« D’une étape à l’autre, j’ai tellement expulsé. Je l’ai apprivoisé, mon corps, j’ai appris à le connaître, je lui ai montré la douceur, il m’a donné sa chaleur, et la joie de sentir ses contours. Oserais-je dire que j’ai appris à l’aimer ? J’ai pour lui le plus grand des respects, mais certains jours encore, il me fait honte, comme enduit d’une couche de saleté. Je tente de l’habiter au mieux de mes possibilités. Il m’échappe encore, parfois. Je m’échappe encore, parfois. (…) Mon corps encore souvent se referme, se replie en fœtus. Mais il n’est pas mort, il vibre, vivant. Mon corps et ses désirs me crient de continuer à exister. » Alexandra Coenraets, extrait d’un texte intitulé « le Corps II ».
Comment aborder le sujet
LA question que je me suis posée avant d’écrire cet article était de savoir comment j’allais m’y prendre pour parler du pire sans plomber l’ambiance.
Jouer des notes d’espoir sur une partition minée.
Il est un fait: les conséquences – multiples et douloureuses – des violences sexuelles subies dans l’enfance demeurent un sujet tabou, font toujours l’objet d’un déni sociétal, particulièrement l’inceste, qui exerce ses ravages souterrains dans le secret des familles, détruit de nombreuses vies, meurtrit garçons et filles, en majorité des filles.
Filles devenues femmes, mères ou non, avec désirs, petits, grands, pluriels ou non, femmes avec envies, en quête de plaisir, ou dans son déni. Femmes souffrantes, brouillées avec la vie, leur sexe. Dans la honte. Femmes qui se détruisent, se reconstruisent, se raccommodent, réapprennent à sentir.
Juste sentir.
Etre bien.
Femmes qui s’accommodent du pire, le disent, le crient, le hurlent pour ne pas mourir. Ou se taisent, prisonnières de leur secret, dans l’attente qu’on les en délivre.
Le crime d’inceste: viol(s) et/ou agression(s) sexuelle(s) – même s’il s’agit d’un délit au sens légal ; y compris des attouchements, qualifiés d’attentat à la pudeur avec violence en Belgique – commis sur un mineur, au sein de la famille, par une personne ayant un lien de parenté avec lui et/ou faisant autorité sur lui. Il n’existe à ce jour aucune définition officielle contenue dans la loi (qu’elle soit belge ou française). La majorité des violences sexuelles envers les enfants s’exerce dans le cercle familial plus ou moins restreint.
Avec un tel passé traumatique, comment vivre sa sexualité d’adulte, et en particulier de femme, quand il est difficile d’en parler et que la société peine à entendre ?
J’ai été victime d’un inceste.
Pour aider à rompre ce tabou, je le dénonce et raconte dans un roman inspiré de ma vie, le chemin qu’emprunte une femme pour se réapproprier son corps et vivre sa sexualité (Naissance, 2013, Editions Chloé des Lys).
Je n’ai pas la prétention d’aborder ce sujet complexe et sensible de manière exhaustive, mais le désir d’en parler sans fard et sans honte – ce qui me semble nécessaire – et de l’approcher le plus fidèlement possible par le biais de mon vécu, mes écrits et mes lectures. Je vous invite, si vous souhaitez approfondir le thème, à consulter les références en fin d’article.
Je suis une femme et c’est de mon point de vue que j’en parle et m’aventure à donner des pistes.
Refoulement des violences
Laurence, l’héroïne du livre, a refoulé les violences subies. C’est le cas de beaucoup de victimes d’inceste, dans un mécanisme inconscient leur permettant de survivre et de composer avec la trahison suprême que constituent les abus, incompatibles avec les principes de « loyauté familiale » et de sécurité affective inhérents à la relation filiale. Ici, c’est le père géniteur, l’auteur des violences. C’est fréquent. La plupart des agresseurs sont de sexe masculin, mais il y a aussi des femmes. Un beau-père, un grand-père, un oncle, un frère, une sœur, un-e cousin-e. Une mère, une tante, une nounou.
Enfouies dans un coin de mémoire parfois pendant des décennies, des images, émotions et sensations physiques liées aux agressions peuvent resurgir de l’inconscient à l’âge adulte, modifiant durablement des repères construits sur de fausses bases, puisqu’occultés d’une vérité insoutenable. En général, les relations sexuelles sont déjà difficiles avant la levée du refoulement, que l’on soit en couple ou pas. Lorsque la cause de ces difficultés reste non identifiée, parce que refoulée, leur résolution se complexifie : il y a une inconnue, et de taille !
Quand des flashs de l’agression surviennent brutalement, la personne revit les abus exactement comme à l’époque où ils se sont déroulés, avec la même force émotionnelle, et se trouve violemment déstabilisée dans son rapport au monde, au corps et à sa sexualité. C’est le réveil de sa « mémoire traumatique », très perturbant pour elle et l’éventuel partenaire, qui ne parvient pas toujours à faire preuve de la compréhension nécessaire, souvent par méconnaissance des séquelles.
Il est important, dans cette situation, de trouver un moment pour verbaliser son ressenti. Qu’il y ait un espace pour que chacun communique ce qu’il ressent, sans prendre l’autre en charge. Le couple pourra se faire accompagner. Il est essentiel que l’un comme l’autre soient informés des séquelles.
Entre autres, on observe une anesthésie émotionnelle et corporelle, conséquence du refoulement : comme évoqué plus haut, les événements sont « oubliés », mais également les émotions et sensations qui y sont liées. L’enfant abusé grandit de cette manière, les sens engourdis, endormis, et l’adulte n’y a plus accès, ou très peu. Des angoisses liées à la sexualité peuvent apparaître et s’incruster. Elles font partie des nombreuses manifestations du stress post-traumatique. Le monstre a fait son travail de sape à l’intérieur, avec succès.
Laurence reprend contact avec son corps pas à pas, apprend à découvrir toute une palette d’émotions et de sensations inconnues. Les caresses sont difficiles, la peau se rétracte. Après avoir partagé une sexualité déconnectée de son corps, coupée d’elle-même (phénomène de « dissociation »), elle entreprend de se « rassembler » afin de pouvoir faire l’amour dans une relation à soi et à l’autre plus juste et plus vivante. Ce parcours est semé d’embûches. Sur sa route, elle croise deux hommes, et les confronte à leurs limites, leurs peurs, leurs désirs. Ils la confrontent également. Ces expériences ravivent des douleurs et la font progresser.
Comment en parler au partenaire ?
Les femmes célibataires ou sans partenaire régulier sont en général dans la crainte légitime d’en parler quand le lien de confiance n’est que balbutiant, n’existe pas, ou si la relation est superficielle. Dans un cadre hétérosexuel, les difficultés peuvent être incomprises, minimisées par les hommes rencontrés, leur faire peur, les plonger dans l’impuissance, et ceux-ci de renvoyer alors en miroir aux femmes une couche supplémentaire de honte et de culpabilité, qui vient se superposer à celles déjà présentes. Il y a risque de se bloquer, se refermer, de ne pas se sentir capable ou digne d’être dans la rencontre affective et sexuelle. Ou de ne pas vouloir s’attacher et d’être dans l’évitement. Il faut dès lors se forger une sécurité intérieure puissante d’abord, avec l’aide d’un-e thérapeute compétent-e, pour pouvoir s’ouvrir à nouveau.
Lorsque la femme en couple identifie que ses difficultés sexuelles proviennent d’abus intrafamiliaux antérieurs, un accompagnement thérapeutique et sexologique individuel et/ou à deux – dans l’accueil de sa souffrance -, pourra l’aider à verbaliser ce qu’elle ressent, et progressivement trouver la sécurité, les mots adéquats pour en parler.
Apprivoiser sa propre sensibilité, explorer sa sensualité
Quel type de rapports sexuels envisager ? Chaque personne étant différente, on ne peut se permettre de généraliser et fournir des solutions toutes faites, clef-en-main. L’important est de pouvoir se choisir une vie sexuelle qui nous convient, qu’elle ne soit pas imposée de l’extérieur. D’où il paraît sans conteste indispensable, pour les personnes victimes d’un tel traumatisme, de se réapproprier à leur rythme leurs propres sensations, leur sexe, leur plaisir, sentir l’unité de leur corps en général, apprendre à le défragmenter, car les abus ont rendu le corps morcelé. Et permettre à l’énergie de progressivement circuler. Apprendre à écouter, respecter la sensibilité de leur corps, afin de construire et d’ancrer cette sécurité intérieure manquante, avec ou sans l’aide d’un partenaire.
Ecouter son corps : la formule est connue, un peu cliché, utilisée à tout-va, mais il n’y a rien de plus réel, de plus concret et de plus nécessaire dans le cas d’un vécu d’inceste. Tendre l’oreille pour accueillir ses failles, ses cris, ses pleurs, ses plaies, ses hontes, ses désirs, ses envies, ses plaisirs…
Les sentiments de honte et de culpabilité toxiques, inhérents aux abus, rendent le partage intime émaillé d’obstacles : faire l’amour est tout sauf fluide, et peut devenir générateur d’angoisses. Comment réintroduire de la légèreté, un côté ludique à ce qui s’apparente au parcours du combattant ? Comment faire émerger/réemerger le désir ?
Comment lui laisser une place, le faire grandir ?
Retrouver le goût de chaque sensation, se familiariser avec chaque émotion, qui souvent déborde, submerge, car nouvelle, inconnue, effrayante, y compris pour le partenaire éventuel, amené à prendre en compte et apprivoiser l’hypersensibilité de l’autre. S’il est lui-même hypersensible, il faudra que le duo se découvre un équilibre, s’invente une danse commune, des gestes, des jeux, des caresses, des baisers, des pratiques qui leur appartiennent, s’accordent sur mesure, pour que leurs énergies entrent en résonance.
Tout dépend aussi de la façon dont les deux personnes investissent la relation, ce qu’elle signifie pour eux. Des conduites dissociantes – c’est-à-dire non respectueuses de soi, conséquences des abus -, peuvent amener d’anciennes victimes à se lancer dans des expériences sexuelles destructrices et/ou avec des partenaires qui se révéleront destructeurs. Elles n’en ont pas toujours conscience et seul un suivi thérapeutique bienveillant et soutenant (et non pas infantilisant et répressif), pourra les faire évoluer vers une reconnaissance de leur propre valeur, le chemin vers la rencontre d’un partenaire respectueux.
Une fois qu’elle est apprivoisée, chouchoutée, cette sensibilité souvent aiguisée propre aux victimes d’abus sexuels, se révèle un véritable atout vers une sexualité épanouie. L’intensité du désir, du plaisir, et des sensations corporelles se trouve renforcée.
Dans Naissance, Laurence part à la découverte de son désir.
Elle apprend à érotiser son corps de manière saine, dans le respect de son rythme et de ses limites. C’est essentiel, et cela fait partie du processus de désanesthésie. On le sait, la masturbation féminine est encore taboue – mais ça change… -, or c’est ce qui permet à Laurence de se sentir en lien avec son corps sexué, d’explorer sa sensualité, de vivre sa sexualité et de l’ancrer, quand la partager est beaucoup plus difficile, source de souffrance et d’incompréhension.
Des accessoires tels que sex-toys et boules de Geisha peuvent être de précieux alliés dans l’exploration des sensations. Et pourquoi pas une plume pour les caresses ? Le plaisir s’apprivoise, s’amplifie de plus en plus, se découvre de nouveaux horizons. On apprend à l’exprimer, à moins le retenir. On se laisse aller à explorer ses fantasmes aussi, parfois ça n’a jamais posé de problèmes, parfois si. Lâcher prise petit à petit. Dans cette découverte, on ne va pas s’embarrasser de barrières supplémentaires et autres barreaux inutiles à la prison qui a déjà bien enfermé le corps : d’où qu’il vienne et du moment qu’on se respecte, le plaisir est bon, et bon à prendre, qu’il soit clitoridien, vaginal, ou les deux, qu’il nous parvienne d’autres zones érogènes, peu importe. Peu importent également les positions sexuelles, il est inutile de se mettre la pression pour expérimenter l’ensemble du Kamasutra. On privilégiera celles dans lesquelles on se sent bien. On explore à notre rythme, sans forcer et on s’autorise à jouir sans se faire violence ! C’est tout un programme…Parce que l’orgasme peut aussi provoquer de la honte, comme si on n’y avait pas droit. Ou déclencher des crises de larme, tant l’émotion est intense.
Pour aider le corps à la détente, faire ressortir et harmoniser l’énergie bloquée, on peut se faire accompagner sur le plan corporel, par exemple lors de séances de kinésiologie, de reiki, de massages ou d’ostéopathie.
Etre dans la pleine conscience, en lien avec la terre, avec son axe tête-coeur-corps, sentir son plancher pelvien régulièrement – puisque c’est là que se trouve notre sécurité de base – permet de se recentrer et contribue à l’ouverture vers une sexualité vivante et confiante. Vers une sexualité vibrante aussi. Car bien sûr, il est question de vibrations. Désir détruit, amoché, vibrations basses, le champ magnétique des ex-victimes peut être défaillant, parsemé de « trous », et le risque est de se sentir envahi/oppressé par l’énergie du partenaire, exactement comme durant les abus. Se réapproprier sa propre énergie sexuelle, l’ancrer, pour pouvoir rencontrer celle de l’autre dans le plaisir, la confiance et l’unité. L’ancrage est particulièrement important à travailler, tant la déconnexion fut énorme. Allié à tout ce que j’ai expliqué précédemment, il nous permet d’être relié à nous-même, aux autres, et cette « reliance » est nécessaire à l’épanouissement sexuel.
Se laisser le temps
Cette reconstruction prend du temps et demande beaucoup de patience.
Autoriser son corps à refaire confiance ne va pas de soi, puisque celui-ci possède une mémoire où se logent les traces profondes du traumatisme, souvent difficilement accessibles, enfouies sous plusieurs couches de protection qui ont permis à la victime de survivre. Des blocages soudains, des mouvements de retrait ou de figement, des émotions fortes peuvent survenir durant un rapport sexuel, sans raison apparente. Parfois, la personne parvient à identifier que tel mouvement, telle caresse effectués par son partenaire lui évoque l’agresseur ou l’agression.
La confiance est un maître mot. Confiance en soi et en l’autre, elle a de toute façon été détruite par l’agresseur. Si l’ex-victime cheminera pour restaurer une estime de soi brisée, l’existence d’un lien sécurisant et sain avec son partenaire s’avère fondamental et se forge petit à petit. La définition de limites et repères précis l’est également. Il n’y a rien de pire que le flou, le manque de repères pour les anciennes victimes, dont le territoire fut envahi précocement, et fracassé. Dire ce qu’on aime, ce qu’on n’aime pas, si c’est trop tôt ou pas. Ce n’est pas toujours facile à identifier ni à verbaliser quand on a eu ses émotions et sensations anesthésiées, mais cela s’apprend. On peut s’autoriser à dire que c’est difficile.
Un lien de confiance dans un cadre thérapeutique est également nécessaire.
A l’heure où l’on vante les mérites de la lenteur, je suis ici tout à fait en phase avec cette approche qualitative de la vie en général, et sexuelle en particulier: « slow sex », exploration de sa propre sensualité et celle de l’autre, en douceur, pas à pas. Apprivoiser peu à peu le contact peau-à-peau, sans brusquer. C’est une impro à deux ou en solo. Avancer par essais/erreurs, dans la tolérance. Bienveillance envers soi.
Une pratique plus animale, malheureusement, pourrait bloquer la personne plus qu’autre chose, raviver les douleurs, des images de l’agression, et ranimer les séquelles, dont l’anesthésie et la dissociation (clivage corps/esprit). Ce peut être possible pour certaines, mais avec le temps.
« Pour une victime de violences sexuelles, particulièrement dans l’enfance, la sexualité est un terrain particulièrement miné par la mémoire traumatique car tous les gestes à connotation sexuelle sont susceptibles d’activer des réminiscences et de générer un état de mal-être, des angoisses, une sensation de danger en fonction des violences subies. Et si des violences incestueuses ont été commises dans un contexte manipulatoire de caresses, toute caresse, tout préliminaire dans un contexte de rapport sexuel amoureux peut là aussi devenir insupportable et sera évité. De même façon, si les agressions sexuelles ont été extrêmement violentes, des relations sexuelles tendres avec des préliminaires seront possibles, mais si le partenaire met par jeu ses mains autour du cou ou autour des poignets alors qu’il y avait eu pendant les violences une tentative de strangulation et une contention, cela va entraîner aussitôt une attaque de panique. » Dr Muriel Salmona, psychiatre psychothérapeute spécialisé dans les violences sexuelles, dans Le livre noir des violences sexuelles, Dunod, 2013, p.138.
La route est longue, mais elle en vaut la peine. Retrouver ce lien aimant avec son corps nous rendra et enracinera en nous la fierté d’être ce que nous sommes.
Quelques références bibliographiques à vous proposer, loin d’être exhaustives :
Blessures de Familles, Gruyer Frédérique, Ed. Retz, 2005.
A l’Epreuve de l’inceste, Peng Jenyu, Le Monde-PUF, 2009.
Notre corps ne ment jamais, Miller Alice, Flammarion, 2004.
Fillettes abusées, femmes en souffrance, Nemtchenko George, Robert Laffont, 2011.
Dossier sur l’inceste paru dans une revue belge sur la parentalité, Filiatio, n°11, septembre-octobre 2013. Accessible via leur site : www.filiatio.be
Le livre noir des violences sexuelles, Salmona, Muriel, Dunod, 2013.
Femme désirée, femme désirante, Flaumenbaum, Danièle, Petite Bibliothèque Payot, 2011.
Romans :
Naissance, Coenraets Alexandra, Ed. Chloé des Lys, 2013.
Elles Brisées, Guicharnaud Laurence, Ed. Le Manuscrit, 2006.
Mon blog : www.quandilnaitdusens.wordress.com
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