins (qui avait eu l’occasion d’interviewer Marcel Duchamp plusieurs fois avant sa mort) publia des extraits de ces lettres dans sa biographie (Duchamp. A biography) et affirma que Duchamp, après leur séparation, fit de son appartement une «Cathédrale de la misère érotique».
Un appartement transformé en «Cathédrale de la misère érotique»
Se réfugiant dans cet appartement, situé au 210 West 14th Street, Duchamp ne fit plus que travailler sur le mannequin d’une femme qu’il lui était devenu impossible de posséder. C’est en tout cas ainsi que la plupart des exégètes le disent : l’oeuvre à laquelle il se consacra en cachette, presque jusqu’à sa mort, tournait toute entière autour d’un corps de femme moulé sur celui de Maria Martins. Or qu’est-ce que le moulage, disent-ils, sinon le signe même d’une absence, la forme en creux d’une chose disparue et la trace «dans quoi se coule le manque», ainsi que le formule superbement Wajcman (L’Objet du siècle) ? Pendant toutes ces années, alors que tout le monde croyait que Duchamp avait laissé tomber l’art, il se consacra à cette oeuvre sans presque jamais cesser d’écrire des lettres d’amour à Maria. Dans certaines de ces lettres, Duchamp évoque cette oeuvre secrète (Étant donnés) comme «notre sculpture», ou «ma femme au chat ouvert» et la nomme tantôt «Notre Dame», tantôt «N.D. des désirs».
N.D: des désirs : phonétiquement «haine des désirs» ?
Dans Système D, Jacques Caumont et Françoise Le Penven, relèvent l’étrange dualité de l’expression «N.D des désirs» : «haine des désirs» ? Ils ajoutent que «d’ailleurs, dans l’une de ses dernières lettres à Maria, Duchamp, ne parlant plus du tout de Notre Dame des Désirs, évoquera “sa dame à la jambe coupée” !» La vengeance d’un amoureux délaissé ? De fait, Marcel Duchamp coupe bien la jambe du mannequin pour la replacer différemment, suivant un axe impossible, comme s’il voulait violenter ce corps… «1948, 1949, 1950, 1951, etc. Duchamp écrit à Maria. Jusqu’à la fin de sa vie, il lui écrira, s’enfonçant peu à peu dans la mélancolie avec des états d’âmes de plus en plus neurasthéniques. Il ne fera jamais le deuil de cet amour et au fil des ans, Notre Dame du Désir se transmutera en un cénotaphe... dédié à la mort de l’amour.» En 2007, dans une biographie quasi-exhaustive (Marcel Duchamp), Bernard Marcadé livre au public de larges pans de cette correspondance, jamais publiée, qui fut vendue en 2006 chez Sotheby’s à Paris.
«Amour je pense à toi tout le temps. Mais je souffre…»
«Amour je pense à toi tout le temps. Mais je souffre des 14 heures par jour qui ne sont pas à toi» (30 juin 1949). Dans une interview qu’il donne à la revue Paris Art, Bernard Marcadé raconte : «Au début de la création, la sculpture était un substitut à l’absence des deux amants. La correspondance est joyeuse à ce moment, mais quand Duchamp réalise que l’idylle est vouée à l’échec –elle ne veut pas quitter son mari– la sculpture va devenir terrible ! Elle portera le deuil de leur union. A partir de ce moment, il ne s’agit plus d’une pièce faite en commun. Étant donnés se transforme en quelque chose d’indéterminé, pris entre le viol et le meurtre, c’est très inquiétant.» Dans le même interview, Marcadé note pourtant que Duchamp semble avoir, toute sa vie, refusé de «posséder» une femme. «Le régime amoureux de Duchamp est assez libertin. Même dans ses relations longues il revendique son statut de célibataire. Il ne veut pas former de couple, ni s’établir. Il exige presque que ses compagnes le trompent.» N’est-ce pas contradictoire avec sa passion destructrice pour Maria Martins ?
La suite, mercredi
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A LIRE : Marcel Duchamp par lui-même (ou presque), d’Alain Boton, Editions Fage, 2013.
Marcel Duchamp. La vie à crédit, de Bernard Marcadé, Paris, Flammarion, coll. Grandes biographies, 2007.
Système D, Jacques Caumont et Françoise Le Penven, Fayard, 2010.
Un échec matrimonial. Le cœur de la mariée mise à nu par son célibataire même, de Sarazin-Levassor Lydie, Les presses du réel, 2004.
Duchamp, A biography, de Tomkins Calvin, New York, Henry Holt, 1996.
L’Empreinte, de Georges Didi-Huberman, Paris, Éd. du Centre-Pompidou, 1997.
CET ARTICLE FAIT PARTIE D’UN DOSSIER EN TROIS PARTIES : «Duchamp : «une horreur presque maladive de tout poil»» ; «Marcel, martyr de l’amour ?» ; «Jules et Jim : une histoire vraie»
EN SAVOIR PLUS : «Art contemporain, le scandale comme moteur ?»
NOTES
(1) Alain Boton a grandi à Clichy sous bois. Devenu voyou, puis alcoolique, il a fait une cure de désintoxication «sûrement plus utile qu’un doctorat de sémiologie», dit-il, pour étudier Duchamp c’est-à-dire la question de l’identité. Après quoi, il a été embauché au Centre Pompidou… La suite de l’histoire, ce chercheur sans baccalauréat la raconte dans une autobiographie : Duchamp d’une vie.
(2) Selon Francis Naumann, Duchamp et Maria ont eu une liaison de 1946 à 1950, l’année où Martins est définitivement retournée au Brésil (Source : Étant Donnés : 1° Maria Martins, 2° Marcel Duchamp, de Naumann Francis, Paris, L’Echoppe, 2004). Sur Wikipedia, la relation a duré de 1947 à 1951. Comme il est impossible de savoir, beaucoup d’exégètes se contentent de dire que la relation a progressivement décliné…