En juin 2014, l’organisation Etat islamique (EI) envahissait, quasiment sans coup férir, une large part de l’ouest de l’Irak. Pour Taïm (prénom d’emprunt), un jeune gay de bonne famille, étudiant en médecine, la prise de pouvoir par les jihadistes est survenue au pire moment imaginable, alors qu’il venait d’être «outé» par un de ses amis. Le début d’un engrenage, qu’il a retracé au micro de la BBC, le mois dernier.
«J’ai commencé à me rendre compte que j’étais gay vers 13 ou 14 ans. Je pensais, comme tout le monde, que l’homosexualité était une maladie et je voulais me sentir normal. Durant ma première année de collège, j’ai commencé à suivre une thérapie. Mon thérapeute m’avait recommandé de dire à mes amis que je traversais une phase difficile et de leur demander leur soutien.» En 2013, il se bat avec un autre étudiant, Omar (prénom d’emprunt), qui lui reproche de trop fréquenter les membres de la minorité chrétienne. C’est alors qu’un de ses amis demande à Omar d’y aller doucement avec Taïm, parce qu’il sous thérapie en tant qu’homosexuel. «C’est comme ça que les gens ont su. Je pense que l’intention de cet ami était noble, mais au final, il a détruit ma vie.»
Novembre 2013: Taïm est tabassé par Omar et deux amis. Ils lui rasent la tête en l’accusant de couvrir d’opprobre son père. Taïm quitte la ville quelque temps, après cette agression. A son retour, il est de nouveau battu dans les toilettes de l’université. Trois mois plus tard, début juin 2014, la ville est prise par l’EI. Omar, qui a rejoint la milice jihadiste désormais au pouvoir, téléphone à Taïm. Il le somme de se repentir et de s’enrôler dans l’EI. Taïm lui raccroche au nez.
«Je serai heureux de te livrer moi-même!»
Le 4 juillet, des jihadistes se présentent à la porte de sa famille pour arrêter l’étudiant, sous prétexte qu’il est «un infidèle et un homosexuel» qui mérite «la punition de Dieu». C’est son père qui ouvre la porte. «Mon père est une personnalité religieuse. Heureusement pour moi, il était en mesure de leur dire de revenir le lendemain, de lui donner du temps pour découvrir si les accusations étaient véridiques. Quand mon père est revenu dans la maison, il s’est mis à hurler. Il a fini par me dire: Si ces accusations sont vraies, je serai heureux de te livrer moi-même! Moi, je suis resté là, sans savoir que faire ou quoi dire, ou comment me défendre.»
C’est la mère de Taïm qui a pris la situation en main. «On s’en va maintenant», a-t-elle dit à son fils à minuit, le soir même. Elle l’a emmené chez une de ses sœurs, d’où elle a réservé un billet d’avion pour la Turquie au départ du Kurdistan. Mais l’accès à la province autonome est fermé à cause des combats. Taïm se retrouve coincé plusieurs semaines dans des villages. En août, il gagne enfin Suleimaniya et saute dans le premier avion. Il atterrit à Beyrouth.
Je veux être en sécurité, libre d’être moi-même. Avoir mon diplôme et commencer à vivre
«Si j’étais resté, l’EI serait venu me tuer, comme il l’ont fait pour d’autres. Si ce n’avait pas été l’EI, ç’aurait été ma famille. Quelques jours après mon départ, j’ai appris que mon oncle paternel avait fait le serment de laver l’honneur familial. Dernièrement, j’ai reçu un message anonyme – ma mère pense qu’il provient de mon oncle – sur Facebook: ‘Je sais que tu es à Beyrouth. Même en enfer, je te retrouverai’.» Pris en charge par une association au Liban, Taïm a hâte de quitter la région. «Tout ce que je veux maintenant est un endroit sûr, inatteignable par mon père ou par un quelconque extrémiste. Je veux être en sécurité, libre d’être moi-même. Avoir mon diplôme et commencer à vivre.»
Famille «détruite»
Difficile de garder le contact, ce qu’il fait tout de même grâce aux réseaux sociaux. Un de ses frères a aussi quitté la ville en lui reprochant d’avoir brisé la famille. «J’étais en colère et je n’ai pas répondu. Et puis le Jour de l’an, il me manquait. Alors je lui ai écrit: ‘Ce n’est pas ma faute si je suis né comme ça. C’est les gens de l’EI qui sont les criminels.’ On a eu une grande conversation sur Facebook à propos de notre enfance.» Taïm n’a pas reparlé à son père. «Il était censé me protéger me défendre quoi qu’il arrive. Mais quand il a dit qu’il allait me livrer à EI, il savait ce qu’ils allaient faire de moi. Peut-être qu’à l’avenir je pourrai lui pardonner. Pour l’instant, je ne veux même plus penser à lui. Je veux qu’il disparaisse de ma vie.»
«Parce qu’elle est ma mère, je pense qu’elle a toujours su que j’étais gay. Mais tout ce que j’ai senti en elle était son amour.»
Taïm garde le contact avec sa mère chaque semaine. «C’est difficile pour elle. Elle n’a pas de couverture réseau et doit sortir de la ville pour attraper un signal. C’est la personne la plus extraordinaire du monde. Elle est cultivée, respectueuse, brillante. Quand elle a essayé de me faire sortir du pays, nous n’avons jamais discuté de mon homosexualité. Elle n’avait qu’une idée en tête: me mettre en sécurité. Parce qu’elle est ma mère, je pense qu’elle a toujours su que j’étais gay. Mais tout ce que j’ai senti en elle était son amour. Ce dont j’aurais le plus besoin, aujourd’hui, c’est de l’embrasser.»
Cauchemar récurrent
Il a encore des amis gays en Irak, mais il ne les contacte plus – pour leur propre sécurité. L’un d’eux a été précipité d’un bâtiment gouvernemental, au début de l’année. Les images de l’exécution, utilisées pour la propagande jihadiste, ont fait le tour du monde. «Il avait 22 ans, étudiait la médecine. C’était un garçon très calme et vraiment intelligent, un peu un génie. Il me parlait des dernières découvertes scientifiques.» Comme beaucoup de gays irakiens, Taïm et lui s’étaient rencontrés sur le Net avant de faire connaissance et de devenir confidents l’un de l’autre. «Je ne peux pas décrire ce que j’ai ressenti en voyant les images de son exécution. Ces images vidéos me suivent dans mes cauchemar. Je me vois tomber dans le vide – confronté au même destin que mon ami. C’était bouleversant de le voir partir de cette manière brutale. Il avait les yeux bandés mais je l’ai reconnu à sa couleur de peau et à sa stature. On aurait dit qu’il était mort sur le coup. Mais un ami m’a dit qu’il avait survécu à la chute et qu’on l’avait achevé à coups de pierres. J’ai presque défailli. Je ne pouvais pas le croire. Un jour il était vivant, actif, il vivait sa vie, et le lendemain il était mort.»
Taïm précise que les militants de l’EI sont de vrais professionnels dès lors qu’il s’agit de traquer les gays. «Ils les chassent un par un. Quand ils en capturent un, ils épluchent son téléphone et ses contacts sur Facebook. C’est comme les dominos, si l’un tombe, les autres tombent aussi.»
Avant l’EI
La terreur, pour les gays irakiens, n’a pas commencé avec l’EI, souligne Taïm. Des miliciens et l’armée irakienne «tuaient les gens en secret, et personne ne disait rien. Pour eux, nous ne sommes qu’un tas de sales criminels dont on doit se débarrasser parce que, selon eux, nous attirons la colère de Dieu et nous sommes à la source du tous les maux.» Avant la prise de pouvoir par les jihadistes, des cas de viols et de tortures n’étaient pas rares. Des hommes étaient attachés à l’arrière des pick-ups et traînés dans la rue jusqu’à ce qu’agonisant, ils finissent brûlés, d’autres auraient été abandonnés en plein désert, le rectum fermé par de la colle. «La différence, maintenant, c’est seulement que l’EI a une manière à elle de tuer les gens, en les jetant du haut des buildings. Ce qui change aussi, c’est que les médias braquent leurs projecteurs sur ces faits, parce que c’est l’EI. Et l’EI filme tout et diffuse les vidéos.»
Il a été accablé de lire une quantité de commentaires positifs sur les réseaux, après les exécutions pour homosexualité. «Je pense que l’EI jette les gens du haut des immeubles parce que notre société nous hait. C’est un moyen pour [les jihadistes] de gagner du soutien.» C’est en mémoire de son ami supplicié qu’il a accepté de raconter son histoire, et pour tous ceux qui sont restés en Irak faute de moyens pour partir. «Je veux que les Irakiens sachent que nous sommes des êtres humains, pas des criminels. Nous avons des sentiments et une âme. Arrêtez de nous haïr parce que nous sommes nés différents.»
» Adapté de «Why my own father would have let IS kill me», propos recueillis par Caroline Hawley, BBC.