(Il y a quelques temps, une femme soumise posait une question dans un groupe de discussions. Le sujet portait sur l’interdiction du « je » en toutes circonstances et ses difficultés d’application. Je lui fis une réponse que je n’ai finalement jamais envoyée.)
C’est bien d’affirmer qu’une pratique est charmante, que « tout ça n’est qu’un jeu », que chacun est libre de faire ce qu’il veut. Je vous envoie tout de même un autre point de vue.
Avant d’aller plus loin, je vous le dis tout de go : je n’ai pas d’opinion sur les perceptions et les jugements. Encore moins sur les personnes. « Hard on principles, soft on people » est l’une de mes devises. Autrement dit, soyons intransigeant sur les principes tout en y allant doucement avec les gens.
L’usage de la 3e personne pour dire JEOn voit parfois des personnes soumises parler d’elles à la troisième personne, notamment chez les amateurs de l’univers goréen de John Norman. « This girl » ou « cette fille » sont des tournures utilisées au lieu du « je ». Le prénom sert aussi à remplacer le « je ». En tout temps.
Est-ce une bonne idée?
Bien que je vive une structure BDSM en continu avec ma soumise, et que je crois beaucoup aux vertus du langage comme élément fondateur et formateur de la relation de pouvoir érotique, que la soumise se désigne à la troisième personne « en tout temps » ne me semble pas recommandable.
Je ne crois pas que ce soit une bonne idée de jouer avec le « je » de l’autre personne, sinon sur des périodes courtes et bien encadrées. Par exemple, dans un scénario structuré délimité dans le temps. Par exemple bis, dans un jeu grandeur nature.
Les jeux de dépersonnalisation ne sont pas des jeux à la portée des débutants.
Notre colonne vertébrale psychiqueIl ne faut pas jouer les apprentis-sorciers. Il n’est pas inutile de se rappeler que le « je » constitue notre colonne vertébrale psychique. L’accession au « je » marque un tournant fondamental dans la construction de notre identité et son équilibre.
Bref, ce n’est pas une mauvaise idée de réfléchir aux conséquences réelles de ce que nous pouvons faire au nom des pratiques BDSM.
Je ne suis pas le pseudoAller jouer avec le « je » d’une personne soumise, c’est soumettre celle-ci à une potentielle déstructuration psychique.
Certaines personnes pourraient arguer qu’il en va de même avec l’usage du pseudonyme. Ce n’est pas faux. Sauf que dans le cas du pseudonyme, on parle au nom de ce pseudonyme dans certaines tournures de phrases (« Monsieur Valmont vous informe que… ») ET on utilise le « je », de façon qui marque une certaine distance justement entre le moi et le pseudo.
JE ne suis pas le pseudo. Et le pseudo n’est pas JE.
Elle est là la nuance d’avec l’usage en tout temps de la 3e personne du singulier ou du prénom, sans le recours au « je ».
Toujours en protocole élevé?Dans le contexte plus spécifiquement BDSM, l’emploi de la 3e personne du singulier ou le prénom en tout temps pour remplacer l’usage du « je », c’est comme si on exigeait en quelque sorte de la soumise qu’elle soit en tout temps en protocole élevé.
Et le Maître aussi, par le fait-même.
Bien sûr qu’il est grisant le protocole élevé. C’est jouable et amusant dans l’immédiat, le temps d’une séance, une soirée, une fin de semaine, le court terme. Il est aussi assez inapplicable dans la durée. Et source d’insatisfaction garantie… la principale difficulté, et non la moindre, étant la constance.
Les émotions désagréablesVous parlez des émotions assez désagréables générées par cette exigence de parler de vous à la 3e personne : dévalorisation, angoisse, détachement de la réalité.
Il n’y a rien d’étonnant dans ces conséquences. La construction de notre identité et notre estime de soi sont intimement liées.
Une hypothèse comme ça : peut-être que si l’emploi de la 3e personne ou du prénom n’était réservé qu’au protocole élevé, et que lors de l’abaissement du protocole, vous aviez la possibilité de reprendre le « je », de prendre le temps de vous rattacher à vous-même, à votre moi, il est fort possible que l’expérience serait alors mieux vécue et perçue différemment.
Parce qu’en bout de ligne, si vous voulez de tout coeur obéir à votre Maître, vous ne souhaitez pas le faire à votre détriment. Ce qui me semble le propre d’une soumise saine, capable de distinguer le fantasme de la réalité.
J’vous dis ça d’même.
L’article Jouer avec le « je » de la personne soumise est publié dans le site cercle O - L'échange de pouvoir érotique.