Au Japon, quand un pêcheur a attrapé un gros poisson, il garde une trace de son exploit sous la forme d’un gyotaku («empreinte de poisson»). Il recouvre son trophée d’encre et y tamponne une feuille de papier afin d’en immortaliser les dimensions. L’équivalent amoureux du gyotaku se dit mantaku («empreinte de vulve») ou shintaku («empreinte de pénis»).
Spécialisée dans le design nippon, la galerie Vanessa Rau, située aux puces de Saint-Ouen, à Paris, met actuellement en vente un gyotaku de «pagre tête noire» (1). Gyotaku (魚拓) – littéralement «impression de poisson» (2) – se dit «ichtyogramme» en français. L’oeuvre est signée d’un sceau au cinabre qui consacre sa valeur : telle une calligraphie, l’empreinte de poisson fait partie des arts populaires au Japon. Il se pourrait que cette forme d’art tire son origine des relevés d’empreintes de stèles bouddhiques, technique d’origine chinoise dont un des plus anciens exemples répertorié serait un Sûtra du Diamant datant de l’an 868 après Jésus-Christ… Il est impossible bien sûr d’établir une filiation directe entre les empreintes de stèles et celles de poissons, mais très séduisant d’imaginer que les pêcheurs aient désiré fixer leur mémoire comme s’il y avait un lien entre la lecture d’un texte et la célébration d’une belle prise. Certaines choses, fuyantes, laissent des impressions qui disparaissent trop vite. C’est comme si elles n’avaient jamais existé.
Au Japon, (s’il faut en croire Wikipedia) les deux exemplaires les plus anciens de gyotaku que l’on connaisse dateraient de 1862. L’un reproduit une daurade royale, l’autre une daurade grise, symboles du bonheur. Dans les années 70, des producteurs de revues érotiques s’amusent à détourner cette technique d’impression inversée. Alors que la censure fait rage et que les parties génitales – noircies, grattées ou recouvertes de mosaïques – sont systématiquement éliminées des magazines pornographiques, ces éditeurs ont l’idée ingénieuse de publier des mantaku («empreintes de vulve») pour contourner l’interdit. A côté des photos caviardées de femmes nues, ils publient l’image en négatif de ce que les lecteurs n’ont pas le droit de voir. Parallèlement, dans le milieu de la prostitution, l’empreinte génitale se développe sous la forme d’options payantes (3). Si le client désire garder une trace de la femme qu’il a possédée, moyennant un petit supplément, il peut enduire son entre-jambe d’encre et y presser une feuille qu’il emporte en souvenir. Empreintes poétiques, les mantaku font beaucoup penser à des tâches de Rorschach. Elles ressemblent à des papillons noirs ou à d’étranges silhouettes d’oiseaux aux ailes dissymétriques.
La censure étant toujours de mise au Japon, certaines publicités pour des reproductions réalistes de vagin s’accompagnent d’un gyotaku, par clin d’oeil à l’idée de la transgression : il est toujours plus vendeur de signifier qu’un produit relève de l’interdit. Ci-dessous, une image scannée dans le catalogue de sex-toys «Dr Goods» de la firme Hokuto Partners. Date : 2007. Le produit est un ersatz de vagin en élasthanne, vendu en deux versions : à gauche Yuri (ゆり), à droite Riho (りほ). Cet ersatz de vagin est livré dans une boîte qui contient, en plus produit : un mantaku (マン拓) et une empreinte de bouche réalisée au rouge à lèvre.
La grande vulve saisie directement grandeur nature !! (Gensun dai o-manko chokutori !! 原寸大おまんこ直採り!!)
1 Le jus de vulve pris à la source. (1. Genba de saishu shita manjû. 1現場で採取したマン汁)
2 Un poster d’empreinte de vulve. (2. Mantaku pôsutâ. 2マン拓ポースター).
3 Un ona hole moulé sur une vulve grande ouverte. (3. Pakkuri mantaku hôru. 3ぱっくりマン拓ホール).
Les photo qui montrent les modèles s’asseoir sur une feuille de papier pour réaliser leur empreinte de sexe sont légendées : «bien aplatie» (pettan, ぺったん). Pettan est une onomatopée qui désigne le fait d’écraser ses parties génitales sur une surface à laquelle les chairs se mettent à coller. Pettan désigne aussi le «splosh» d’une crêpe molle et collante qui tombe par terre et fait ventouse. Le mot Pettan désigne également tout ce qui est désespérément plat : les poitrines de certaines filles, par exemple.
Les deux photos du dessous montrent Yuri et Riho imprimer leurs lèvres sur le papier, juste sous l’empreinte de vulve, en guise de signature buccale. La légende est : «bizz» (chu, ちゅ). L’équation posée entre les lèvres du haut et les lèvres du bas fait donc du visage de la femme l’équivalent d’une offrande.
A gauche, le verso du poster : une empreinte de poisson (gyotaku, 魚拓). A droite, le recto du poster : une empreinte de vulve. Le gyotaku joue le rôle d’oeuvre d’art en trompe l’oeil : «A l’envers, une empreinte de poisson fait office de camouflage» (Nanto uramen ha kamofura yô gyotaku, なんと裏面はカモフラ用魚拓). L’image en négatif renvoie ici à toute poétique de l’envers et de l’endroit, des lèvres du haut (dont la taille correspond, dit-on, à celle du vagin) qui restent closes et des lèvres du bas, largement écartées en signe de bienvenue…
NOTES
(1) «chinu ちぬ en japonais - acanthopagrus schlegelii en scientifique», précise Vanessa Rau
(2) «Généralement sur les gyotaku, le nom du poisson est écrit car on garde l’empreinte du poisson quand c’est une prise un peu exceptionnelle (taille du poisson ou rareté de l’espèce). Ici ce n’est pas le cas. L’œuvre n’a pas de nom. Je la titre simplement Gyotaku - 1988. Souvent, sur un gyotaku, on inscrit : le nom du poisson, sa taille, son poids, le lieu et la date de la prise. Ici, seul le sceau de l’artiste (Takayama) est inscrit. Cette œuvre est en vente à 380€. Les prix sont très variables selon la qualité, l’artiste, l’époque ; et peuvent vite monter. En effet, les gyotaku ne se trouvent pas facilement. C’est un souvenir personnel ou familial, donc on ne les vend pas. Après une demande de gyotaku de la part d’un client, j’ai mis une année à trouver une belle pièce. J’avais demandé à mes contacts japonais, et ils étaient tous très surpris de ma requête. Un brocanteur m’a même dit que j’aurais plus vite fait de le faire moi-même !» (La galieriste Vanessa Rau. Entretien par email, 24 avril 2015)
(3) L’histoire des empreintes reste à faire. «A l’époque Edo, il est d’usage que les lutteurs de sumo laissent une trace apposée de leur main (tegata) en guise d’autographe. Elle est réalisée à l’encre rouge quand les lutteurs ont atteint un certain niveau. Une autre coutume (relativement) ancienne, propre au milieu du théâtre kabuki, c’est l’empreinte de visage (oshiguma) : à la fin d’une représentation, pour remercier leurs fans, certaines stars pressent contre leur visage une pièce de soie ou de papier qui imprime leur maquillage et qu’ils offrent en souvenir. Le plus ancien oshiguma répertorié est celui d’Ichikawa Danjuro VIII, qui se tua de façon spectaculaire à l’âge de 32 ans par seppuku. L’empreinte macabre de son visage remonterait à 1849, soit cinq ans avant son suicide. Mais les spécialistes estiment que les premiers oshiguma datent des années 1830. Quant aux empreintes génitales… aucun historien ne s’est encore penché sur l’origine de ces curieuses signatures corporelles.» Dans les années 2000, une firme lance des empreintes de tétons de pornstars. Pour plus de renseignements : Les Objets du désir au Japon (Glénat).
ADRESSE : galerie Vanessa Rau, Puces de Paris - Saint-Ouen Marché Serpette Allée 3 Stand 11 110, rue des Rosiers 93400 Saint Ouen Tél : 07.86.51.97.62. Email : contact@galerievanessarau.com
POUR EN SAVOIR PLUS : le Facebook Poisson de Groix ; le catalogue (aux éditions Coop Breizh) de l’exposition «Gyotaku, l’âme des poissons» qui a eu lieu à Concarneau en 2012. Il y a également eu une exposition à Paris en 2013, avec la publication d’un catalogue chez Payot : «Gyotaku, empreintes de la mer».