Vers 1924, George Grosz réalise une série d’aquarelles sur les prostitués de Berlin. Elles disparaissent lorsque les nazis arrivent au pouvoir : il s’agit d’en finir avec l’image d’un pays ravagé par la «décadence»… En 2017, les aquarelles réapparaissent. Et là, surprise.
On croyait ces oeuvres perdues, anéanties. Voici qu’elles resurgissent, près de 80 ans plus tard dans le cadre d’une exposition intitulée «L’art ’dégénéré’ - confisqué et vendu». Fin 2017, le grand public peut enfin s’en régaler –plus de 1000 planches ou gravure signées Emil Nolde, Franz Marc, Otto Dix, August Macke – sont maintenant visibles à Bern. Ces pièces miraculées proviennent pour la plupart de musées allemands «nettoyés» par les nazis qui, pour s’en débarrasser, ont eu l’idée de les vendre à bas prix : pourquoi détruire, si on peut rentabiliser ? Hildebrand Gurlitt (1895-1956) –qui était, dans les années 20, un artiste d’avant-garde– devient le négociant privilégié du régime hitlérien dont il doit remplir les caisses en bradant à l’étranger ces œuvres d’«art dégénéré». Une partie d’entre elles atterrit en secret dans deux de ses appartements, situés à Salzbourg et à Munich… Lorsque le scandale éclate, Hildebrand Gurlitt est mort. Son fils –déjà très âgé– meurt à son tour, sans descendant, en léguant la totalité des oeuvres au Musée de Bern, en Suisse. Voilà pour la grande histoire. Maintenant la petite.
Ringveiren : le Cercle de l’anneau
La première lithographie-aquarelle de Grosz (1) montre
un matelot efféminé qui exhibe son érection sous une jupette en mousseline
transparente. Un vieux beau s’appuie crânement sur sa canne, près d’une
créature indéterminée aux lèvres peintes.
Mais c’est l’autre lithographie-aquarelle (2) qui attire surtout le regard : elle montre
un jeune, très jeune, garçon. Il porte un foulard orange, un maillot de corps à
rayures, des bracelets clinquants… Curieuse tenue en vérité. Serait-ce un membre du «Cercle de l’anneau» ?
Si
oui, cette gravure a la valeur d’un témoignage précieux. Les Cercles de l’anneau
font en effet partie de ces phénomènes, peu documentés, que les nazis ont tenté
d’effacer de la mémoire nationale et sur lesquels aucun historien à ma
connaissance n’a travaillé, contribuant ainsi à perpétuer «l’oubli» de ces
gangs problématiques. Car les Cercles de l’anneau sont en réalité des gangs.
Des gangs d’orphelins, âgés de 14 à 18 ans, qui «peuplent les terrains
vagues des faubourgs berlinois (une zone composée d’un “anneau” d’avenues, d’où
leur surnom).» En 1930, on compte 14 000 de ces vagabonds à Berlin, vivant
de vol et de prostitution, au grand dam de ceux qui vont bientôt
diriger le pays…
«Visages
vicieux, troubles, de voyous»
En août et septembre 1932, dans ces mois qui précèdent l’accession
d’Hitler au pouvoir, un jeune journaliste français, Daniel Guérin, part sac au
dos visiter l’Allemagne et en rapporte des articles qui tirent la sonnette
d’alarme. La misère est telle, dit-il, que le pays pourrait bien basculer dans
«la peste brune». C’est d’ailleurs le titre du livre qu’il publie par la
suite et qui compile ses alarmantes observations. Daniel Guérin est, à
l’époque, un des rares à prévoir le pire. Un des rares surtout à porter son
attention sur les inquiétants troupeaux de jeunes sans toit ni loi qui hantent
les faubourgs mal-famés. Voici comment il
les décrit dans La Peste Brune : «Un dimanche, dans
les environs de Berlin, nous rencontrons par hasard, sur la route, une troupe
étrange. […] Ils font, comme on dirait aujourd’hui, très «blousons noirs». Visages vicieux, troubles, de voyous. Et sur la tête les couvre-chefs les plus bizarres : melons noirs ou gris à la Charlot, vieux chapeaux de femme, aux bords relevés en «amazone» avec plumet et médailles, casquettes prolétariennes du type navigateur ornées, au-dessus de la visière, d’un énorme edelweiss».
Une horde d’adolescents sauvages, dévoyés, asociaux
Daniel Guérin relève également
qu’ils portent des «mouchoir ou foulard, de couleur criarde, noué n’importe comment autour du cou.» Sa description est une liste de signes distinctifs bizarres : «torses à demi nus émergeant d’un tricot de peau très échancré à grosses rayures, bras striés de tatouages fantaisistes ou orduriers, oreilles bouclées de pendentifs ou d’énormes anneaux, culottes de peau surmontées d’une immense ceinture triangulaire, également en peau, toutes deux peinturlurées de chiffres ésotériques, de profils humains, d’inscriptions telles que Wild-frei
(sauvage et libre) ou Raüber (bandits). Au poignet, un énorme bracelet de cuir. Bref, un mélange insolite de virilité et d’effémination». A la tête du groupe qu’il croise, «un grand gars, aux lèvres sensuelles, aux yeux cernés de noir, porte un étendard. C’est Winnetou, le «caïd» de la bande.»
[Sa photo ci-dessous à droite (3)]
Il n’est pas très loquace. Mais il nous en dit tout de même assez pour que nous apprenions l’essentiel : nous avons affaire à une Wild-clique, une bande sauvage, un gang d’adolescents dévoyés, asociaux, une communauté de gars rejetés par la société.» De retour à Berlin, Daniel Guérin fait le tour
des rédactions de la presse de gauche pour en savoir plus. On lui donne un nom
: Christine Fournier.
Des délinquants juvéniles qui font tâche
En 1930, une journaliste, Christine Fournier, est la
première à enquêter. Christine Fournier est une collaboratrice de
l’hebdomadaire anti-nazi A.I.Z. (Arbeiter Illustrierte Zeitung), publié par
Willy Munzenberg, un «affairiste et propagandiste stalinien». Le sort de ces
enfants lui importe. Patiemment, avec sollicitude, elle parvient à les
approcher, les fréquente, lie amitié et obtient leur confiance, puis leurs
confidences. Le 20 janvier 1931, elle dépeint leur de vie dans un long article (4) intitulé 'Ringverein
der Jugend' (Les jeunes du Cercle de l’anneau). A Daniel Guérin,
elle explique : «Les cliques, en Allemagne, ne sont pas chose nouvelle. Elles sont nées du chaos de la guerre et de l’après-guerre... Dès 1916 et 1917, on pouvait rencontrer dans les faubourgs et la banlieue des grandes villes des troupes du même acabit. C’étaient des adolescents dont les pères étaient au front, les mères à l’usine. Personne à la maison ne s’occupait d’eux. L’inflation de l’après-guerre et, depuis deux ans, le chômage ont multiplié ces gangs.»
Sa majesté des mouches, version urbaine
Dans l’article qu’elle leur a consacré (4), Christine Fournier décrit
avec précision leur organisation : à Berlin, dès la fin des années 20, leur
confédération s’est réparti le territoire urbain. Chaque quartier est occupé
par un gang dirigé par un «roi de l’anneau» et porte un nom spécifique : «Sang
de Tartares », «Crime sauvage», «Terreur des filles», «Apaches rouges»,
«Sang de Cosaques», «Ossements sanglants», «Gosiers à la gnole [Schnapps Guzzlers]», «Sang d’indiens», «Amour noir» ou «Pirates
des bois». Dans d’autres régions allemandes, des organisations similaires
ont vu le jour, notamment dans la zone Rhin-Ruhr qui est tenue par les
auto-proclamés «Pirates à l’edelweiss» et qui se sont attribués des villes :
«la troupe de Shambeko» tient Düsseldorf, les «Navajos» règnent sur Cologne…
S’inspirant des romans de Karl May, remplis de valeureux Peaux-Rouges (l’équivalent du romancier-aventurier
Gustave Aimard en France), ces délinquants juvéniles survivent grâce au rêve collectif
qu’ils portent : ils se voient comme des rebelles, les membres d’un tribu
d’enfants libres.
«Des révoltés et non pas des révolutionnaires»
A cette jeunesse déracinée, les hordes offrent «la vie en commun, la camaraderie, le goût du danger et de l’aventure».
Christine Fournier voit dans les cliques un salut : «Pour échapper à la tentation du suicide, ils se créent un monde à leur fantaisie, un monde reposant sur des préceptes entièrement différents de ceux admis par la morale courante, un monde livré à l’instinct le plus effréné, un monde de haine contre la société qui les abandonne.» À l’aube des années trente, les membres de l’anneau ont d’ailleurs mis au point
des rituels de passage que Christine Fournier décrit à voix basse : «Il y a
des rites secrets d’initiation, dit-elle… La nuit, dans quelque bois désert, au bord d’un des nombreux lacs qui entourent l’agglomération berlinoise. Les épreuves sont parfois terribles : combats au couteau, immersion, tout habillé, dans le lac ; épreuve du feu ; acte d’amour pratiqué par le postulant devant la «clique» dans un temps fixé que le «caïd» contrôle, chronomètre en main. Mais il y a pire encore...».
Des rituels d’initiation barbares
Daniel Guérin observe les photos que Christine Fournier a pu
prendre : des adolescents nus, ligotés à des arbres, poignets dans le dos,
entourés des membres de la clique, nus également, brandissant des emblèmes phalliques… «La fête de l’initiation, reprend Christine Fournier, dégénère toujours en
une beuverie sans nom, une orgie folle. Les lectures de ces jeunes, bien sûr, ont pu jouer un certain rôle : ils imitent peut-être des rites primitifs. Mais je crois, bien plutôt, qu’il s’agit d’un retour spontané à la barbarie. La civilisation, après tout, n’est qu’un très mince, récent et fragile vernis...». Quittant son informatrice,
anxieusement Daniel Guérin s’interroge : «Je ne peux me
défendre d’une angoisse : celui qui saurait les enrégimenter pourrait bien
faire de ces apaches de mi-carême de vrais bandits.» Deux ans après cette
rencontre, Christine Fournier lui raconte : après qu’Hitler fut arrivé au
pouvoir, elle a un jour croisé un «sinistre et puissant» S.A. dans une rue de
Berlin. A sa plus grande surprise, celui-ci s’est mis à l’appeler d’une voix
affectueuse. C’était Winnetou.
Les pirates à l’edelweiss
La plupart des délinquants ont donc, semble-t-il, adhéré à l’ordre, enfilant l’uniforme officiel. Mais d’autres ont
persévéré dans leur rébellion, comme ce fut le cas
pour certains pirates à l’edelweiss. En 2003, l’un d’entre
eux témoigne dans une auto-biographie adaptée au cinéma : Kohldampf, Knast un Kamelle (La Faim, la Taule et le Carnaval). Il s’appelle Jean Jülich (1929-2011). Lorsqu’il meurt, à 82 ans, un article
publié dans The Indépendant relate son histoire : «en 1944, pas moins
de 5 000 vauriens vivaient en hors-la-loi à Hambourg, Leipzig, Frankfort et autres
villes lourdement bombardées du Rhin-Ruhr. […] Étant mineurs, ils n’avaient pas
été mobilisés. Filles et garçons portaient les cheveux longs, des shorts courts
et des vêtements décorés d’edelweiss. […] Le groupe Navajo de l’arrondissement
Ehrenfeld de la ville de Cologne offrait des abris aux évadés des camps de concentration, aux déserteurs et aux travailleurs forcés en fuite.» Dans son livre, Jean Jülich raconte qu'ils
pratiquaient le vandalisme, se castagnaient régulièrement avec les jeunesses hitlériennes, peignaient «A bas Hitler» à la peinture et
s’amusaient à faire dérailler les trains de munition. Lors d’une rafle, en 1944, il fut capturé avec d’autres qui –étant plus âgés que lui– furent pendus (7 adultes et 6 mineurs dont le plus jeune, Barthel Schink, était âgé de 16 ans). Jülich réussit à survivre dans un camp qui fut
libéré en 1945.
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A LIRE : La Peste Brune, de Daniel
Guérin, éd. Spartacus, 2018.
EN SAVOIR PLUS : «Berlin 1930 : Sin City», article Les 400 Culs, Libération ; «Berne : le Kunstmuseum débrouille avec prudence l’héritage Gurlitt», article d’Etienne Dumont, Bilan.
A VOIR : l’exposition «L’art ’dégénéré’ - confisqué et vendu», qui était –entre novembre 2017 et mars 2018– au Kunstmuseum Bern devrait se déplacer à Berlin dans un futur proche. Une énorme exposition sur l’art dégénéré est en cours de montage. Après cette exposition, le sort des oeuvres restera en suspens jusqu’en 2022. Seront-elles rendues à l’Allemagne ? Le Musée d’art de Bern prendra sa décision lorsque l’enquête sur la provenance des oeuvres sera achevée.
A LIRE AUSSI : SM le maudit, scénariste : Christophe
Bier, dessinateur : Yxes, éditions La Musardine, 2018.
NOTES
(0) La revue Vice a consacré un article aux gangs d’enfants vagabonds, que je m’abstiens de citer dans mon article car il établit de façon très discutable un lien entre le mouvement des “Oiseaux migrateurs” (Wandervogel) –des groupes de jeunes sillonnant les campagnes pour se resourcer dans la nature– avec le phénomène des gangs d’orphelins qui survivent dans les villes grâce au vol, des petits boulots et la prostitution.
(1) George Grosz
: ABENDS (Le Soir). Lithographie und Aquarell auf geripptem Büttenpapier. 48 x 56.7 cm. Kunstmuseum Bern, Legs Cornelius Gurlitt 2014. Provenance en cours d’examen / absence à ce jour de soupçon de spoliation.
(2)
George Grosz.
Berliner Typen (Types berlinois). Lithographie, Aquarell, Farbkreide auf geripptem Büttenpapier, 45 x 59.1 cm.
Kunstmuseum Bern, Legs Cornelius Gurlitt 2014. Provenance en cours d’examen / absence à ce jour de soupçon de spoliation
(3) La photo de Winnetou a-t-elle été prise par Christine Fournier ou par Daniel Guérin ? Elle fait en tout cas partie des archives Daniel Guérin, probablement à la BDIC.
(4) Il existe une version résumée et traduite en anglais de cet
article mythique –publié dans le Neueweltbühne en janvier 1931– en appendice de l’édition anglaise
de La Peste brune : The Brown Plague: Travels in Late Weimar & Early Nazi Germany, de Daniel Guérin, Duke University Press, 1994.