Cet article Lesbien·nes au coin du feu, Ep 4 : Les enfants du printemps provient de Manifesto XXI.
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Lesbien·nes au coin du feu. Ici, on tend le micro à des femmes et personnes lesbiennes, bies ou pans, seules ou à plusieurs, pour qu’elles nous racontent un souvenir heureux de leur vie amoureuse. Histoires d’amour en cours ou passées, rencontres d’une nuit ou amourettes de vacances… Nous voulons diffuser des histoires lesbiennes pour donner le sourire, émouvoir et faire rêver.
Voici la retranscription du quatrième épisode de Lesbien·nes au coin du feu, pour lequel Eden a accepté de nous raconter son histoire.
Pour Eden, la relation avec Joy a été trop intense. Mais elle n’en reste pas moins bouleversante. Ensemble, iels se sont accompagné·es dans le chemin de leurs identités, et ont partagé leurs passions.
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Moi j’étais en fac de cinéma et Joy était en fac d’anglais. Et en fait, on s’est rencontré·es dans une salle de spectacle par une amie interposée. On faisait partie du même groupe d’ami·es et en fait, elle est sortie pendant deux ans je crois, avec l’un de mes meilleurs potes de l’époque. C’était un couple un peu drama et ils se sont mis ensemble, ils se sont séparés, ils se sont remis ensemble. On regardait ça un peu de loin en fait, nous les potes. Mais c’était un peu le couple dans notre groupe qui faisait n’importe quoi.
La première fois que je l’ai rencontrée, elle était (enfin elle est toujours) grande, très élancée. Elle a une forme de légèreté dans le mouvement, une forme de grâce. Par la suite, elle fera des cours de danse. Maintenant, elle est danseuse et elle fait de la musique aussi. Mais oui, c’est ça qui m’a frappé. La première fois que j’ai rencontrée, c’est sa grâce. On dirait un oiseau un peu. Puis elle a un côté un peu papillonnant, elle va voir les gens. C’est très facile pour elle de se faire des potes, d’avoir un contact facile. Et la première fois, je l’ai trouvée assez solaire, mais il y avait quelque chose en dessous qui était émouvant pour moi. Une forme de profondeur et aussi peut être de tristesse en fait, en dessous d’un vernis assez joyeux.
C’était juste avant l’été 2007. On était au mois de juin et je faisais une soirée chez moi avec quelques ami·es. On écoute des vinyles. Au final, je ne sais plus. Vers 1h, 2h, tout le monde finit pas rentrer et du coup Joy décide de rester. On continue à écouter un peu de musique je crois, et on continue à boire du vin. Finalement, il est assez tard et on va se coucher. Et là, je crois que je lui montre un film de Gregg Araki, trois jeunes dans un road trip qui va qui vont vers la mort, enfin qui sont dans une fuite du désir et qui vont vers la mort. Un de mes films préférés.
Et je ne sais pas trop ce qui s’est passé en fait, on s’est chopés à ce moment-là. Après ce film. À l’époque on était potes quoi. Enfin, depuis la première rencontre, ça a toujours été quelqu’un qui me touchait beaucoup. Et même quand on se voyait avec nos ami·es, j’avais une relation particulière avec elle. Et parfois on était un peu à part du groupe et on parlait d’autres choses. Notamment on parlait de musique et là, c’était la première fois que l’occasion se présentait et voilà.
Du coup, le lendemain, je devais aller au travail assez tôt et j’étais completement dans une autre dimension quoi. Il y avait une nouvelle collègue, on se dit bonjour et je me rappelle très bien, j’étais complètement genre sur un nuage. J’avais un sourire jusqu’à là, je comprenais rien à ce qu’il se passait. J’étais complètement stone. Je planais en fait.
Au final, c’était que quelques heures, et il y avait les potes de la veille qui viennent me voir au ciné, et on mange ensemble, et après on décide d’aller chez moi. Mais en fait, à ce moment-là, je ne savais pas si Joy était encore chez moi. Je prends la voiture, je conduis et dans la voiture je dis à ma pote que du coup il s’est passé ça avec Joy. On arrive chez moi, on était quatre personnes à rentrer, et finalement je me rends compte qu’elle est encore chez moi. Et on est dans le salon. Et là du coup, il y a Joy qui sort. Je crois qu’elle était nue ou qu’elle avait un drap sur elle, je ne sais plus, et du coup ça m’a fait rire. C’était hyper gênant comme situation. Enfin ça me faisait pas rire sur le moment parce que j’étais un peu gêné quand même, avec mes potes. Mais ça m’a fait rire après.
Et après on est allé·es se faire une balade au jardin. Et moi à ce moment-là, je me posais déjà tout un tas de questions. Je suis une personne qui a tendance à se prendre beaucoup la tête en terme d’amour. Je me suis dit : « Comment faire pour la revoir ? » Parce que pour moi, c’était c’était comme une évidence ce qu’il s’était passé cette nuit là, je voulais la revoir. On s’était fait une balade et on était deux à ce moment-là. Et je lui demande : « Est ce que tu veux qu’on se revoit ? » Et elle m’avait dit « Non, peut être pas ce soir, je sais pas ». Enfin bref, je me suis pris un vent, c’était horrible et je suis rentré chez moi. J’étais hyper triste et j’étais en mode déjà le cœur brisé quoi.
Je m’endors et je crois que le lendemain matin, je vois qu’elle m’écrit, qu’elle m’envoie une chanson. On avait plein de groupes communs qu’on écoutait et qu’on adorait. C’était l’une des personnes avec qui j’ai partagé le plus de découvertes musicales de toute ma vie je pense. On s’envoyait tout le temps des musiques. On a découvert plein de groupes ensemble et en fait, la musique c’était c’était aussi un langage qu’on partageait ensemble, à deux. On s’envoyait énormément de musiques. Et notamment on aimait des groupes comme Cocteau Twin ou Slow Dive. Et elle par la suite, elle a commencé à mixer et je ne sais pas, c’était une très belle connexion.
Et du coup elle m’envoie ce message le matin, avec une chanson de Cocteau Twins qu’on avait écoutée quelques jours avant. Elle me propose de se revoir et le soir arrive, on décide qu’on va se retrouver chez moi. Je crois qu’il est assez tard, je ne sais plus vers quelle heure, peut être minuit, 1h du mat. Je l’attendais chez moi, et en fait j’avais laissé toutes les lumières éteintes. Je l’attendais comme ça, comme un vampire. Dans l’obscurité, il y avait juste les lampadaires jaunes comme ça, qui éclairaient le salon. J’étais dans cette lueur en l’attendant. Elle sonne à la porte, donc j’allume toujours pas la lumière et je l’accueille. Et c’est assez beau. C’est un moment assez délicat, et assez silencieux en fait. J’ai ce souvenir assez beau, de retrouver mon amante dans la nuit. On se pose dans le canapé et là on commence à parler. Et moi j’ai tendance à parler beaucoup, très longtemps. Et je crois qu’en fait à un moment donné, elle en a marre et du coup elle se casse dans la chambre direct. Et du coup je la rejoins, et c’est comme ça que tout a commencé.
Quelques jours passent, et on arrive à son anniversaire. Elle est née le 20 juin, donc c’est la veille du premier jour de l’été. Le mois de juin aura toute son importance dans toute la durée de notre relation. À chaque fois que le mois de juin arrivait, il se passait quelque chose, comme une note qui revient. Le jour de son anniversaire, je décide de l’emmener à la mer. À l’époque j’avais une voiture, et on habitait pas trop loin de la mer. Je passe la prendre en bas de chez elle, elle monte dans la voiture et là, en fait, je crois qu’elle avait du maquillage bleu sur ses yeux ou sur ses sourcils. Et en fait, je me rappelle de ce regard qu’on s’est échangé au moment et elle est rentrée dans la voiture.
Je m’en rappelle très bien parce que moi à l’époque j’avais peur. Enfin la peur, c’était une composante qui était assez omniprésente, et la peur était mélangée au désir. Elle venait du fait que c’était la première fois que je vivais cette chose, qui était l’amour, avec une fille en fait. Et c’était complètement nouveau, et pour elle aussi. Mais c’est vrai que j’ai l’impression qu’il m’a fallu m’affranchir de cette peur à chaque instant avec elle. Après cet échange de regards qui m’aura beaucoup marqué, on part sur la route et on va vers le grand air marin. On va vers l’océan, et on écoute cet album de Cocteau Twins en boucle. Et c’est un moment qui est très beau, où je me sens libre. Je pense qu’elle se sentait libre aussi avec moi et on se sentait libre ensemble, de pouvoir rouler, d’écouter la musique très fort comme ça et d’avoir l’horizon à perte de vue. On passe l’après-midi à la plage et on rentre dans la nuit. Par la suite elle m’enverra un poème qu’elle a écrit sur ce moment là. C’est là que je me rends compte que c’était pas fort que de mon côté, et que pour elle aussi ça avait été marquant, cette journée-là.
On commence une relation ensemble, elle et moi, à travers l’été où j’allais la voir souvent à vélo le soir. On se retrouvait toujours le soir. Je me rappelle, je prenais mon vélo rouge. Je longeais le bord de l’Orne et j’allais la retrouver. En fait, on a commencé par être des amant·es et voilà, on commence une relation assez passionnelle et on vivait du corps, de la poésie, de la musique, je crois que ça suffit, quand on a 20 ans, l’été. Il y avait un sentiment de liberté, de toute puissance en fait, dans ces rituels qu’on avait de se retrouver que dans la nuit, comme si on pouvait avoir des vies parallèles la journée et en fait la nuit on se retrouvait. C’était notre moment à nous.
J’avais été assez bouleversée parce qu’avant j’avais eu que des expériences avec des mecs. Donc tout ça, c’est aussi en lien avec une longue réflexion sur ma sexualité. Je pense que ça a bouleversé ma vie en fait. C’était la première fois que je couchais avec une fille. Je pense que ça a tout changé. Il y a ce que tu peux penser en terme de intellectuellement, ce que c’est d’être queer. Et il y a aussi la pratique. Je trouve que la premiere fois que tu touches un corps comme ça, ouais, ça change complètement ta vision de l’amour et de la vie. C’était hyper beau. Elle non plus elle n’avait jamais été avec une personne queer avant, mais moi à l’époque, je me définissais pas encore comme queer.
En fait, quand j’étais ado, je pensais que j’étais bi et après, rapidement, je crois que quand j’avais ça 17, j’avais quand même ce truc avec les filles, les femmes notamment. J’ai regardé beaucoup de films lesbiens, genre dans ma chambre, j’ai fait plein de films lesbiens. Ils n’avaient pas beaucoup en fait, et je les regardais en boucle. C’est pour dire à quel point il manquait des représentations aussi de personnes lesbiennes dans la fiction quoi. Donc à cette époque là, dans ma tête, en fait, j’étais lesbien·ne, mais dans la pratique, je ne savais pas si vraiment je l’étais. Je me suis beaucoup forcé aussi avec des garçons à me dire peut être que au final, je n’étais pas tombé sur le bon garçon. Je m’en suis rendu compte que j’ai perdu beaucoup, beaucoup de temps à essayer d’avoir du désir pour eux alors que j’en avais aucun, en fait. J’ai perdu des années de ma vie, je pense, dans cette quête. Parce que je n’arrivais pas à assumer ma sexualité aussi.
Sans doute parce que je suis né en Chine et que je suis arrivé en France jeune, quand j’avais dix ans, et que ma famille vit en Chine. Il y a tout ce truc de. Voilà. En France, je peux vivre cette sexualité. En fait, il y a une partie de moi qui habite toujours en Chine et qui ne peut pas vraiment accepter ça. Et à l’époque, je n’avais pas fait mon coming out à ma famille en Chine. D’ailleurs, je l’ai dit à ma mère aujourd’hui, mon père ne le sait pas. J’ai vécu tout avec une forme de décalage. Donc la première histoire d’amour, elle est arrivée assez tard dans ma vie et ça a été bouleversant.
Moi je suis arrivé en France quand j’avais dix ans et elle, elle est née en France, mais ses parents sont nés au Maroc et ils ont émigré vers la France quand ils étaient assez jeune je crois. Du coup on partageait un peu la maladie de les gens qui sont entre deux, ou plusieurs cultures. Le sentiment, quelque part un peu inachevé, d’être toujours sur deux mondes. Deux territoires, deux langues, deux espaces de temporalité. D’être toujours in between et de ressentir toujours le vide quelque part. Ce que j’appelle le vide, c’est c’est le fait de se sentir toujours incomplet et en fait, qu’il nous manque toujours une partie de nous. De ne pas tout à fait dans le bon territoire ou pas tout à fait dans le bon espace. Par « espace », j’entends aussi « espace queer » et « espace non-queer ». Enfin si je peux parler de ça comme ça. Espace blanc, espace non-blanc, tout ça… Je ne sais pas si je peux extrapoler pour elle, mais je me sens et je me sens toujours aujourd’hui entre plusieurs mondes quoi. La brèche de plusieurs frontières. Il faut que j’arrive à en faire une force. Mais c’est vrai que c’est quelque chose qui nous a beaucoup rapproché·es.
Joy et moi on était racisé·es, et par la suite j’ai relationné avec d’autres personnes qui n’étaient pas racisées et c’est des choses dont je ne pouvais pas parler avec elles, parce qu’elles ne comprenaient, pas tout simplement, ces problématiques. Le fait de faire partie d’une forme de -entre guillemets- minorité et sexuelle et raciale, ça nous donnait une forme de solidarité partagée. Même si je n’aime pas le terme minorité parce que je vois pas en quoi on est minoritaires. Mais en termes de politique, on l’était. Et aussi le fait qu’on venait de familles qui n’étaient pas du tout ouvertes à l’homosexualité, en fait, ça nous rapprochait énormément. On se soutenait beaucoup dans le fait de se stand up par rapport à nos familles, le fait de pouvoir énoncer tout ça, de mettre des mots sur nos ressentis, sur nos désirs. Parce que je pense qu’il faut nommer tout ça. En fait, il faut mettre des mots sur ce qu’on vit, sur les ressentis et sur l’amour aussi. C’est très important parce que l’amour est politique et il est d’autant plus politique quand il est queer, parce qu’on vit en marge de ce monde-là, même si on est pas minorités en soi. Mais la société fait qu’on est minoritaires en termes de pouvoir, de positionnement, de oui d’existence.
L’un des points communs qui nous réunissait, c’était notamment l’amour qu’on portait aux arts, donc forcément la musique, l’écriture, la poésie. Mais de mon côté, j’ai toujours voulu faire du cinéma. C’était mon grand rêve de rentrer dans une école de cinéma et de faire du cinéma par la suite. Quand j’avais 17 ans, j’ai vu un film qui m’a complètement bouleversé, qui s’appelle Naissance des pieuvres de Céline Sciamma. C’est l’histoire de trois jeunes filles qui découvrent leurs premiers désirs, des désirs qui sont entremêlés, des désirs assumés, non-assumés, dans leur rapport au corps. J’ai compris beaucoup de choses avec ce film-là à cette époque. Et du coup, après ce film, je me suis dit « c’est ça qu’il faut que je fasse » quoi. Le cinéma qui m’appelait et que c’était ma mission d’y aller.
Et elle, elle avait une mission aussi, mais c’était autre chose. C’était plus par le corps. C’était la danse. Et je crois que d’une certaine manière, on se complétait assez bien. Parce que moi je crois que c’est quelqu’un d’assez intello. Le rapport au corps il a pas toujours été simple pour moi. Et elle avait une forme d’aisance avec son corps, dans sa puissance de déploiement, dans la grâce du geste, dans la légèreté de se mouvoir.
Concrètement, en fait, on ne venait pas d’une famille d’intellectuels ou d’artistes. On avait ce rêve de rentrer dans le milieu de l’art, elle à travers la danse, la musique, moi à travers le cinéma. Et on s’est beaucoup porté·es quand on était ensemble, par ce rêve en commun quelque part. De pouvoir tracer un chemin, un sillon vers ce monde qui nous appartenait pas. Qui nous faisait de l’oeil, et dans lequel on se disait qu’on pouvait potentiellement avoir notre place. Et qu’on avait surtout quelque chose à raconter de par notre vécu, notre double culture. Moi par ma culture chinoise et française, elle par sa culture marocaine et française. Donc oui, c’est quelque chose qui nous a beaucoup relié·es. Je crois que oui, on souffrait tous·tes les deux de ça, de vivre deux vies et un métier qui n’étaient pas poreux, et on avait envie de les concilier ensemble.
Après à peu près deux mois de relation passionnelle, je décide de venir à Paris pour tenter ma chance. C’était un peu mon grand rêve et j’avais aussi beaucoup d’incertitudes dans le ventre et beaucoup peur. Mais voilà, je décide de prendre mon courage à deux mains et de rejoindre la capitale. A ce moment-là, elle est partie dans un festival de musique, les festivals de musique d’importance assez marquante dans notre relation aussi, comme les mois de juin. Et au final, on se retrouve à un moment donné à Paris. À ce moment-là, je cherchais un appartement et là on ne s’est pas revu·es depuis quelques semaines je crois. Et en fait, son énergie avait complètement été transformée et par l’été, et par le festival, et par la mer. Et du coup, ces retrouvailles étaient amères et acides. On s’est retrouvé·es. J’avais pleuré tout le temps, je pleurais tout le temps avant même que la tristesse arrive. Mais c’était comme une manière d’anticiper la tristesse qui allait venir. Et effectivement, quelques jours après, elle m’écrit que ce serait mieux qu’on se revoit pas pour le moment. Je crois qu’un truc comme ça, d’une phrase par sms. J’étais dans le parc et je me suis mis à pleurer. Donc après 3h de larmes ininterrompues, je rentre chez moi.
Ça, c’était mon été à Paris en 2017. C’était horrible. A côté, professionnellement, il se passe plein de choses. À l’époque, je rejoignais aussi un magazine qui était basé à Paris, je commençais à être journaliste pour eux. Je rencontrais aussi plein de nouvelles personnes qui allaient rentrer dans ma vie et beaucoup compter. C’est aussi des personnes qui allaient m’introduire à la vie parisienne, au monde de la nuit, de la fête, au monde queer. Août se passe, il y a Rock en Seine qui arrive et je vais programmer quelques interviews avec des musiciens, des groupes que j’adorais. Et là, j’avais fait ma première interview de Slow Dive, à Rock en Seine. C’était l’un des groupes qu’on adorait le plus. Et je me rappelle de la force qu’il a fallu de m’extirper de la tristesse qui me collait à la peau à ce moment-là, pour aller interviewer le groupe que je préférais au monde quoi. Enfin, c’était quand même un cadeau, un privilège de les rencontrer. Et même ça, c’était un moment qui était beau, mais c’était tellement noyé dans la tristesse que c’était un sentiment très diffus, très mélangé. A quel moment tu décides que l’amour contamine tout comme ça, même les moments les plus beaux de ta vie ? La passion, c’est bien, mais il faut aussi mesurer la hauteur de ta tristesse quoi. J’ai l’impression que dans la passion, il y a un peu ce truc mathématique qui fait que plus tu vas dans les hauteurs, dans les montagnes, dans les choses du plus extraordinaires et les plus immenses, plus tu vas aussi tomber. C’est un peu comme un roller coaster d’addictions, et j’ai mis des années mois à m’en défaire de cette addiction.
A partir de cette rupture, la passion dévorante a duré un peu plus de deux ans. C’était comme un cercle quoi. On n’arrivait pas à se quitter, mais quand on se remettait ensemble, on n’arrivait pas à juste continuer à être ensemble. Il y avait quelque chose qui était assez étrange de l’intermittence dans notre relation. C’était un fils qui ne pouvait pas être continu dans la vie de tous les jours, dans le quotidien. Et on n’arrivait pas à mettre en œuvre l’idée qu’on avait de notre amour, qui était grandiose, poétique, éternel, à travers nos corps inscrits dans cette vie terrienne, de tous les jours. Il y avait une impossibilité de s’aimer simplement, alors que tout le monde, tous les autres autour de nous arrivait à le faire. Et ensemble, on se comprenait pas non plus. Le langage était rompu. On se faisait du mal quoi.
Mais ce qui est assez drôle, c’est que j’ai l’impression que la chose qui nous attiré le plus chez une personne au début de la relation, à la fin, c’est ce qui nous rebute le plus. Et à travers Joy, ce qui m’attirait le plus, c’était le fait qu’elle était hyper spontanée, qu’elle avait une énergie très juvénile. C’était comme un enfant. Et quelque part, on ne peut jamais en vouloir un enfant de ses comportements. Cette forme de légèreté, d’être, de nonchalance. C’est marrant comment une qualité peut toujours devenir un défaut et vice versa. En fait, ça dépend où est ce que le cœur se place. C’est la personne la plus libre que j’ai rencontrée, mais aussi, par extension, cette liberté peut porter une certaine forme d’égoïsme. Donc par la suite, ça m’a permis de réfléchir aussi sur : « qu’est ce qu’être libre ? » A quel endroit ta liberté atteint celle des autres, et le prix de l’indépendance.
Et oui, dans notre relation, j’avais l’impression que la dynamique était la suivante : elle avait besoin d’être libre et de faire ce qu’elle voulait tout le temps, et d’avoir aucun plan. Elle faisait des promesses à personne et du coup, personne ne pouvait lui en vouloir qu’elle ne réponde pas aux exigences des autres. Donc elle faisait ses bails et après elle revenait chez moi, sur mon territoire. Et moi je devais être comme une espèce d’aéroport qui allait accueillir son avion, et son avion, allait décoller n’importe quand et revenait n’importe quand aussi. Et moi je devais être un aéroport ouvert H24, nuit et jour, qui était là, soit à l’attendre, soit l’accueillir. Elle me racontait ses aventures, donc c’était ça la dynamique pendant quasiment deux ans. Et moi j’avais l’impression que c’était ma mission de quelque part, entre guillemets, de la sauver, donc de la réparer. C’est ce que j’essayais de faire au mieux. Et par la suite, j’ai compris que ce n’était pas mon rôle forcément de faire ça. Et de deux, en fait, il faut qu’elle se répare d’elle même. C’était ça et que peut être que moi aussi j’avais besoin d’être réparé. Et deux avions qui sont défaillants tous les deux, ça crée des accidents. Et parfois on se retrouvrait en vol, ça faisait des étincelles, et d’autres fois, ça faisait un crash. Je pense que je suis encore en réparation, mais ça va un peu mieux avec le temps.
On est toujours en 2017, c’est mon anniversaire, je suis né le début de l’été. Et elle m’amène chez le tatoueur, parce qu’à l’époque j’avais pas encore de tatouage et je voulais ça faire mon premier tatouage. Et je voulais une lune, commencer par faire un croissant de lune sur mon corps. Et elle m’emmène chez la tatoueuse. Et en fait, elle a réussi à prendre un rendez vous comme ça, du jour au lendemain. J’ai pas compris comment, et j’y vais. Et là elle me dit : « Je t’offre la lune ». Et du coup je me retrouve avec une lune qui est là, au poignet. Il y a tout un truc autour des saisons. En fait, à chaque fois, nos histoires se passaient au printemps jusqu’au début de l’été. On était les enfants du printemps et de l’été, donc impossible pour nous de passer à l’automne en hiver. Mais c’est marrant de ce que ça raconte, parce que le printemps et l’été, c’est le début de la vie sur terre. C’est les feuilles qui commencent à repousser, c’est le début de la floraison, et nous, on était comme des bourgeons, plein de potentiel à venir. Et une fois que l’été passe, j’ai toujours senti que c’était plus le déclin. Je sentais que notre relation avait une date de péremption.
Donc je sais toujours dans ce roller coaster émotionnel. On s’attache, on se détache… Entre temps, Joy part vivre à Bruxelles, moi je rentre dans une école de cinéma. J’entre dans une nouvelle phase de ma vie aussi. Je rentre en Chine. Voilà. On grandit l’un·e sans l’autre, mais on grandit quand même. Et même si on a eu des grandes périodes où on parlait plus du tout, on avait coupé complètement le contact, je savais que… Je sais pas. Qu’on avait comme une connexion quoi. Comme de l’ordre d’une connexion de type astrale.
Tout ça, ça nous ramène à un évènement mondial planétaire inédit, qui est le le Covid 19, et par extension le confinement en France qui arrive au moment du printemps. On s’était séparé·es quelques mois avant, et moi, le fait que la terre s’arrête comme ça de tourner, et que toutes nos habitudes soient chamboulées, ça m’a fait me poser les bonnes questions qui étaient : « qu’est ce que j’ai envie de faire ? À quel endroit j’ai envie d’investir mon énergie ? » Et je me suis dit que cette histoire était peut être pas encore terminée. Donc au final, je la relance. Je romps le silence. Je lui avais écrit sur Facebook, un truc assez dramatique. Et en fait, on avait recommencé à se parler et à se faire des appels, à se faire des appels vidéo. On avait recommencé une relation comme ça, à distance, et c’était extraordinaire.
En fait, à chaque fois qu’on se remettait ensemble, il y avait une forme d’excitation nouvelle, de se redécouvrir et aussi une forme d’espoir de se dire qu’on n’allait pas refaire les mêmes erreurs, qu’on avait grandi, qu’on avait appris et qu’on était plus prêts pour l’avenir. Dans tout cas, il y avait le désir en commun de quand même de continuer à s’aimer. Voilà, le confinement passe. Je revis cette nouvelle histoire d’amour complètement inédite, à distance. Elle à Bruxelles, moi à Paris. Et c’est complètement fou. C’était encore plus fort, c’était encore plus intense. Pour le coup, c’était vraiment l’éloge de la poésie, quoi. On s’écrivait tout le temps, on se faisait des vocaux, on n’avait jamais aussi bien communiqué qu’à ce moment-là. Parce qu’on était dans une impossibilité de se déplacer. Ça nous a donné une grande liberté le confinement.
Et moi j’ai eu une révélation à ce moment-là. Avec le confinement, ça a changé assez radicalement ma manière de penser le monde et de la vivre. Et un matin, je me suis réveillé avec une évidence, je devais changer de prénom. Enfin que je l’avais même déjà changé et que j’étais déjà dans ce nouveau prénom, Eden. Et je lui annonce. Et je lui annonce aussi que maintenant, ce sera « il ». Ça faisait déjà un bout de temps que je me posais des questions sur mon identité de genre. Et là, avec le confinement, c’est comme si tout était devenu plus limpide. Elle me soutient dans ma démarche avec mon nouveau prénom, mon nouveau pronom, dans mon nouveau corps. C’est assez extraordinaire. Elle me soutient dans mon geste d’émancipation d’être qui je suis, dans ce coming-out non-binaire.
Alors, le bilan de tout ça, à travers ces quatre ans d’aller-retours perpétuels, de tourbillon avec une intensité maximale et des brèches de vide absolu, ce que je retiens, c’est que le véritable amour dépasse les frontières jamais écrites. Et que même si aujourd’hui on se parle plus, je porte toujours quelque chose en moi, et je crois qu’il y a des choses qui peuvent exister, même si elles ne peuvent pas s’incarner dans une forme de réalité terrienne, là, à l’instant T quoi. Mais ça ne veut pas dire qu’elles n’existent pas. Je pense qu’il y a d’autres réalités qui existaient et peut-être probablement, dans une des réalités parallèles, on est toujours ensemble. Il y a des moments où on fait tous des choix et en fait, c’est des choix qui t’emmènent vers une branche de ta réalité. Et il y a plein de réalités qui coexistent ensemble.
Et ce que je retiens aussi, c’est qu’il y a de l’amitié dans l’amour et que j’ai aussi perdu une amie. Et après ça, pendant deux ans, j’ai énormément réévalué ce que j’étais capable de donner aux autres, autre que dans le cadre d’un amour romantique. Globalement, j’ai repensé ma définition de l’amour. Et là, pendant deux ans, j’ai fait des rencontres merveilleuses. Je crois que j’ai jamais autant donné de moi, aussi dans les amitiés. Enfin, je crois que la frontière entre amitié amour est beaucoup plus poreuse en fait aujourd’hui. Et j’aime mes ami·es d’amour, très fort.
J’ai plus envie de vivre ces up and down de manière aussi radicale. Je pense que je cherche de l’intensité, certes, et aussi de la poésie, beaucoup de beauté, du sublime, mais peut-être dans une forme un peu plus stable en fait. Je suis attiré par aussi une forme d’instabilité parce que moi même, je suis quelqu’un d’instable. J’ai l’impression que c’est quand c’est instable, quand c’est friable, que c’est là, à cet endroit-là, ce que la vie a à t’offrir de plus beaux quoi. Mais peut-être que c’est une idéologie erronée, et qu’il y a aussi de la beauté dans les choses stables, durables. Et peut être que c’est beau aussi de construire un refuge un peu plus solide que dans celui dans lequel j’ai évolué. Je crois que c’est ça en fait. J’ai envie de créer des refuges pour moi, pour mes ami·es, pour les gens que j’aime. Et dans ce refuge là, j’ai envie qu’il y ait de l’amour, de la liberté, de la créativité. Un refuge peut-être pour plus équilibrer les choses, et mieux s’entourer aussi. Mais en tout cas non, je ne rejette pas les intensités. Enfin, je suis la recherche d’intensité tout le temps, tout le temps, tout le temps. Mais peut-être que l’intensité, elle est pas incompatible avec la durée. Et ce que j’ai compris aussi là-dedans, c’est que moi-même j’ai besoin de stabilité. Quand je parlais d’aéroport tout à l’heure, c’est que moi aussi j’ai besoin de me poser dans un aéroport. Oui, de mieux se connaître. Je crois que j’ai mieux appris aussi mes limites, ce que je pouvais donner. Souvent, quand on est mû par un désir d’aider les autres, de les sauver, c’est que nous-même en fait, on a besoin d’être sauvés. C’est ça aussi que j’ai compris, que moi aussi j’avais besoin de guérison. Peut être oui, encore, de me réparer, de me guérir avant d’aimer à nouveau.
La vie est bien assez grande pour accueillir encore plein d’avions. Et plein d’oiseaux. Et plein de voyages.
Vous venez de lire le 4ème témoignage de Lesbien·nes au coin du feu, un podcast Manifesto XXI signé Athina Gendry. Merci à Eden de nous avoir partagé son histoire. Cet épisode a été monté par Jeanne Chaucheyras, qui a assuré la réalisation, le sound design et la musique originale. Il a été produit par Soizic Pineau, avec Apolline Bazin à la distribution et promotion, et Coco Spina à la direction éditoriale. L’identité visuelle et la direction artistique de ce podcast ont été imaginées par Dana Galindo. Léane Delanchy anime le compte Instagram @lesbaucoindufeu et a réalisé l’illustration de cet épisode.
Merci au média Hétéroclite ainsi qu’à ACAST pour la diffusion du podcast. On vous retrouve bientôt pour un nouveau témoignage. En attendant, si vous avez aimé cet épisode, n’hésitez pas à le noter et à le partager autour de vous.
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