La convergence des luttes entre ouvriers et homosexuels ne va pas de soi, mais elle n’est pas aussi impossible que le prétendent certains.
«Une tradition étrangère à la classe ouvrière» : c’est en ces termes très durs que la CGT, en 1971, désignait l’homosexualité et rejetait la participation du Front homosexuel d’action révolutionnaire (FHAR) au défilé des travailleurs du 1er mai. Elle s’inscrivait alors dans la vision traditionnelle du monde ouvrier : un univers très masculin, viril, volontiers machiste, où les normes de genre sont très prégnantes et où l’homosexualité semblait alors impensable. Si, depuis, le principal syndicat français a bien changé et si être ouvrier et être homosexuel paraissent moins incompatibles, les intérêts des uns et des autres demeurent en revanche antagonistes dans bien des esprits. L’an dernier, La Manif pour tous n’a ainsi pas hésité à enrôler les ouvriers dans son combat, à travers notamment une affiche sur laquelle, au-dessus d’un ouvrier casqué, s’affichait le slogan «la priorité, c’est Aulnay, pas le mariage gay». L’extension des droits des gays et des lesbiennes se ferait donc au détriment de la situation des ouvriers : preuve en serait que le mariage pour tous a été voté alors que l’usine PSA d’Aulnay-sous-Bois a fermé ! Cette antienne, reprise désormais par toute la droite et l’extrême-droite, de l’UMP à l’association Égalité et Réconciliation d’Alain Soral (dont le slogan prétend justement réunir la «gauche du travail» et la «droite des valeurs») en passant par Éric Zemmour, trouve aussi un certain écho à la gauche de la gauche ou dans la gauche qui se veut «républicaine», et ce depuis plusieurs années. En 2006, l’universitaire américain Walter Benn Michaels publiait ainsi The Trouble with diversity (publié en français sous le titre La Diversité contre l’égalité aux éditions Raisons d’agir en 2009), dans lequel il analyse l’essor des luttes identitaires depuis les années 60-70 et l’affaiblissement parallèle des luttes sociales, pour mieux faire du premier la cause du second. De ce côté-ci de l’Atlantique, le philosophe Jean-Claude Michéa, historien (et critique féroce) de la pensée libérale, développe une réflexion similaire dans Les Mystères de la gauche (éditions Climat, 2013), dans lequel il ne cache pas son mépris pour les questions dites «sociétales», coupables à ses yeux de masquer la porosité idéologique entre gauche et droite, unies dans un même mépris des intérêts ouvriers.
Une question de volonté
Face à ce front disparate qui mise sur leur division, mouvements LGBT et mouvements ouvriers semblent, au mieux, s’ignorer. La segmentation des combats, l’abandon de toute volonté de transformation révolutionnaire et global de la société ont conduit à un réformisme catégorisé où chaque minorité dominée développe sa propre stratégie et ses propres revendications. Rares sont les militants et les élus à mener le combat pour les droits des personnes LGBT tout en luttant contre la disparition progressive des ouvriers du discours et du champ d’action politique. La domination sociale, économique et/ou symbolique, la lutte pour la conquête de la visibilité médiatique et politique, la nécessité de réaffirmer sans cesse sa légitimité à s’exprimer, le combat pour acquérir le pouvoir de décider de sa vie… sont pourtant des données constantes des mouvements ouvriers que les mouvements LGBT connaissent bien. Des points de convergence existent donc, offrant la potentialité de solidarités qui restent encore largement à créer. Des exemples historiques l’attestent, comme le rappelle par exemple l’excellente comédie anglaise Pride, qui sort en cette rentrée sur nos écrans. Le film insiste sur un point essentiel : ces solidarités nécessitent l’abandon de réticences et de préjugés de part et d’autres (les homos forcément bobos et hautains, les ouvriers forcément beaufs et homophobes) et donc une volonté commune de lutter ensemble. Contrairement à ce qu’affirment La Manif pour tous et d’autres, la solidarité entre homos et ouvriers n’a rien d’antinomique ; mais il est vrai en revanche qu’elle n’est pas non plus «naturelle» et qu’elle ne peut résulter que d’une construction et d’un travail de longue haleine. «L’union est un combat», comme disait l’autre…
Folles et prolos, même combat !
Entre 1984 et 1985, des groupes d’activistes gays et lesbiennes se forment à travers tout le Royaume-Uni, sous la bannière «Lesbians and Gays Support the Miners» (LGSM), afin de récolter des fonds pour subvenir aux besoins des mineurs en grève contre la politique antisyndicale et anti-ouvrière de Margaret Thatcher. Les mineurs auront l’occasion de leur rendre la pareille quatre ans plus tard, en prêtant main forte aux militants LGBT dans leur combat contre la «section 28» (un amendement interdisant la «promotion» de l’homosexualité, notamment dans les écoles), voulue par cette même Margaret Thatcher.
Quels interlocuteurs ?
S’il est si difficile d’établir des passerelles entre les luttes LGBT et les luttes ouvrières, c’est sans doute en partie à cause de l’affaiblissement, voire la disparition, des «corps intermédiaires» dotés de la légitimité de parler au nom de tous les ouvriers, ou du moins d’une grande partie d’entre eux, et susceptibles par là d’impulser une direction à leurs combats. Les partis politiques ? Le Parti communiste a longtemps tenu le rôle d’un parti de type tribunicien, reflétant et conduisant les aspirations de la classe ouvrière. Mais sa lente dégringolade électorale, particulièrement marquée depuis 1981, a privé celle-ci de représentation politique : l’abstention, loin devant le Front national, est de puis longtemps le premier parti ouvrier de France. Les syndicats ? Eux aussi ont grandement perdu de leur représentativité (même si, contrairement au Royaume-Uni, à l’Allemagne ou aux pays nordiques, la France n’a jamais été une terre de syndicalisme de masse, excepté pou r de brèves périodes) : dans le secteur privé, le taux de syndicalisation tourne autour des 5%… Ils demeurent cependant les interlocuteurs privilégiés du milieu associatif LGBT, notamment lorsqu’il s’agit de lutter contre l’homophobie dans le monde du travail. Les principaux d’entre eux (CGT, CFDT, FSU…) participent d’ailleurs aux différentes Marches des Fiertés LGBT organisées entre mai et juillet en France, souvent avec des chars. Ils ont aussi appelés, en 2012 et 2013, à descendre dans la rue aux côtés des manifestants pro-mariage pour tous.
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