- Francois Rabelais.
Portrait imaginaire du Marquis de Sade par Man Ray.
L’un, c’est le ventre, l’autre, le cul. Chacun est subversif à sa manière, désinvolte, cru, dissident, férocement anticlérical, obscène, critique, intense, moqueur, grandiose. Tous deux ont en commun l’orgie de mots, la débauche des sens, la démesure… et les affres de la censure.
François Rabelais et Donatien Alphonse François de Sade revendiquent haut et fort une liberté fondamentale. Non, deux : celle de penser et celle de jouir. C’est ce qui en fait, sans doute, les plus importants écrivains de langue française.
On n’apprend pas à fouetter, ni à attacher à la lecture des oeuvres de ces deux diables d’hommes. Par contre, en leur compagnie, on s’instruit avec conviction des bienfaits de la liberté. Et des mots pour la dire. Sade, aussi direct que sérieux, passera 27 ans de sa vie derrière les barreaux. Rabelais fut plus prudent, facétieux. Il utilisera tous les artifices du langage pour mieux dérouter son ami lecteur… La vie pouvait devenir courte avec les pouvoirs de l’époque qui entendaient peu à rire.
Donnons d’abord la parole au plus jeune. Autrement dit, commençons par le cul…
La destinée d’un clandestin
Elle fut mise à l’index, cachée, maudite pendant plus de cent cinquante ans. Depuis, l’oeuvre bavarde de Donatien Alphonse François de Sade est progressivement réhabilitée. L’éditeur derrière Histoire d’O, Jean-Jacques Pauvert, publie ses textes, contre vents et marées, à partir des années 1940. Une première édition de sa biographie verra le jour à la fin des années 80.
Napoléon ferait une syncope d’apprendre que Sade entrera dans la bibliothèque de la Pléiade en 1990!
J’ouvre ici la fermeture-éclair de ma curiosité. Je m’attarde plus spécialement à La philosophie dans le boudoir ou Les Instituteurs immoraux, publié en 1795. Son sous-titre est d’une clarté diaphane : Dialogues destinés à l’éducation des jeunes Demoiselles. Les sept dialogues survolent l’éducation érotique et sexuelle d’une jeune fille.
Voici l’introduction de l’auteur. Tambours!
Aux Libertins
« Voluptueux de tous les âges et de tous les sexes, c’est à vous seuls que j’offre cet ouvrage : nourrissez-vous de ses principes, ils favorisent vos passions, et ces passions, dont de froids et plats moralistes vous effraient, ne sont que les moyens que la nature emploie pour faire parvenir l’homme aux vues qu’elles a sur lui ; n’écoutez que ces passions délicieuses ; leur organe est le seul qui doive vous conduire au bonheur.
« Femmes lubriques, que la voluptueuse Saint-Ange soit votre modèle ; méprisez, à son exemple, tout ce qui contrarie les lois divines du plaisir qui l’enchaînèrent toute sa vie.
« Jeunes filles trop longtemps contenues dans les liens absurdes et dangereux d’une vertu fantastique et d’une religion dégoûtante, imitez l’ardente Eugénie ; détruisez, foulez aux pieds, avec autant de rapidité qu’elle, tous les préceptes ridicules inculqués par d’imbéciles parents.
« Et vous, aimables débauchés, vous qui, depuis votre jeunesse, n’avez plus d’autres freins que vos désirs et d’autres lois que vos caprices, que le cynique Dolmancé vous serve d’exemple ; allez aussi loin que lui, si, comme lui, vous voulez parcourir toutes les routes de fleurs que la lubricité vous prépare ; convainquez-vous à son école que ce n’est qu’en étendant la sphère de vos goûts et de ses fantaisies, que ce n’est qu’en sacrifiant tout à la volupté, que le malheureux individu connu sous le nom d’homme, et jeté malgré lui sur ce triste univers, peut réussir à semer quelques roses sur les épines de la vie. »
Semer quelques roses sur les épines de la vie? Que voilà un beau programme.
Jean Paulhan : « Je lisais hier la Bible, elle n’est pas non plus sans danger. »
Fay ce que vouldras
L’autre, le plus vieux, écrit d’abord sous le pseudonyme Maitre Alcofribas Nasier, abstracteur de quinte essence. Son vrai nom? François Rabelais.
Pourquoi un pseudonyme? Au XVIe siècle, on ne coupait pas les têtes, contrairement à l’époque du marquis de Sade. Nooooon. Plutôt, on égorgeait, on empoisonnait, on étripait, on brûlait vif qui osait remettre en cause les pouvoirs et leurs dogmes. Heureusement qu’il avait de bons protecteurs, le bonhomme Alcofribas. Un poison est si vite bu…
Rabelais publie son premier roman en 1532. Le titre? Les horribles et espoventables faictz et prouesses du très renommé Pantagruel, roy des Dipsodes, filz du grand géant Gargantua. La verve est hors du commun, l’érudition, impressionnante. Il y parodie les romans de chevalerie, se moque des savoirs du temps, multiplie les bouffonneries. Deux ans plus tard, on découvre La vie très horrifique du grand Gargantua, père de Pantagruel, jadis composée par M. Alcofribas abstracteur de quintessence. Livre plein de Pantagruélisme. L’auteur se livre à un vibrant plaidoyer en faveur d’une culture humaniste.
Vous avez déjà lu de l’ancien français? Si non, attachez votre tuque, votre langue va faire un double salto arrière…
Prologue de l’auteur
« BEUVEURS tres illustres, et vous, Verolez tres precieux, – car à vous, non à aultres, sont dediez mes escriptz, – Alcibiades, ou dialoge de Platon intitulé _Le Bancquet_, louant son precepteur Socrates, sans controverse prince des philosophes, entre aultres parolles le dict estre semblable es Silenes.
« Silenes estoient jadis petites boites, telles que voyons de present es bouticques des apothecaires, pinctes au dessus de figures joyeuses et frivoles, comme de harpies, satyres, oysons bridez, lievres cornuz, canes bastées, boucqs volans, cerfz limonniers et aultres telles pinctures contrefaictes à plaisir pour exciter le monde à rire (quel fut Silene, maistre du bon Bacchus); mais au dedans l’on reservoit les fines drogues comme baulme, ambre gris, amomon, musc, zivette, pierreries et aultres choses precieuses.
« Tel disoit estre Socrates, parce que, le voyans au dehors et l’estimans par l’exteriore apparence, n’en eussiez donné un coupeau d’oignon, tant laid il estoit de corps et ridicule en son maintien, le nez pointu, le reguard d’un taureau, le visaige d’un fol, simple en meurs, rustiq en vestimens, pauvre de fortune, infortuné en femmes, inepte à tous offices de la republique, tousjours riant, toujours beuvant d’autant à un chascun, tousjours se guabelant, tousjours dissimulant son divin sçavoir; mais, ouvrans ceste boyte, eussiez au dedans trouvé une celeste et impreciable drogue: entendement plus que humain, vertus merveilleuse, couraige invincible, sobresse non pareille, contentement certain, asseurance parfaicte, deprisement incroyable de tout ce pourquoy les humains tant veiglent, courent, travaillent, navigent et bataillent.
L’habit et le moyne
« A quel propos, en voustre advis, tend ce prelude et coup d’essay? Par autant que vous, mes bons disciples, et quelques aultres foulz de sejour, lisans les joyeulx tiltres d’aulcuns livres de nostre invention, comme _Gargantua, Pantagruel, Fessepinte, La Dignité des Braguettes, Des Poys au lard cum commento_, etc., jugez trop facillement ne estre au dedans traicté que mocqueries, folateries et menteries joyeuses, veu que l’ensigne exteriore (c’est le tiltre) sans plus avant enquerir est communement receu à derision et gaudisserie.
« Mais par telle legiereté ne convient estimer les oeuvres des humains. Car vous mesmes dictes que l’habit ne faict poinct le moyne, et tel est vestu d’habit monachal, qui au dedans n’est rien moins que moyne, et tel est vestu de cappe Hespanole, qui en son couraige nullement affiert à Hespane.
« C’est pourquoy fault ouvrir le livre et soigneusement peser ce que y est deduict. Lors congnoistrez que la drogue dedans contenue est bien d’aultre valeur que ne promettoit la boite, c’est-à-dire que les matieres icy traictées ne sont tant folastres comme le titre au-dessus pretendoit.
« Et, posé le cas qu’au sens literal vous trouvez matieres assez joyeuses et bien correspondentes au nom, toutes fois pas demourer là ne fault, comme au chant de Sirenes, ains à plus hault sens interpreter ce que par adventure cuidiez dict en gayeté de cueur.
« Crochetastes vous oncques bouteilles? Caisgne! Reduisez à memoire la contenence qu’aviez.
La substantificque mouelle
« Mais veistes vous oncques chien rencontrant quelque os medulare? C’est, comme dict Platon, _lib. ij de Rep_., la beste du monde plus philosophe. Si veu l’avez, vous avez peu noter de quelle devotion il le guette, de quel soing il le guarde, de quel ferveur il le tient, de quelle prudence il l’entomme , de quelle affection il le brise, et de quelle diligence il le sugce.
« Qui le induict à ce faire? Quel est l’espoir de son estude? Quel bien pretend il? « Rien plus qu’un peu de mouelle. Vray est que ce peu plus est delicieux que le beaucoup de toutes aultres, pour ce que la mouelle est aliment elabouré à perfection de nature, comme dict _Galen., iij Facu. natural_., et _xj De usu parti_.
« A l’exemple d’icelluy vous convient estre saiges, pour fleurer, sentir et estimer ces beaulx livres de haulte gresse, legiers au prochaz et hardiz à la rencontre; puis, par curieuse leçon et meditation frequente, rompre l’os et sugcer la sustantificque mouelle – c’est à dire ce que j’entends par ces symboles Pythagoricques – avecques espoir certain d’être faictz escors et preux à ladicte lecture; car en icelle bien aultre goust trouverez et doctrine plus absconce, laquelle vous revelera de très haultz sacremens et mysteres horrificques, tant en ce que concerne nostre religion que aussi l’estat politicq et vie oeconomicque.
« Croiez vous en vostre foy qu’oncques Homere, escrivent l’_Iliade_ et _Odyssée_, pensast es allegories lesquelles de luy ont calfreté Plutarche, Heraclides Ponticq, Eustatie, Phornute, et ce que d’iceulx Politian a desrobé? Si le croiez, vous n’approchez ne de pieds ne de mains à mon opinion, qui decrete icelles aussi peu avoir esté songées d’Homere que d’Ovide en ses Metamorphoses les sacremens de l’Evangile, lesquelz un Frere Lubin, vray croque lardon, s’est efforcé demonstrer, si d’adventure il rencontroit gens aussi folz que luy, et (comme dict le proverbe) couvercle digne du chaudron.
Écrire en beuvant et mangeant
« Si ne le croiez, quelle cause est pourquoy autant n’en ferez de ces joyeuses et nouvelles chronicques, combien que, les dictans, n’y pensasse en plus que vous, qui par adventure beviez comme moy? Car, à la composition de ce livre seigneurial, je ne perdiz ne emploiay oncques plus, ny aultre temps que celluy qui estoit estably à prendre ma refection corporelle, sçavoir est beuvant et mangeant.
« Aussi est ce la juste heure d’escrire ces haultes matieres et sciences profundes, comme bien faire sçavoit Homere, paragon de tous philologes, et Ennie, pere des poetes latins, ainsi que tesmoigne Horace, quoy qu’un malautru ait dict que ses carmes sentoyent plus le vin que l’huille.
« Autant en dict un tirelupin de mes livres; mais bren pour luy! L’odeur du vin, ô combien plus est friant, riant, priant, plus celeste et delicieux que d’huille! Et prendray autant à gloire qu’on die de moy que plus en vin aye despendu que en huyle, que fist Demosthenes, quand de luy on disoit que plus en huyle que en vin despendoit.
« A moy n’est que honneur et gloire d’estre dict et reputé bon gaultier et bon compaignon, et en ce nom suis bien venu en toutes bonnes compaignies de Pantagruelistes.
« A Demosthenes, fut reproché par un chagrin que ses Oraisons sentoient comme la serpilliere d’un ord et sale huillier.
« Pour tant, interpretez tous mes faictz et mes dictz en la perfectissime partie; ayez en reverence le cerveau caseiforme qui vous paist de ces belles billes vezées, et, à vostre povoir, tenez moy tousjours joyeux. Or esbaudissez vous, mes amours, et guayement lisez le reste, tout à l’aise du corps, et au profit des reins!
« Mais escoutez, vietz d’azes, – que le maulubec vous trousque! – vous soubvienne de boyre à my pour la pareille, et je vous plegeray tout ares metys.«
Rabelais parle-t-il de fétichisme?
Rabelais parle-t-il de fétichisme lorsqu’il écrit que l’habit ne fait poinct le moine?
La question demeure ouverte.
L’article Rabelais et Sade, libres penseurs est publié dans le site cercle O - L'échange de pouvoir érotique.