Lorsqu’elles entrent en ravissement, certaines visionnaires pleurent tellement qu’il faut mettre des seaux dans leur cellule. D’autres saignent tous les vendredis. D’autres passent leurs nuits à se battre contre le diable. Comment expliquer ces phénomènes ?
En 1836, Johann-Joseph von Görres –professeur d’histoire à l’Université de Munich– rédige «La Mystique divine, naturelle et diabolique» qui devient «l’ouvrage de prédilection des cercles décadents épris de diabolisme»
vers la fin du XIXe siècle. Ce livre –dont s’inspirent Huysmans,
Gourmont ou Péladan– est une compilation ahurissante de faits
inexplicables : 660 pages remplies de prodiges et de mystère. Des
somnambules marchent sur les eaux. De beaux adolescents crachent des
cheveux de femme ensanglantés. Une mère qui agonise se dédouble pour
aller dire adieu à ses petits enfants en train de dormir. Des saintes
douées de télékinésie flottent en lévitation à 25 centimètres du sol,
brillent comme des projecteurs et se font visiter chaque nuit par de
hideux inconnus qui les torturent jusqu’au sang. D’impures jeunes filles
ont commercé avec le diable et font pleuvoir des grenouilles… Pour Görres, tous ces phénomènes, –qu’il
s’agisse de miracles, de poltergeist ou de sorcellerie–, appartiennent
au même champ de réalité : le monde invisible existe, dit-il. Nous
sommes entourés de forces et déchirés par une double attraction, vers
les ténèbres et la lumière.
«Pour
édifier ses contemporains devenus incroyants, il lui faut prouver la
réalité du surnaturel et son pouvoir dans la vie des hommes. C’est cette
preuve qu’il entend donner, de façon tangible, en évoquant des faits
qui lui semblent attestés.» Dans un article passionnant sur «L’Itinéraire spirituel de Joseph von Görres»,
Deghaye relate brièvement le parcours du professeur d’histoire : dans
sa jeunesse, Görres adhère aux idées de la Révolution française, mais un
voyage à Paris, en 1799, lui fait changer d’avis. Lui qui, jusqu’ici,
considérait la religion comme l’alliée du despotisme se convertit au
catholicisme. Il reste cependant un homme des lumières : ses études de
médecine le poussent à voir le monde comme un organisme vivant traversé
par des mouvements contraires qui se succèdent en alternance. Systole,
diastole. Görres expose ses idées dans un ouvrage au titre étonnant : «Exposition d’un système sexuel d’ontologie».
Il explique dans ce traité que l’Univers («le Grand Tout») se divise en
deux : l’esprit (mâle, actif, raisonnable, constant) et la nature
(femelle, passive, mécanique, inconstante)… En chacun d’entre nous,
explique Görres, l’homme et la femme, l’esprit et la nature, s’opposent
et s’unissent. Görres fait de l’amour le moteur de la création. «Le
Cercle de l’éternel, qui s’est ouvert par la division des deux natures
primordiales, se referme par leur réunion dans la nature organique, et
c’est ainsi que ce serpent circulaire embrasse l’Univers et le
contient».
A cette époque, les médecins s’intéressent de près aux
phénomènes surnaturels : les cures de Mesmer, l’idée du magnétisme
animal ont ouvert des perspectives de réflexion nouvelles. L’électricité
fait rêver. Les lois de l’attraction universelles de Newton semblent
elles-mêmes relever de la magie. Les savants de l’époque romantique se
passionnent pour le rêve, les médiums et les extatiques. Görres va
lui-même observer des religieuses connues pour entrer en transe (1). Il
va chez la visionnaire Marie de Moerl, dans son village du Tyrol, connue
pour recevoir les stigmates : les mains et les pieds de Marie se
mettent à saigner spontanément. Görres voit les plaies et constate.
Comment interpréter de tels phénomènes ? Au lieu de ramener les
expériences des saints à des maladies psychosomatiques, comme le feront
plus tard certains psychiatres, Görres décrit l’expérience mystique en
termes d’accomplissement suprême. Il ne nie pas l’authenticité de ces
phénomènes, au contraire. Les prodiges ne sont pas des fabulations,
dit-il. La nature produit sans cesse des choses extraordinaires. Il y a
des gens qui prédisent le futur, par exemple. D’autres qui peuvent plier
des cuillères à distance ou guérir des brûlures par la pensée. Les
femmes qui se mettent à saigner des stigmates, celles dont le corps
dégage une odeur merveilleuse existent aussi, et pour mêmes raisons qui
font de nous tous et toutes des créatures potentiellement divines…
L’explication de Görres
est la suivante : il y a deux niveaux de l’être. Etant à la fois des
organismes et des esprits, les humains existent à la fois sur ces deux
plans. Or ces deux plans entrent parfois en conjonction sous l’effet
d’une intense communion avec l’esprit divin. Il arrive alors que notre
corps entre en union mystique avec le corps du Christ… ce qui produit
les stigmates. Le problème, évidemment, c’est que cela fait terriblement
souffrir. Dans «La Mystique divine, naturelle et diabolique»,
Görres insiste sur l’étonnante similitude entre les épidémies de
possession qui frappent parfois des abbayes toutes entières et les
ravages de la passion que subissent les mystiques. La souffrance est
terrible, les esprits diaboliques constamment à l’affût du moindre interstice où placer leurs pensées impures… «La voie qui mène à la béatitude est le chemin du calvaire. Ce qu’évoque principalement Görres, c’est moins le ciel des élus que cette voie douloureuse. ce chemin passe par la mort.»
Comme s’il fallait briser l’être de chair, se purger violemment de tout
désir et endurer des supplices effroyables. Pour beaucoup de saintes
les épreuves sont telles qu’elles finissent par ne plus savoir si elles
descendent aux enfers ou si elles montent au ciel. Elles voient des
démons partout. Et ces démons leur chuchotent d’abominables choses…
Voici trois extraits du livre «La Mystique divine, naturelle et diabolique», dans sa version traduite de 1854. Je vous laisse le soin de faire les commentaires.
La bienheureuse Oringa
«née en 1240, près de Florence […] était dès sa plus tendre enfance
dans une disposition d’esprit telle que si quelque discours obscène
effleurait son oreille, son estomac se soulevait aussitôt. Comme elle
fut souvent sujette à cette épreuve, sa santé en fut considérablement
altérée, et elle finit par avoir des vomissements presque continuels. Un
jour qu’étant encore enfant elle avait la fièvre par suite de ces
soulèvements de cœur, on appela un prêtre pour la confesser et
l’absoudre des fautes légères qu’elle pouvait avoir commises. Mais il se
trouva que ce prêtre lui-même n’était pas pur. Dès qu’il approcha
d’elle, son corps se roidit, ses entrailles furent comme bouleversées et
l’on crut qu’elle allait mourir».
La sœur Dominique de paradis «morte
en 1312, et dont la vie a été écrite par Pierre de Danemark, son
confident. […] A l’âge de onze ans, elle vit pendant la nuit un homme
qui brillait d’un tel éclat qu’elle fut ravie hors d’elle-même. «Ma
fille, lui dit-il, je suis Jésus-Christ; promets-moi de me servir
toujours […]. Toutes les fois qu’elle récitait le psautier, il lui
semblait entendre la voix de Celui à qui elle s’était donnée, et elle
était inondée d’une douceur ineffable, quoiqu’elle fût très ignorante
des choses divines et humaines. A l’âge de treize ans elle s’en alla à
Cologne [et fut admise chez les Béguines]. Elle méditait continuellement
la Passion du Sauveur, et souvent alors elle avait des ravissements qui
duraient trois jours. Les autres béguines ne comprenaient rien à son
état et la croyaient tantôt folle, tantôt épileptique. Elle vécut deux
ans de cette manière; et c’est ainsi que commencèrent pour elle des
visions d’un genre bien différent. Une nuit qu’elle était en prière,
quelqu’un lui apparut […] : «Ma fille, tu pries beaucoup, et tu voudrais
bien aller au ciel ; rien n’est plus facile; tu n’as qu’à te tuer pour
cela. «A partir de ce moment, elle fut pendant six mois continuellement
tourmentée par la pensée de se donner la mort. Si elle passait près d’un
puits, elle voulait s’y jeter. […] Souvent la nuit elle entendait une
voix qui lui disait : «Lève-toi vite; Dieu veut que tu te tues : si tu
ne le fais pas, tu seras étranglée et damnée. Elle luttait de toute manière contre la tentation […]»
Mais
il en vint une autre plus terrible encore. Tous les aliments qu’elle
voulait prendre lui paraissaient ou des crapauds, ou des serpents, ou
des araignées, de sorte qu’elle ne pouvait se résoudre à manger.
Lorsque, pressée par la faim et par les instances de son confesseur,
elle se décidait à les mettre dans sa bouche, elle était bientôt
contrainte de les vomir, par l’impression que lui causait le froid de
ces bêtes hideuses. Tout ce qu’elle voulait boire lui paraissait plein
de vers, et elle entendait sortir de sa coupe ces paroles : «Si tu me
bois, tu vas boire le diable. Puis elle voyait toutes ces bêtes la regarder.»
Ce
qui ajoutait encore à ses peines, c’est que les béguines se moquaient
d’elle […]. Toutes lui reprochaient de vouloir se faire passer pour une
sainte; et elle fut à la fin obligée de retourner dans sa famille. Là
les épreuves continuèrent. Tantôt il lui semblait voir, quand elle
priait, un coq auprès d’elle, qui battait des ailes, chantait, et lui
déchirait les pieds jusqu’au sang; puis, c’était un chien qui aboyait et
la mordait. Lorsqu’elle était au lit, on lui ôtait son traversin de
dessous la tête, pour l’empêcher de dormir. D’autres fois, une main
invisible lui donnait des coups de verges. Pendant quatre semaines elle
fut troublée continuellement par le mugissement d’un taureau qui la
poursuivait partout.
La sœur Françoise du Saint Sacrement «avait
formé à l’âge de dix-sept ans une liaison criminelle avec un jeune
homme de sa famille, et il fallut pour la retirer de cet abîme une
apparition miraculeuse. Un jour, il lui sembla voir la terre s’ouvrir
sous ses pieds, et son regard put plonger avec un indicible effroi
jusqu’au fond de l’enfer. Elle entra aussitôt chez les carmélites
déchaussées de Soria, y fit une confession générale, et commença son
noviciat. Elle y eut à soutenir une lutte terrible et contre sa propre
nature et contre les démons, qui cherchaient à la pousser au désespoir
par le souvenir de ses péchés; mais consolée de temps en temps par
d’autres visions, elle sortit enfin victorieuse du combat, et fit sa
profession. De nouvelles luttes plus terribles encore l’attendaient. […]
Plongée dans la désolation la plus profonde, elle ne perdit point
cependant le calme et la résignation, quoiqu’elle fût troublée outre
cela par les démons, qui ne cessaient de lui apparaître et de la
tourmenter jusqu’aux quatre dernières années de sa vie. Les flammes de
la concupiscence s’allumèrent en elle avec une incroyable violence; tous
les membres de son corps semblaient embrasés du feu de l’enfer. Cet
état durait encore dans sa soixante-deuxième année, et les tentations
dont elle était assiégée ne cessèrent qu’après une lutte de quarante-six
ans, peu de jours avant sa mort, qui arriva en 1629, dans la
soixante-huitième année de son âge».
(1) Görres fut accompagné par le poète Clemens Brentano, célèbre pour avoir passé cinq ans au chevet d’une religieuse (Anne-catherine
Emmerick) dont les stigmates furent constatés mais jamais authentifiés.
Les autorités religieuses se méfiaient de ces extases douteuses,
généralement attribuées aux excès de chaleurs féminines et à l’hystérie.
Anne-catherine Emmerick ne fut jamais béatifiée. Pourtant de nombreux
savants s’étaient pressés chez la religieuse et aucun n’avait jamais pu
trouver d’explication à ses stigmates.