Cet article Shooting & interview : Imer6ia, la body music propulsée dans le métavers provient de Manifesto XXI.
Pousser la composition électronique en France vers des terrains peu connus et casser la barrière des genres, le tout dans une harmonie hybride, c’est possible et Imer6ia le fait. Rencontre avec une artiste totale, à l’occasion de la sortie de son premier album, accompagné d’un shooting inédit pour Manifesto XXI.
Un salon de thé en plein Paris dans l’après-midi. Dans l’arrière-salle, nous rencontrons Imer6ia, toute habillée de noir, jusqu’aux lunettes. Entre deux tasses, la compositrice et artiste 3D revient avec nous sur son tout premier album, Translucid, qui sortira le 23 février. Un dix-titres conséquent aux sonorités et à l’univers très maîtrisé. Sombre mais mélodieuse, la electronic body music d’Imer6ia fait naître des mondes parallèles créés de toutes pièces.
Projet total, la sortie de ce premier long format s’accompagne d’un shooting réalisé pour Manifesto XXI par le duo de directrices artistiques Caroline Dussuel et Amalia Jaulin, dont on a pu déjà repérer les esthétiques sci-fi enchantées dans les pages d’Ola Radio ou celles du numéro d’Ex Magazine sur la post-club/deconstructed music. L’artiste y apparaît sous des contours flous, toujours insaisissable derrière des jeux de clair-obscurs surréels.
Rencontre avec une « enfant de Burial », audidacte naviguant gracieusement entre les dimensions virtuelles de la wave music au métavers, sans jamais perdre de vue ce qui fait la force de son syncrétisme artistique : une puissance émotionnelle, capable de raconter des histoires « tout en faisant danser les gens ».
Toutes les frontières musicales ont été éclatées et maintenant, ce n’est plus vraiment une question de qui tient la barre, mais de comment bien utiliser ces codes, pour apporter de l’émotion.
Imer6ia
Manifesto XXI – Qui est Imer6ia ? Peux-tu commencer par te présenter ?
Imer6ia : Oui ! Je m’appelle Laetitia et j’opère dans l’art sous le nom Imer6ia, un nom qui s’inspire de mondes immersifs. C’est une façon de s’infiltrer dans des mondes parallèles, de l’audio à la 3D. Je fais de la musique depuis assez longtemps, et de la musique électronique depuis une dizaine d’années. J’ai un parcours classique à la base, que j’ai vite abandonné pour tout ce qui était synthétiseur et 3D. J’en ai fait mon métier et je suis autodidacte.
On retrouve dans ce projet des voix lointaines à la Burial, des mélodies nostalgiques, des envolées caractéristiques à l’EDM, ou encore des distorsions comme sur les morceaux « Nightshift » et « Earthbeat ». Un grand mélange d’influences, d’univers qui entrent en collision, mais avec harmonie. Après des singles, des remixes et des EP, depuis quand prépares-tu ce premier album ?
En réalité, j’ai toujours eu la vocation de faire des projets plus conséquents, accompagnés de visuels, et donc un album. Quelque chose de global qui propose une vision artistique plus poussée. Mais je n’avais pas réellement de date prévue. J’habitais au Pays basque, à Biarritz, et j’étais en production permanente de musique et de 3D. J’ai créé beaucoup de matière à ce moment-là, au niveau musical particulièrement, et surtout sans attentes. À cette période, mon rythme était d’aller chaque jour voir l’océan et de faire de la compo en rentrant. Je me suis vraiment isolée. Je ne cherchais pas à finaliser ou boucler un projet d’album, c’était un peu flou. C’est dans ce contexte que Brice Coudert, du label lavibe, m’a contactée par hasard, et qu’on m’a proposé une création solo. Je voyais la bande son d’un film, le film que j’avais envie de mettre en images, en 3D, j’avais des images et des scènes très précises en tête. C’était comme ça que j’imaginais le projet, je ne l’ai pas vu comme un album. Brice m’a demandé une démo et j’en avais déjà plusieurs. Mais en fait, il y a déjà un deuxième album qui répond à celui-ci.
© Caroline Dussuel & Amalia Jaulin
Le projet m’a fait aussi penser à ce que pouvait proposer par exemple Jon Hopkins, pour son aspect industriel, mais ici avec des tonalités plus décortiquées, des tempos plus accélérés, beaucoup de voix et un esprit plus club. Voulais-tu te rapprocher du dancefloor ou bien tirer le tout directement vers quelque chose de plus expérimental ?
En fait, je n’ai aucune prétention sur ce que ça va devenir parce que moi-même, je le découvre en faisant. Je préfère un processus très organique. Mais il y a quand même une volonté d’être plus club, ça c’est sûr, d’avoir un son plus beau, plus industriel aussi. C’est un peu un retour aux sources de mes influences initiales. Du coup, c’est dans ce sens-là, je dirais, que les sonorités sont expérimentales. Il y a plus de grain, plus de distorsion, mais c’est moins atmosphérique. J’ai l’impression que je cherche des choses plus précises et j’ai aussi envie d’essayer ce côté club, et finalement, le tout s’assemble. En tout cas, je voulais que ça puisse être à la fois narratif tout en faisant danser les gens.
Translucid vient marquer le paysage électronique français avec la musique club d’un monde imaginaire, comme issue d’une dimension parallèle. Quel·les sont les autres artistes qui t’influencent et avec qui tu travailles dans ces styles ? Parviens-tu à y retrouver des figures de femmes inspirantes ?
Trent Reznor est pour moi une influence majeure, autant la personne et son approche artistique que sa musique. Son évolution dans des musiques de films, de jeux vidéo, son travail de synthèse sonore, c’est assez exceptionnel. Il s’est infiltré un peu partout depuis des années. Dans cet univers qui me touche, les premières artistes femmes auxquelles je pense sont Caterina Barbieri et Eartheater. J’aime beaucoup leur travail, pour leur recherche de synthèse sonore, au niveau de la composition bien sûr, mais surtout pour cette sorte de texture à la fois analogique et très trance. J’aime leur manière d’aborder le son et le mash-up. Par exemple, Eartheater ramène un côté hybride dans un terrain pop. Des influences métal, lyriques, gothiques, trance et très orchestrales, très épiques. C’est un mélange qu’il faut quand même oser et c’est ce que j’adore : les artistes qui ont une approche hybride. Qui ne se collent pas un genre ou un exercice de style, mais qui essaient toutes sortes de mélanges. Au final, ça crée une sorte de syncrétisme qui fait bouger les choses.
© Caroline Dussuel & Amalia Jaulin pour Manifesto XXI
On t’a souvent attribué le genre wave music. Tu t’y reconnais ? Sinon comment décrirais-tu ta musique ?
Je ne m’y reconnais pas vraiment. Mais tout récemment, avec des amis américains avec qui on échangeait des sons à la maison, j’ai découvert un style : la body music. En fait, c’est l’héritage des créations de Nine Inch Nails. Je dirais bien que c’est ma base d’inspiration, c’est mon groupe préféré depuis des années et c’est le style qui en a découlé. Une musique industrielle, dance et émotionnelle, un peu sombre et riche d’une grande variété de styles. Ce qui m’émeut le corps, c’est l’idée de pouvoir faire danser, mais toujours avec une notion d’émotion. C’est un peu plus poussé et plus frais. Après, je ne me suis jamais mis d’étiquette.
Il y a une trop grosse agitation autour des mondes virtuels, c’est une sorte de ruée vers l’or qui s’est un peu cassée la gueule.
Imer6ia
© Caroline Dussuel & Amalia Jaulin pour Manifesto XXI
Ton EP Innerlight en 2019 présentait un aspect global plus lumineux, avec beaucoup d’utilisation de samples, même visuellement jusqu’à la pochette. Translucid est bien plus sombre, proches de la trap par moments. On entendait déjà ces sonorités dans ton mix « Le matin des magiciens », diffusé il y a quatre ans. Comment ces rythmiques se sont-elles retrouvées dans ton travail électronique ?
J’avais d’autres projets, mais je n’ai pas sorti de musique avant très longtemps. Disons que je suis assez prolifique, tout ce qui se trouve sur internet et même l’album, ça représente peut-être 3 à 5% de ce que je produis, je suis assez lente à sortir les choses. J’ai la chance d’avoir des gens qui m’entourent et qui me poussent, sinon je suis très habituée à l’exploration sonore.
Le mix dont tu parles contient énormément d’unreleased par exemple, avec des sons ambient, des sons trap, des chœurs d’église que j’avais enregistrés ou samplés, des chants géorgiens, des chœurs basques, des chants polyphoniques que j’ai mélangés à de la trap pour rendre l’ensemble plus riche. Je me souviens qu’à l’époque, j’aimais bien ce mélange un peu ghetto house. Quelque chose d’atmosphérique dans le sens onirique et fantastique, mais assez sombre. J’aimais bien l’ambiance qui se dégageait de ça, et c’est un peu ce que j’ai repris sur Translucid. C’est mon petit péché mignon. Puis en réalité, aujourd’hui la grime ou la trap utilisent énormément de sons hyper pointus et électroniques. Toutes les frontières musicales ont été éclatées et maintenant, ce n’est plus vraiment une question de qui tient la barre, mais de comment bien utiliser ces codes ou comment ça peut apporter de l’émotion. C’est subtil, mais j’adore cette explosion. Ce côté de la scène métal qui arrive dans la scène trap, ce n’est pas nouveau, ça fait vingt-cinq ans qu’il y a Aerosmith avec Run DMC. Ils ont tenté des premiers trucs et ça a complètement évolué, ça a changé les choses.
Hormis ton EP paru en 2019 chez Crystal Orca, tu sortais tes sons de manière indépendante avant cet album. Comment procédais-tu ?
Je viens d’une scène un peu de niche, je postais mes sons sur des groupes de musique sur Facebook. Les premières écoutes se sont faites comme ça. Et moi-même, j’écoutais et découvrais de la musique de cette façon. À l’époque, la communauté wave music était très présente et fédératrice. Du coup, j’étais très indépendante à ce moment-là. Dans cet univers, on est tous·tes un peu des enfants de Burial.
Tu réalises tous les visuels en 3D, des clips, des artworks aux live. Avec quoi travailles-tu ?
Je fais quasiment tout sur Cinéma 4D, et un peu Blender. Je travaille aussi avec ZBrush et beaucoup de plugins. J’adore ça, tu peux aller loin avec, c’est génial. Pour l’album, j’ai créé trois cartes, dans lesquelles je vais me balader pour faire mon film. C’est assez exceptionnel, il y a des hectares et des hectares de terrain à explorer, il y a un potentiel énorme pour pouvoir proposer aux gens de se poser, de se connecter dans un environnement virtuel ouvert. Après, il y a plein de manières de faire. Ça peut être sous forme de programmes que tu télécharges via un site ; une fois qu’il est sur ton ordinateur, tu charges le jeu et tu te lances dedans. C’est juste une question de format pour que ça fonctionne bien. Tu peux aussi avoir ton propre serveur et héberger ton jeu. Mais pour l’instant, je trouve qu’il y a une trop grosse agitation autour des mondes virtuels, c’est une sorte de ruée vers l’or qui s’est un peu cassée la gueule. Avec le métavers, tout le monde a été déçu. Il y a eu la crypto, qui s’est effondrée fin juin dernier. Aujourd’hui, tu vas prendre place sur le métavers simplement pour dire « coucou j’y suis ». Si c’est pour faire comme tout le monde, ça n’a pas d’intérêt.
© Caroline Dussuel & Amalia Jaulin
On a pu te voir au festival Girls Don’t Cry sur Toulouse. Comment prépares-tu tes performances live ? En as-tu d’autres prévues ?
Oui, c’est en cours. Là, je suis encore en pleine « livraison » du projet, mais j’ai une idée assez précise pour la suite. J’aimerais que les visuels soient mis en avant, avoir une bonne qualité sonore bien sûr, de belles basses, pour qu’on puisse vraiment écouter les textures avec précision. Idéalement, j’aimerais bien un ou plusieurs écrans. J’imagine différents types de scénographie, différents genres d’environnements ou manières de regarder. Ce n’est pas du snobisme, mais j’ai une exigence par rapport à ça. J’ai joué dans plein de types de salles et je le referais volontiers. Mais pour ce que j’essaie de proposer, il y a certaines plateformes plus propices à le diffuser, à faire comprendre l’expérience que j’espère faire vivre. Je suis en train de développer le live, c’en est encore au stade embryonnaire, donc je préfère en parler quand les choses sont actées, mais idéalement il y aura aussi un batteur sur scène. C’est hyper important pour moi, dans n’importe quelle musique.
Dans tes visuels, l’humain fait face à une présence humanoïde étrangère. Avec toute cette passion pour le métavers et les créations 3D, souhaiterais-tu amener ta musique et tes performances vers des contenus entièrement virtuels ?
C’est une bonne question. Ce qui est sûr, c’est que j’aimerais pouvoir emmener les gens de la manière la plus immersive possible. Avec un film par exemple, comme je te disais. Dans l’idéal, j’aimerais pouvoir proposer un clip de plusieurs tracks, un court métrage ou un film en plusieurs séquences. Ça pourrait exister sous forme de jeux vidéo, de salles ou de mondes dans lesquels on en fait l’expérience. J’y ai beaucoup pensé, surtout que le projet s’appelle Translucid. Mais j’ai des réserves, en tout cas sur ce que le métavers offre aujourd’hui. En fait, j’y travaille encore un peu indirectement. J’ai été un petit peu déçue de l’écart entre les promesses qu’on fait du métavers et la réalité. Pour l’instant, je trouve que c’est très orienté sur quelque chose de commercial. À chaque nouvelle technologie, il y a toujours une grosse attente au début. D’ici à quelques années, le truc va se décanter. Je t’avoue que j’attends avec impatience une certaine évolution technique de la part de Unreal Engine, par exemple. Pour que la qualité du métavers soit à la hauteur des jeux vidéo qui sortent actuellement. C’est une plateforme de streaming en direct et aujourd’hui les serveurs qui hébergent les métadonnées, pour des raisons d’optimisation, sont obligés d’optimiser aussi la résolution et les rendus de certains environnements. Le fait qu’on soit en 2023 et que l’on ait cette qualité de live, c’est super frustrant. Alors qu’à côté, il y a Last of Us 2 qui est sorti récemment et qui est complètement bluffant visuellement…
L’album d’imer6ia, Translucid, sortira le 23 février sur le label lavibe. Le clip du premier single de l’album Starships est disponible dès le 2 février.
Crédits shooting :
Photo + DA + styling : Caroline Dussuel
DA + props + set : Amalia Jaulin
Lights : Fleur Niquet
Hair : Aziza Bouzerba
Make up : Sainte
Assistante styliste : Charlotte Denner
Assistant + régie : Samuel Bassett
Assistantes set : Julie Zorrilla et Maele Herisson
Look rose : Lou Comte
Look vert kaki : Victor Clavelly
Bijou de tête : Alizée Quitman
Look blanc de loin : Victor Clavelly, Anna Heim et Rombaut
Les photos « de nuit » ont été réalisées en exclusivité pour Manifesto XXI.
Relecture et édition : Léa Simonnet et Sarah Diep
Cet article Shooting & interview : Imer6ia, la body music propulsée dans le métavers provient de Manifesto XXI.