NDLR : Ceci est le septième numéro de la série Bouillon de Kub’Ture initiée par Storia Giovanna.
Nous allons aborder cet épisode avec une question philosophique que je me pose depuis des années, tant je me suis interrogée sur les choix de carrière et ma manière de trouver une cohérence aux carrières des artistes que je suis parfois sur plusieurs décennies. Je me suis même exprimée des milliards de fois sur le sujet.
J’ai aussi été sensibilisée à cette question par la manière dont j’écoute la musique avec le Mari : quand il admire un artiste, il lui faut tous les enregistrements possibles (mono, stéréo, remixes, etc.) afin qu’il puisse comparer et analyser chaque note. Il y a des artistes pour lesquels ce choix est cohérent (John Lennon, les Rolling Stones avant 1969…), d’autres beaucoup moins (The La’s, dont la carrière tient sur UN SEUL PUTAIN D’ALBUM).
Cette question me vient après l’écoute de Hearts That Strain, le nouvel album de Jake Bugg, qui vient de se faire descendre par le NME et qui trouve pourtant grâce à nos yeux. En gros, le jeune homme qui s’est fait connaître à 17 ans avec une musique qui livrait des émotions brutes, revient avec un album produit au cordeau qui fait penser pour certains esprits chafouins à un album de James Blunt, tant ça s’apparente à de la soupe. SAUF QUE le jeune homme a 23 ans, il est amoureux et ça se ressent dans ses chansons qu’il a écrites et composées lui-même. C’est cool d’évoluer dans ce sens et il a légitimement droit de le dire.
Comme la vie, une carrière n’est pas monobloc : elle témoigne de la vision du monde d’un artiste à un instant T. Imaginez-vous massacrer un album tel que Music For The Masses (1987) de Depeche Mode parce que, clairement, le tournant pris était beaucoup trop tourmenté. Ou, au contraire, glorifier Viva la Vida (2008) de Coldplay parce qu’ils ont arrêté de pleurer sur leur piano. Vous pouvez légitimement le faire, je le fais bien moi-même. Mais les procès en incohérence que provoque chaque évolution notable de carrière chez un artiste commencent à me hérisser le poil.
Imaginons faire le même procès à chacune de nos vies. Est-ce qu’il faut me pendre parce que j’ai arrêté de bosser dans le secteur privé ? Est-ce que rentrer dans la fonction publique à 32 ans, ce n’était pas trop tard ? [SPOILER : ma remplaçante poste pour poste dans mon ancien établissement, lauréate du concours après avoir bossé 25 ans dans le privé, a au moins une cinquantaine d’années, donc non]. Ce que l’on ne veut pas que les autres disent de nous-mêmes, ne l’appliquons pas à la carrière des artistes.
John Lennon avait le droit de faire Double Fantasy (1980). The Clash était tout à fait légitime de se lancer dans le reggae blanc après avoir fait du punk. Même Jean-Michel Jarre aurait parfaitement géré en faisant de la musique folk si le cœur lui en avait dit. Pour la plupart des gens, surtout pour les artistes, il faut arrêter de penser qu’une vie suit un chemin tracé. Il y a des accidents, des changements de conception par rapport à son environnement, et ce n’est pas grave. L’évolution, c’est aussi faire face aux changements d’émotion qui nous traversent. Dire d’un artiste Je ne le reconnais pas et c’est tout pourri, c’est comme ne pas accepter de grandir pour un enfant : ça paralyse une partie de la réflexion.
Un artiste est un être humain : il a le droit de faire des erreurs. C’est d’autant plus courant pour lui que, s’il met vraiment son talent à profit, sa carrière n’est qu’une succession d’expérimentations. Parmi ces expérimentations, il y en a qui vont plus ou moins toucher le public. De surcroît, rares sont les artistes au charisme aussi puissant que celui de David Bowie, qui incarnent tellement une matière vivante sans support que n’importe quelle transformation paraît cohérente. Et pourtant, même David Bowie a eu des ratés (son début de carrière tout mou et la fin des années 1980, on en parle ?).
Tout comme un fan a le droit de ne pas être d’accord avec tous les choix de carrière de son artiste préféré, il ne doit pas non plus se permettre de condamner de manière définitive ledit artiste pour le moindre pet de travers. Parce qu’un artiste a aussi droit à une rédemption de la part de son public, et c’est ce qui le fera d’autant mieux évoluer.
Un artiste a le droit de grandir, d’explorer, de s’exprimer… et de se tromper. Ne condamnons donc pas une œuvre qui n’est pas en phase avec nos émotions.
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