L’idée la plus courante en matière de violences conjugales est que les femmes battues n’ont qu’à partir. Ainsi il n’est pas rare, sur les réseaux sociaux, lorsqu’on apprend qu’une femme a été tuée par un homme qui la battait depuis longtemps, de culpabiliser la victime en se demandant si elle ne devait pas aimer cela, au fond, pour être restée. Dans une affaire où la victime a subi un viol si brutal par son conjoint qu’elle en est décédée, un commentaire sous l’article dit : « Elle avait déjà été soignée pour des blessures mais aucune plainte n’avait été déposée à l’époque : la peur, voire la bêtise, de ces femmes les rend aveugle pour leur plus grand malheur. » Eclaircissons de suite ce point, la violence conjugale ne doit pas être confondue avec des pratiques sadomasochistes qui impliquent le consentement de tous les protagonistes. Et essayons d’analyser les raisons qui font qu’une femme battue ne quitte pas son conjoint.
Il est extrêmement rare qu’un homme commence dés les premiers mois de la relation à frapper sa femme. Va se mettre en place tout un processus qui a souvent été comparé à de l’emprise sectaire, ou, plus récemment, par la chercheuse Jules Falquet, à la torture pratiquée sur des opposants politiques (elle a ainsi travaillé sur des pratiques de torture et de violence conjugale au Salvador). C’est un conditionnement qui permet à l’homme violent d’avoir la femme – parfois également les enfants – sous son emprise la plus totale sans qu’elle pense même à s’interroger sur ce qu’elle subit.
Ce processus peut prendre différentes formes : (Bien évidemment, il ne s'agit pas de considérer que ces actes sont forcément conscients et réfléchis. Peu d'hommes violents rédigent le parfait manuel du mari violent. Mais cela n'est pas parce que ces actes ne sont pas forcément réfléchis, qu'ils ne sont pas analysables).
- il va passer par un isolement progressif de la femme. Il va l’isoler de sa famille, de ses amis, de ses collègues. Souvent il insinuera chez elle un doute permanent quant aux bonnes intentions de sa famille. « Es-tu sûre qu’ils veuillent ton bien ? Moi seul le veux, d’ailleurs ta meilleure amie m’a fait des avances, que j’ai évidemment refusées. Tu ne peux faire confiance à personne, sinon à moi ».
- il sapera sa confiance en elle en minimisant systématiquement tout ce qu’elle fait et en se donnant toujours le beau rôle. Elle fait tous les jours la cuisine ? Oui mais 99% de ce qu’elle cuisine est de toutes façons immangeable. Il fait la cuisine une fois l’an ? Il en fera un événement extraordinaire qui ne se reproduit pas, juste parce qu’elle ne le veut pas/ne le mérite pas.
- tous les accomplissements de la femme seront minimisés ; elle a eu une promotion ? C’est un coup de chance et ses supérieurs vont sûrement le regretter… mais dieu merci il sera là pour la soutenir quand elle échouera… car elle va forcément échouer.
Depuis l’enquête de l’ENVEFF, au début des années 2000, les violences psychologiques ont été prises en compte pour calculer le nombre de victimes de violences conjugales dans le couple. C’est une donnée qui a été beaucoup moquée, comme si on allait comptabiliser la moindre remarque maladroite. C’est ne rien comprendre à la violence conjugale que de la faire commencer aux coups. C’est donc un tout qu’il faut comprendre et étudier pour ne plus se demander pourquoi elles ne partent pas. Il est capital de ne jamais minorer la violence psychologique car elle est aussi destructrice que la violence physique et peut mener les victimes à de graves troubles psychiques. Sous emprise, les femmes ne partent pas, parce que cela n’est même plus une option pour elles, elles ne l’évoquent même plus tellement leur mari a sapé leur confiance en elles, jusqu’à penser qu’elles méritent tout ce qui leur arrive. Cette emprise s’instaure progressivement par des jeux pervers mis en place par le conjoint. Il va par exemple, systématiquement, à tout moment de la journée, corriger sa femme sur des mots qu’elle emploie ou une tâche qu’elle accomplit. Cela contribuera à faire baisser son estime d’elle-même et à ce qu’il ait sur elle une toute puissance ; sans lui je ne fais que me tromper, je suis toujours dans l’erreur, il est indispensable à ma vie. Il remet systématiquement en cause ce qu’elle pense. Si par exemple elle lui fait remarquer qu’il lui a mal parlé, il lui dira qu’elle a mal compris. Il moquera toutes ses opinions, ses pensées, ses réflexions. Là encore cela aboutira à de la dévalorisation et cela conduira la femme battue à douter de ce qu’elle vit. Il s’arrangera pour brouiller les repères. Il la f rappera tout en lui disant qu’il l’aime par exemple ; cela envoie des messages très contradictoires qui conduisent la victime à ne plus savoir où elle en est. Chaque erreur – même la plus minime – sera sanctionnée, moquée, ridiculisée. Les échecs du couple seront attribués à la victime et les succès à l’agresseur.
La victime est donc comme scindée en deux. Une part d’elle dit qu’il faut fuir, la part sous emprise se dit qu’elle doit mal comprendre ce qu’il se passe. Elle se sent pleine d’angoisse et de honte. Arrive un climat d’abandon où on se dit qu’il est de toutes façons trop tard pour partir. Vont aussi apparaître des phénomènes de clivage psychique où la femme va à l’extérieur adopter une certaine attitude et une autre quand elle est seule avec son mari. Cela explique pourquoi certains sont très étonnés d’apprendre qu’une femme qu’ils connaissaient était battue depuis longtemps. Cela ne veut pas dire qu’elle ment, juste qu’elle avait vécu une dissociation. Qui plus est, comme on l’a vu, l’homme violent va souvent isoler la femme battue de ses amis, sa famille, ses collègues. Or cela pourrait justement être eux qui lui ferait prendre conscience que ce qu’elle vit n’est pas normal, chose qu’elle n’a souvent plus la capacité de faire, ayant subi un véritable lavage de cerveau.
La psychiatre Marie-France Hirigoyen synthétise ainsi le phénomène d’emprise : « L’emprise est un phénomène de violences psychologiques qui s’installent dans le temps. Ca commence par une phase de séduction narcissique, une alternance de violences et de marques d'affection. Un brouillage s'opère. Des choses agréables sont dites, suivies par des choses déplaisantes qui vont être justifiées par des petites phrases comme « oh ça va, tu n’as pas le sens de l’humour ! » La personne sous emprise qui reçoit ces dénigrements va les intégrer, se dire « c'est vrai ».»
Jules Falquet a décrit dans le livre Pax neoliberalia, Perspectives féministes sur (la réorganisation de) la violence les points communs entre la violence conjugale et la torture. Le seul point de différence qu’elle relève est que dans les pratiques de torture exercées au niveau d’un état par exemple, il y a un « bon » tortionnaire et un « méchant » afin de durablement déstabiliser la personne torturée. Dans le couple, le mari incarne souvent les deux et va passer d’un rôle à l’autre. Il humiliera et frappera, puis s’excusera et offrira des fleurs par exemple. Lorsqu’on est prise dans une relation de ce type, il est extrêmement difficile, voire impossible, de prendre du recul et de constater que ce comportement n’est pas normal. Au contraire le conditionnement opéré par l’homme violent fera qu’on aura tendance à minimiser les coups et donner une importance démesurée au geste « gentil » (le fait qu’il se soit excusé). Les années de conditionnements préalables font qu’à terme on estime mériter les coups et pas les excuses.
Il existe beaucoup de points communs entre la torture et la violence conjugale :
- dans les deux cas il y a un espace clos (le foyer conjugal et la salle de torture ex Guantánamo) qui est un espace de non droit hors de toute règle sociale.
- Le temps y est contrôlé, comme le sommeil ou l’alimentation.
- il y a un isolement matériel, psychologique, social
- les personnes au courant ne disent rien parce qu’elles ont peur ou parce qu’elles ont-elles aussi subi la manipulation de la personne violente, que ce soit un mari violent ou un tortionnaire
- le tortionnaire ou le mari violent sont imprévisibles et organisent leur violence. L’imprévisibilité permet d’avoir un contrôle total sur la victime. Si elle ne sait jamais quand les coups vont arriver, elle sera constamment sur ses gardes et ne pensera plus qu’à son bourreau en permanence.
- la menace de coups, le simulacre de violence est permanent ce qui permet là aussi d’asseoir son pouvoir. Le tortionnaire est donc tout puissant à la fois réellement et symboliquement. Il offre des « grâces » temporaires et imprévisibles : « ce soir je ne te frapperai pas » pour que la victime en arrive à être reconnaissante de ce qui n’est que la normalité, pour mieux la frapper 5 mn après au moment où elle ne s’y attend pas.
Tout ceci aura, vous l’aurez compris, des effets dévastateurs sur la victime de tortures ou de violences conjugales : dissociation (on observe ce qui se passe tout en étant comme détachée de son corps), auto destruction, confusion (certaines personnes victimes de tortures ou de violences conjugales ont pu développer par exemple des formes de paranoïa), les relations aux autres sont faussées et dures à reconstruire, dévalorisation, culpabilité.
Une autre des raisons qui fait que les femmes battues ne partent pas est une raison économique. Très souvent, peu à peu, le mari violent a mis la main sur les ressources de la femme ; il peut lui avoir pris ses papiers, sa carte bleue, l’avoir fait arrêter de travailler (parfois elle a même arrêté de son propre chef après des mois à lui expliquer qu’elle était trop nulle pour l’emploi qu’elle exerçait). Habiter une zone où il y a peu de structures d’accueil voire d’hébergement joue également dans le fait de rester. Et comment gagner un commissariat, un foyer d’accueil si vous êtes sans voiture et sans transport en commun ?
Les femmes battues peuvent également avoir peur de se retrouver à la rue, sans ressource et cette peur est encore accentuée s’il y a des enfants dans le couple. Cette peur s’accentue si les femmes sont étrangères et encore plus si elles sont en situation irrégulière. Ont-elles tort ? Une étude de la CIMADE au sujet de l'accueil des femmes sans papier venues signaler des violences a permis de réaliser les faits suivants : sur 75 commissariats, 38% des commissariats faisaient subir aux femmes un interrogatoire, 5% des commissariats affirmaient qu’une femme en situation irrégulière n’était pas en mesure de porter plainte. Moins de la moitié des commissariats appliquaient les lois et jurisprudences en vigueur. Il y a donc un vrai risque pour une femme sans papier à porter plainte. Une femme qui parle mal le français peut avoir peur d’être mal comprise ou qu’on convoque son mari comme traducteur. Elle peut moins bien connaître ses droits ou les lois en vigueur (son mari peut d’ailleurs lui avoir menti sur le sujet).
On évoque assez peu la peur, étrangement, lorsqu’il s’agit de quitter un mari violent. Comprenez (et cela serait bien que la police, la gendarmerie, les médecins, les services sociaux, la justice l’entende) que PERSONNE ne connait aussi bien le conjoint violent que sa victime. Elle sait ce que cela veut dire lorsqu’il hausse un sourcil, elle sait ce dont il est capable lorsqu’il prend une voix très douce, elle a appris à savoir ce qui l’attend rien qu’à la façon dont il ouvre la porte d’entrée. Elle connait le moindre de ses gestes, sait les analyser. Et elle sait aussi que lorsqu’elle lui est entièrement dévouée, il la frappe, l’humilie, la torture et la viole. Qu’est ce qui permettrait de penser qu’il va arrêter lorsqu’elle va accomplir un acte de désobéissance suprême ? Par quelle espèce de miracle s’arrêterait il parce qu’elle part ? Le principal motif de mort au sein du couple (un homme tue sa femme) est la séparation. Cela n’est pas une affabulation de femme paranoïaque que de penser qu’elle risque d’être tuée si elle part ; c’est un fait. Dans l'enquête menée par Mercader, Houel et Sobota, il est dit « Plus de la moitié des hommes (55 %) tuent une femme qui les quitte ou menace de le faire, et une proportion presque équivalente (53 %) une femme qui les trompe, ou qu’ils soupçonnent de le faire ; quand on réunit ces deux mobiles, qui peuvent coexister, on obtient une proportion de 75 %. » Il y a donc un vrai risque à ne serait-ce qu’évoquer le fait qu’on veut partir.
A l’heure actuelle, les féministes ont deux analyses souvent vues comme antagonistes mais que je voie comme complémentaires au sujet des femmes battues. La première consiste, selon la théorie de l’impuissance acquise (Si un sujet n’a aucune maîtrise sur ce qui lui arrive - que cela soit positif ou négatif – il devient alors passif et résigné), à considérer que les femmes battues ne partent pas parce qu’elles sont entièrement sous l’emprise de leur mari. Cette théorie a été critiquée par certains féministes qui ne voulaient pas faire des femmes battues, des victimes passives et résignées. Beaucoup les présentent donc désormais comme des combattantes qui sont limitées dans leurs moyens de fuite par des problèmes publics, sociaux et légaux (manque des structures, peu d’aide policière et judiciaires, indifférence de leurs amis/famille etc) que par leur résignation. Je pense que les phénomènes d’emprise ne doivent pas être négligés et minimisés ; si on comprend comment fonctionne l’emprise (comme elle peut fonctionner dans les cas de torture étatique par exemple), on détectera mieux la mise en place, par un conjoint violent, d’une toile d’araignée autour d’une femme, et ce parfois avant qu’arrivent les coups. Mais ne doivent surtout pas être négligés les manquements étatiques pour la protection des femmes battues (et des enfants qui bien souvent sont présents). Sans structure d’accueil, sans arrêt de travail pour organiser sa fuite, voir ses avocats, la police, les médecins, on ne peut fuir.
Mais encore une fois, il est capital de répéter une chose. Personne ne connait mieux l’homme violent que sa victime. Si elle estime qu’il y a des risques réels à fuir, il est capital d’en tenir compte. Lorsque Virginie Mannechez a quitté son père qui la violait depuis des années, son premier geste a été d'aller à la gendarmerie car elle savait très exactement ce dont son père était capable. Elle a ensuite contacté un foyer de femmes battues, ce qui montre qu'elle avait une conscience aiguë de ce qu'elle vivait. Elle fut abattue par son père, ainsi que son employeur, le 7 octobre 2014.
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