En 1996, une pierceuse américaine de 19 ans inaugure la pratique du “tongue splitting”, qui consiste à se faire couper la langue en deux. Très populaire parmi les femmes, cette modification corporelle ouvre un monde de sensations inédites.
Une des descriptions les plus étonnantes du tongue
splitting vient du Japon. Lorsqu’elle publie son premier livre –Serpents et piercings (Grasset, 2006)–, fortement autobiographique, Kanehara
Hitomi le commence ainsi : «Se faire une langue fourchue est d’habitude un
truc de cinglés. […] Apparemment, on commence par se faire percer la langue.
Puis on agrandit peu à peu le trou en y insérant un implant de plus en plus
gros. Ensuite, quand le trou a atteint une certaine taille, on y installe du
fil dentaire ou du fil de pêche en noeuds très serrés qui vont du trou
jusqu’au bout de la langue. Enfin - et c’est la phase de l’opération qui
n’est pas pour les poules mouillées - on tranche la partie restante de la
langue encore intacte en utilisant soit un scalpel soit une lame de rasoir. En
fait, certaines personnes ne prennent même pas la peine de suivre ce processus
de piercing et de nœuds très serrés -, elles se fendent tout simplement la
langue en deux avec un scalpel.»
Populaire, oui mais… Le tongue splitting
reste un acte marginal
Cette technique dite «du fil de pêche» (fishing
line) est mise au point par la pionnière du tongue splitting : Dustin Allor. «Je
ne la recommande pas, explique Georges, car cela prend du temps,
entre 4 et 8 semaines. Il faut faire passer un fil de nylon à travers le trou
de son piercing, puis tirer dessus, chaque jour, autant qu’il est possible de
le supporter, afin de cisailler sa langue. C’est très artisanal, il y a des
risques d’infection et les résultats esthétiques sont décevants : parfois les deux parties
de la langue sont trop écartées, parfois elles sont de tailles différentes…
Mieux vaut le faire au scalpel. » Créateur du plus gros studio de Suisse romande, qui propose aussi bien des piercings de nombril que des scarifications, Georges accueille toutes les demandes, même celles dites extrêmes : «Des
tongue splittings, j’en fait une dizaine par an.» C’est très peu comparé au gros de
ses activités. Rares sont les personnes qui osent se faire
trancher la langue. Mais, de façon significative, deux fois sur trois il s’agit d’une femme.
«Je me suis fait couper la langue pour mes 22
ans»
Sophie affirme qu’elle était impatiente ce jour-là.
«Je me suis fait couper la langue il y a 6 mois, pour mes 22 ans.» C’était à Genève. Quand elle vient –accompagnée d’une amie,
pour se rassurer– Sophie doit suivre la
procédure : d’abord, on s’assure qu’elle est «toujours motivée et confiante.» Puis on lui répète les
consignes. «Après plusieurs rendez-vous et un temps d’attente imposé par le
pierceur, j’étais déjà au courant de la procédure, des soins de cicatrisation
et de toutes les recommandations dont j’avais besoin. Le contexte était idéal,
reposant. Le pierceur était accompagné d’une assistante qui tenait ma langue.
Après avoir sommairement anesthésié la muqueuse en surface –et après que j’ai pris une bonne
inspiration– il entreprit de la couper au scalpel. La sensation n’était pas
extrêmement douloureuse, car sentir ma langue se séparer était
l’accomplissement d’un rêve. Les points de suture furent plus longs et
désagréables mais rien de trop insupportable. Je bouillonnais d’adrénaline. J’avais hâte de voir le résultat.»
Deux minutes d’opération, en quatre coups de
scalpel
«L’opération de coupe est rapide : deux minutes», résume Georges. Soit le temps de 4 incisions. La première incision se fait
sur le dessus de la langue, à plat. Les trois suivantes, diagonales, tranchent
la langue de sa pointe jusqu’à l’endroit où elle est rattachée au palais. «La
technique la meilleure m’a été enseignée par Lukas Zpira, vers 2005 : couper
puis suturer. Il y a des body modificateurs qui utilisent des bistouris
électriques (pour couper et cautériser en même temps), mais ça donne une moins
belle cicatrisation.» Le résultat, bien sûr, n’est
pas immédiatement visible. Durant les trois premiers jours qui suivent
l’opération, il faut manger liquide. Ensuite, il faut tirer
régulièrement sur les deux côtés de la langue, afin d’éviter qu’elle se
resoude et supporter d’avoir l’équivalent d’un steack putride dans la bouche. Au bout de sept ou dix jours, il faut enlever les fils de suture puis,
pendant deux-trois semaines, s’astreindre à l’exercice quotidien de maintenir
bien écartés les deux morceaux de langue. «On a beau faire, on perd toujours
un centimètre sur la longueur, explique Georges. Une fois la langue
cicatrisée, les deux pointes sont toujours un peu plus courtes que le jour où
on les a séparées. Mais il reste de la bonne marge. Les extrémités
favorisent plein de jeux…»
A quels jeux jouer avec ce genre de langue ?
Pour les propriétaires d’une langue bifide, c’est un
monde nouveau qui s’ouvre. Dotés de muscles indépendants, les deux sections de
langue peuvent en effet bouger dans toutes les directions. On peut saisir des
cerises ou des chips avec. On peut applaudir avec la langue comme si c’était
une paire de mains. On peut, surtout, embrasser et lécher son ou sa partenaire
en usant de techniques inédites, étonnantes. Les filles aux langues fourchues
ne manquent pas de le suggérer. Sur Internet, leurs
vidéos
laissent planer le soupçon de plaisirs
déconcertants. «Jouer –sans la connotation sexuelle– je l’avais anticipé
avec impatience, raconte Sophie. Jouer avec érotiquement était très
secondaire dans mon esprit. Au début, il était même assez étrange d’embrasser
mon copain ou de lui donner des fellations. Mais j’y ai pris goût. Lui aussi.»
Sophie se dit «surprise positivement des nouveaux avantages» apportés par cette langue, tout en se plaignant de l’indélicatesse avec laquelle certaines personnes lui posent des questions. Pour éviter les ennuis, elle n’en parle d’ailleurs à personne. Vu de l’extérieur, rien ne transparaît. Il
faut vraiment que Sophie «tire» la langue pour qu’on découvre le pot aux roses. Elle a donc tout d’une
jeune fille sage. Une jeune fille avec son secret.
.
A VOIR : Piercing, au Musée de l’homme, jusqu’au 9 mars 2020. La «première exposition jamais dédiée au seul piercing»,
explore cette pratique à la fois sur le plan historique et
anthropologique (en remontant jusqu’à la préhistoire, - 46 000 ans).
Commissaire scientifique: Franz Manni.
Musée de l’homme: 17, place du Trocadéro, 75016 Paris.
POUR EN SAVOIR PLUS :
Une excellente interview de l’anthropologue Philippe Liotard sur le tongue splitting.
Une émission de la RTS sur le tongue splitting, avec une interview du sociologue David Le Breton (Vacarme, 24.09.2013).
CET ARTICLE FAIT PARTIE D’UN DOSSIER EN TROIS PARTIES : «Se faire une langue fourchue : un «truc de cinglées» ?», «Est-ce que ça fait mal ?» ; «Piercing, tattoo, scarification : rites de passage ?»