Lorsque Jean Streff publie son livre-culte “Le Masochisme au cinéma”, en 1978, des dominas pros font claquer leurs fouets rue Quincampoix. En 2020, voilà le livre réédité. L’acronyme «SM» est entré dans la langue courante. Mais où sont les fouets ?
«Je me souviens d’un hôtel de passe rue Quincampoix où chaque chambre était occupée par une domina. Elles tapinaient sur le trottoir, bardées de cuir, fouet à la main qu’elles faisaient claquer sur les pavés de la rue devant les clients potentiels ou boc à lavement, tenu haut à la main, pour marquer sa spécialité.» En 1978, le milieu du «sado-masochisme, tel qu’on l’appelait» n’avait ni ses clubs, ni ses revues, ni ses soirées. On le vivait dans l’ombre, en cachette, ou avec des dominas aux activités circonscrites, et c’est pourquoi ce livre – Le Masochisme au cinéma – a fait l’effet d’une telle bombe à l’époque. Pour tous ceux qui se rappellent, c’était la boîte de Pandore : gorgé d’images interdites, de références, de descriptions minutieuses et torrides, l’ouvrage de Jean Streff ouvrait des horizons de délices infinies à toutes les personnes qui, comme lui, s’enivraient des séquences «flagellation» dans les films de pirate et parfois même… des débouchages d’évier dans les burlesques. Voilà enfin que cet ouvrage est réédité, véritable encyclopédie des perversions au cinéma, traquant les marques du SM jusque dans les films les plus innocents en apparence.
L’occasion de poser quelques questions à son auteur : Jean Streff, ex-étudiant en médecine, devenu assistant de José Benazeraf, puis réalisateur de film, rédacteur en chef d’une revue libertaire (frappée d’interdiction), écrivain et secrétaire général du Prix Sade.
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Qu’est-ce qui vous a donné l’envie de vous lancer dans un sujet aussi pointu ?
En 1976 sort Maîtresse de Barbet Schroeder avec Bulle Ogier et Gérard Depardieu, un film consacré à une dominatrice professionnelle. Je travaillais à l’époque pour une revue intitulée L’Organe, dirigée par Michel Caen (ex-cofondateur de Midi-Minuit Fantastique). Celui-ci me demande de faire un article sur le film. Avant d’écrire la critique, je me dis que je pourrais peut-être l’enrichir en consultant les fiches que j’avais accumulées au cours de dix ans de cinéphilie assidue (parfois 3 films par jour à la cinémathèque de la rue d’Ulm et celle du Trocadéro). Là, je découvre un trésor. Pour chaque film, j’avais noté avec minutie les séquences et personnages qui avaient un lien avec le masochisme. Je décide donc d’en faire un livre qu’Henri Veyrier, éditeur spécialisé dans le cinéma, publiera en 1978.
Bon, il faut bien reconnaître : le masochisme m’avait toujours intéressé depuis la découverte, à douze ans, dans la bibliothèque de mon père, d’un livre vendu sous le manteau : L’Amour fouetté. Livre érotico-pornographique qui fut pour moi une véritable révélation, d’abord physique, puis le temps venant plus mentale, me poussant à tout lire sur le sujet : Krafft-Ebing, Magnus Hirschfeld, Havelock Ellis, Sigmund Freud, Theodore Reik, Gilles Deleuze, etc. Ce mélange de psychanalyse, de philosophie et de cinéma donnera Le Masochisme au cinéma, qui vient donc d’être réédité chez Rouge profond.
En 1978, quelles ont été les réactions à la sortie de ce livre ?
Les réactions des médias ont été très positives. J’ai eu des critiques très flatteuses dans la plupart des quotidiens et magazines de l’époque. On a parlé de «dérangeante façon de relancer la réflexion sur le cinéma, sur nous-mêmes, et de rendre vie à des créations figées depuis longtemps dans l’académisme critique». «Le texte étonne par le sérieux de sa problématique, le fondement scientifique de l’analyse», pouvait-on lire dans Libération. Mais, patatras, au printemps 1979, lors d’un réassortiment chez un obscur libraire de province, Henri Veyrier, l’éditeur apprend que le livre est interdit, car si nul n’est censé ignorer la loi, personne ne reçoit Le Journal officiel chaque matin dans sa boîte aux lettres. S’ensuivra une campagne de presse dénonçant cette interdiction.
Qui sont les personnes qui l’ont fait interdire ? Avec quels arguments ?
L’ouvrage a été interdit le 28 novembre 1978 par un décret du Ministère de l’Intérieur. Il est frappé des trois interdictions : affichage (aucun libraire ne peut le mettre en rayon), publicité et vente aux mineurs. Soit une mort annoncée, qui n’empêchera pas Bernard Pivot de le présenter dans sa célèbre émission littéraire Apostrophes. Le Ministre de l’Intérieur de l’époque s’appelait Gaston Bonnet («Bonnet, les bas bleus», comme l’écrira Delfeil de Ton dans Libé). C’est lui qui a pris cette décision, grandement aidé par la Commission de Protection de la Jeunesse qui surveillait avec un œil très catho toutes les publications. Le masochisme, même au cinéma, ça ne le faisait pas trop pour nos chères petites têtes blondes. Donc, je pense que, dès le titre, les poils ont dû se hérisser chez les grenouilles de bénitier de la Commission. En plus avec des images, elles ont sans doute pensé que c’était un livre pour enfants !
Quatre ans après, en 1982, l’interdit est levé par Jack Lang qui vient tout juste d’obtenir le poste de Ministre de la Culture. Comment se fait-il que Jack Lang soit intervenu en personne pour défendre ce livre, alors qu’il venait à peine d’être nommé ?
J’ai été voir un monsieur très aimable, Jean Gattégno qui s’occupait des livres au Ministère de la Culture. Je lui ai expliqué mon cas, qu’il a trouvé tout à fait recevable. Il l’a communiqué à Jack Lang, qui l’a trouvé tout aussi recevable et s’est fendu d’une lettre à Gaston Defferre, nouveau Ministre de l’Intérieur, dans laquelle il demande les levées des interdictions frappant deux livres, le mien et Eden, Eden, Eden de Pierre Guyotat (ce qui ne me rendit pas peu fier). Le 21 mars 1982, les interdictions sont abolies par le même Journal officiel et le livre peut enfin respirer. Il sera vendu à plus de dix mille exemplaires et sera réédité en 1990 sous une nouvelle couverture.
Quand le livre sort, Libération le décrit élogieusement comme «un ouvrage de philosophie du comportement». Au-delà des films, ce que vous décrivez, ce sont en effet les différentes formes de SM et leurs variétés humaines. Pour vous, quels sont les différents profils de masochistes ?
Contrairement au fétichiste qui est monothéiste et n’adore donc que le seul objet de son désir, les masochistes sont plutôt polymorphes, à savoir que si leur fantasme premier est toujours la soumission à une personne dominante, celui-ci peut épouser de multiples formes : de la fessée si chère à Jean-Jacques Rousseau à la flagellation plus sévère, des humiliations privées ou publiques, du bondage au face sitting (l’un n’empêchant pas l’autre), de l’ondinisme à la scatologie, des insultes aux crachats, de la soubrette à la prostituée, des langes aux lavements, du travail des seins aux «tortures» infligées au pénis ou à la chatte, etc. Cindy, une célèbre dominatrice parisienne qui exerçait dans un ancien garage transformé en terrain de jeux BDSM, avec salle de classe pour élèves récalcitrants, bloc opératoire plus vrai que nature, soue à cochons, table d’élongation, machine à fouetter…, me raconta un jour qu’elle gardait précieusement des fiches où étaient notés les goûts particuliers de chacun de ses clients. Quand elle en recevait un, elle consultait sa fiche avant l’arrivée de celui-ci avant de ne pas faire de bévues durant la séance. On a souvent dit que le «métier» de domina ressemblait à celui du médecin ou du psychanalyste, ce n’est pas faux.
Vous dites dans le livre que les masochistes gays se distinguent des masochistes hétérosexuels, en ce qu’ils s’attaquent surtout à leurs organes génitaux. Pourriez-vous expliquer pourquoi ?
Il y a (avait en tout cas à l’époque) une tendance chez les homosexuels à souligner une hypervirilité. On se souvient des dessins des mecs super musclés et tout aussi bien membrés de Tom de Finland. Cette sursexualisation des attributs masculins entrainait forcément chez les masochistes un effet reflet qui les amenait à désirer être plus particulièrement puni à travers ceux-ci. Cela était aussi vrai pour l’homosexualité féminine. Il y avait à l’époque un groupe de lesbiennes SM appelé «Les Maudites femelles» qui exerçait une fois par semaine dans un bar gay à côté de La Bastille. Les seins et la chatte étaient la principales cibles des dominantes, à la plus grande joie des soumises.
Etes-vous toujours d’accord avec cette analyse que vous aviez faite en 1978 ?
Les choses ont-elles changées de nos jours ? Quand on regarde le nombre de vidéos où des masochistes se font shooter dans les testicules par des Maîtresses (quand ceux-ci ne servent pas de punching-ball ou d’anneaux à balançoire !), de femmes se faisant torturer les seins par la cire de bougies, des aiguilles, l’électricité (quand elles ne sont pas pendues par !) sous la houlette de Maîtres bricoleurs au matériel très sophistiqué, la réponse est oui.
Quelles sont les formes de masochisme les plus répandues de nos jours (comparé à celles qui prévalaient dans le cinéma des années 1960 ou 1970) ? En quoi est-ce révélateur de notre époque ?
La forme de masochisme la plus répandue de nos jours est sans aucun doute le bondage, art ancestral japonais. On peut même en suivre des cours, comme on apprend à danser le tango, dans la plupart des grandes villes. C’est d’ailleurs comme ça que le SM est devenu BDSM (bondage, soumission, sadomasochisme) de nos jours. Pour le cinéma, et en tout cas dans l’optique de mon essai, je ne vois pas une grande différence. Car même si les pratiques masochistes se sont démocratisées au point d’apparaître dans des comédies grand public telles que 7 ans de mariage de Didier Bourdon ou Prête-moi ta main d’éric Lartigau, il ne faut pas oublier que le duo Laurel et Hardy les avait déjà portées à leur apogée dans les années 1930.
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Le masochisme au cinéma, de Jean Streff, éditions Rouge Profond, octobre 2020.
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