L’application de rencontres Pickable se veut «féministe» : les profils des femmes y sont invisibles. A l’abri derrière l’anonymat, elles peuvent donc choisir avec qui discuter ou sortir. Question : est-il «féministe» de créer des espace protégés pour les femmes ?
Lancée en septembre dernier aux USA, Pickable est présentée comme
une appli «Girls Power» : c’est en tout cas ainsi que Clémentine Lalande
(fondatrice du concept) présente la chose. «Avec Pickable, j’établis une
nouvelle norme pour redonner le contrôle aux femmes. Elles décident à qui elles
parlent, ce qu’elles veulent partager, à qui, quand et comment.» Sur
Pickable, les femmes restent invisibles. Les hommes inscrits ne peuvent donc
rien faire d’autre… qu’«attendre d’être choisis». C’est aux femmes «de mener la danse».
Elles sont les seules à pouvoir consulter les profils des candidats. Et pour
cause : les utilisatrices n’ont aucun profil à remplir. Pour elles, il n’y a pas d’inscription préalable. Ni photo
à fournir, ni âge, ni nom, ni lien Facebook à dévoiler. Cela leur permet,
librement, «de mater sans s’exposer» et «de choisir en toute sécurité»,
explique le mode d’emploi. Sur Pickable, c’est aux femmes de choisir leurs
matchs : lorsqu’un profil leur plaît, elles n’ont qu’à se prendre en photo,
puis envoyer le cliché avec un message. Si elles plaisent, si l’homme répond,
la rencontre est initiée. «À la base les filles vous ajoutent, vous pouvez
accepter et le chat commence», résume un utilisateur. A priori,
l’idée semble bonne. Mais en réalité ?
Pickable entretient une vision sexiste des femmes…
Le sexisme consiste à attribuer aux humains un
caractère, un rôle, des prédispositions intellectuelles ou psychologiques
spécifiques selon qu’ils sont de sexe mâle ou femelle. Le concept de Pickable
est typiquement sexiste puisqu’il repose sur le principe que les femmes ont
besoin d’être protégées et qu’à la différence des hommes elles ne sauraient
aller sur des sites de rencontres sans s’y sentir mises en danger, menacées ou
«violentées» par… Mais par quoi au juste ? C’est sur ce point que les discours
promotionnels entourant Pickable sont les plus révélateurs. «Être une femme
sur les sites de rencontres peut être très stressant, explique Clémentine
Lalande. Trop de messages indésirables, des photos de bite avant le petit
déjeuner…». S’il faut en croire cette entrepreneuse, la sensibilité des
femmes pourrait être heurtée par la vision d’organes génitaux ou par la grossièreté de certains propos. Les femmes seraient-elles devenues si
faibles qu’un pénis les ferait vomir (avant même d’avoir pris leur croissant) ?
Faudrait-il donc les préserver du monde réel ?
…en les protégeant des hommes, assimilés à des
brutes
Pour la sociologue Marie Bergström, sociologue spécialiste des
espace de rencontre (auxquels elle a consacré une étude magistrale, Les Nouvelles lois de l’amour, éd. La Découverte), «Les concepteurs cultivent
toujours cette idée qu’il faut «s’adapter aux femmes», que c’est un
public particulier avec des besoins particuliers. C’est une attitude
protectrice qui repose sur l’idée d’une vulnérabilité des femmes.» Rien
n’est plus nuisible, pense-t-elle, qu’accréditer cette vision réductrice des
utilisatrices d’applis, jugées trop délicates pour
supporter la perspective de dickpicks intempestifs et de textos relous.
Ce concept entretient non seulement le stéréotype de la femme en détresse, mais
celui de l’homme brutal et prédateur. «Certes, en
raison des inégalités de genre, les expériences des femmes et des hommes sur
Internet ne sont pas les mêmes, ajoute Marie Bergström. Mais lorsque les
concepteurs essayent de capitaliser sur ces différences sexuées, ils participent
en même temps à les reproduire. Ils ne répondent pas simplement à une demande,
leurs pratiques sont performatives : ils participent à créer les différences de
genre qu’ils disent anticiper.»
Les applis fonctionnent-elles en défaveur des
femmes ?
Prenant les devants d’une telle accusation,
Clémentine Lalande affirme avoir pleinement conscience que son application est
discriminatoire : «Croyez-moi, je ne veux pas opérer de distinction entre
les sexes, dit-elle dans un entretien (donné à une
revue allemande en mars 2019). Dans un monde idéal, Pickable
n’existerait pas. Mais il existe tant d’inégalités dans l’univers des espaces
de rencontres que je ne pouvais pas ne pas développer Pickable.» Pour
Clémentine, il semble en effet injuste, voire immoral, que les hommes – plus nombreux que les femmes sur les espace de rencontre – soient également les plus
nombreux à prendre l’initiative des rencontres. «Toutes les applis connues
sont faites pour les hommes, dit-elle. Il s’y trouve une majorité
d’hommes inscrits et ils envoient 8 fois plus de messages que les femmes.»
Ce raisonnement est discutable. Où est l’inégalité dans le fait de recevoir plus de propositions qu’on n’en envoie ? Si les hommes
envoient plus de messages, n’est-ce pas le signe qu’ils ont bien plus de mal
que les femmes à trouver preneuse ? Par ailleurs, l’inégalité ne
consiste-t-elle pas à faire payer le prix fort aux hommes ?
Avantager les femmes : est-ce garantir l’égalité entre les
sexes ?
Sur le dossier de presse de Pickable, il est dit que
Clémentine considère les apps de rencontres comme «un véritable “supermarché
humain”»… Sachant que Pickable fait payer 29,99 euros par mois
d’abonnement aux hommes (2), pour le seul privilège d’«attendre d’être
choisis», on peut se demander quelle part de cynisme (ou de naïveté) se
dissimule derrière cette app prétendument «révolutionnaire» qui fait passer un traitement parfaitement inégalitaire pour une forme de progrès. Donner l’avantage aux femmes en leur accordant à elles seules le droit de «mater» et de «choisir» ce n’est certainement pas faire des femmes fortes, mais des femmes assistées. Le concept de Pickable c’est le traitement de faveur. Sous
couvert d’aider les femmes, Pickable les infantilise et les conforte dans
l’idée qu’elles ont besoin d’être «rassurées» (les hommes sont si dangereux),
mises à l’abri de l’autre sexe dans un espace fait «par et pour les femmes»
(sic), en vertu d’une logique attribuant aux femmes des désirs différents. Mais
en quoi leurs désirs sont-ils si différents ? Elles veulent juste rencontrer
quelqu’un – pour le cul ou pour le coeur, peu importe. Quelqu’un de
sympathique, bienveillant, sexy, aimable, chaleureux, peu importe. Or les
attentes des hommes sont les mêmes.
Parquer les femmes dans la catégorie victimaire
Créer des lieux à part pour les femmes, c’est postuler qu’il n’y a
pas de communication directe possible entre les sexes, que les mâles sont trop
agressifs, que les femelles sont des victimes-nées et qu’il leur faut un cordon
sanitaire parce qu’elles sont incapables de gérer toutes seules les relations
humaines. Il est extrêmement malsain qu’une telle conception des applis soit
estampillée «féministe», alors qu’elle pérennise l’image d’une femme trop
douce, trop pure, trop romantique pour se confronter aux hommes. Détail
révélateur : Pickable (littéralement «cliquable») est un mot anglais. À
l’origine, Clémentine Lalande faisait équipe avec une investisseuse américaine (3).
Le concept de Pickable, de fait, s’inspire largement de cette idéologie made in USA qui consiste à créer des safe spaces («espaces sécurisés»)
partout où les auto-proclamées «minorités» souhaitent défendre leur «droit à ne
pas être offensées», droit qui s’est transformé – comme le dit si bien Natacha
Polony dans Délivrez-nous du bien ! – en «injonction à se taire».
Les préserver des mots et des «photos indécentes»
Sur Pickable, les hommes n’ont plus leur mot à dire. Il n’est d’ailleurs par étonnant que Clémentine Lalande soit également partie prenante d’une application de rencontres – Once – permettant de «noter» les hommes (uniquement les hommes), afin que les «comportements abjects» fassent l’objet d’une mise au ban : malheur à ceux qui auraient l’idée d’envoyer des «photos indécentes» à leurs partenaires potentielles. Vers où cette idéologie de l’exclusion mène-t-elle ? Vers la censure généralisée. Dans les espaces sécurisés, pour protéger «l’équilibre psychologique» des femmes, on prend soin d’éliminer toute parole non-conforme aux attentes supposées du beau sexe – chatte, queue, cul ou que sais-je –, c’est bien connu les femmes ne peuvent entendre que «Je t’aime». Et on voudrait nous faire croire que ce genre de dispositif les rend plus fortes ?
.
A LIRE :
Les nouvelles lois de l’amour: Sexualité, couples et rencontres au
temps du numérique, de Marie Bergström, éditions La Découverte, 2019.
Délivrez-nous du bien ! Halte aux nouveaux inquisiteurs, de Natacha Polony et Jean-Michel Quatrepoint, éditions de l’Observatoire, sept. 2018.
NOTES
(1) Au début, lorsque le discours promotionnel bat son plein, Pickable s’offre comme une appli gratuite aussi bien pour les hommes que les femmes. Résultat : «elle entre dans le top des applications de rencontres en Europe et séduit près de 500 000 utilisateurs en moins de 6 mois» (dossier de presse). En février 2019, afin de monétiser l’application, le système d’abonnement est soudain mis en place. Les hommes inscrits doivent s’abonner : 29,99 euros par mois. Une somme jugée extravagante par beaucoup d’entre eux (comparée aux tarifs Tinder, Badoo, etc).
(2) «Pickable est en freemium, la première demande de chat est gratuite, puis l’utilisateur peut accepter 1 demande de chat gratuitement toutes les 48h. Et les pricings sont les suivants : 9.99€ par semaine, 29.99€ par mois, 99.99€ par an. Appli gratuite sous iOS et Android. Version premium à partir de 29,99 €/mois»
(3) Tamara Goldstein. Voir Challenges (8 nov. 2018).
SUR LE MEME SUJET
«Les sites de rencontres libèrent-ils les femmes ?»
«Trigger Warning : des avertissements sans danger ?»
«Une association pour “tailler les hommes en pièces”?»
«Le désir féminin existe-t-il ?»
«Pourquoi les femmesdominent le marché du sexe ?»