Dans misere-sexuelle.com – le livre noir des sites de rencontres (éditions La Musardine), j’ai enquêté sur la face cachée des sites de rencontres, leurs aspects les moins glorieux et qui pourtant les définissent, mais dont les médias, qui en font un relai souvent complaisant, ne parlent jamais. Parmi les nombreux vilains travers de la rencontre en ligne, la généralisation d’une certaine forme de libertinage autoproclamé mérite quelques mots supplémentaires. En effet, même sur les sites traditionnels comme Meetic, Adopte un mec et consorts, le libertin pullule. Parfois caché derrière le maquillage grossier de « l’épicurien », de « l’hédoniste », voire du « libertaire », son propos révèle toujours le même projet : tirer son coup. Pour y parvenir, il a simplement choisi une stratégie différente, moins frontale et plus axée sur les codes désuets du libertinage du XVIIIème siècle, sensés le parer d’une aura de séduction trouble. Il se réclame de Sade et prétend pompeusement perpétuer « l’héritage du Divin Marquis » dans une manière de « philosophie de vie ».
Des déluges d’eau ont pourtant coulé sous les ponts depuis Sade. L’homme qui a donné ses lettres de noblesse au libertinage, c’est-à-dire à la sexualité érigée en arme de transgression contre les pouvoirs liberticides de l’état et de la religion, a payé ses écrits par la prison. En 2013, le libertin français n’encoure aucun risque à papillonner, cocufier, partouzer, fouetter et bien plus encore, dans des lieux de dévergondage qui ont tous pignon sur rue.
Sade, c’était aussi une incroyable plume, d’une acuité et d’une élégance rare, une référence littéraire qui a traversé les siècles et gagnera sans nul doute la postérité. En 2013, le libertin drague sur les chats des réseaux sociaux à coups de « slt sa va ? », « je cherche un plan kokin » et autres « sa te dirai une rencontre caline en toute compliciter ? ». La dimension littéraire du libertinage en a pris un coup dans la gueule…
Uniformisation du vocabulaire, des pratiques (rencontres faciles, sexe à plusieurs et SM soft pour unique horizon sexuel), mais aussi de l’apparence (corps invariablement minces, bronzés, obligatoirement épilés, souvent refaits, dress-code porno de mauvais goût pour les femmes et look de kéké pour les hommes), le libertin moderne croît cultiver les codes de l’élite transgressive quand il ne cultive que ceux de la beauferie la plus triste et prévisible. Pire encore : non seulement le libertin moderne est un beauf, mais en plus, c’est un consommateur. Clubs libertins, salons érotiques, sextoys, tenues olé-olé et guides sexo alimentent une économie juteuse dont une partie atterrit dans les caisses du pouvoir qu’on est sensé défier.
Si l’on veut vraiment se prétendre libertin en 2013, il faut renouer avec la transgression propre au libertinage. Se pose alors une vertigineuse question : sur le terrain sexuel, que reste-t-il à transgresser en 2013 ? La réponse (qui n’engage que moi) me semble évidente : tout ce qui relève du libertinage dans l’acceptation contemporaine et galvaudée du terme. Face à l’uniformisation des corps, cultiver et érotiser leur singularité. Face aux rencontres faciles dans lesquels on utilise l’autre comme un objet d’assouvissement de ses pulsions, cultiver la relation, la composition, la construction. Ne plus seulement se nourrir de l’autre : nourrir la relation qui nous unit à l’autre. Face à l’injonction d’orgasme, s’autoriser à déserter nos parties génitales pour explorer le reste de nos corps, se réapproprier nos cinq sens, tous vecteurs de merveilles insoupçonnées. Aux dialogues ineptes, stéréotypés et vulgaires des chats de sites de rencontres, cultiver le beau verbe et la correspondance amoureuse. Casser les rites reproductifs (« préliminaires », pénétration, orgasme) pour inventer des rites récréatifs. Face à l’appauvrissement et la raréfaction des fantasmes, en inventer de nouveaux en offrant à son imagination les moyens de s’exprimer. Réhabiliter la patience, la séduction, le jeu, la surprise, le défi, la variété. Investir la sexualité sur tous les terrains de la relation humaine. Valoriser son partenaire et se valoriser soi-même, sans craindre de chercher à se différencier de la masse dans une espèce de satisfaction snob, puisqu’elle définit elle aussi le libertinage dans le sens originel du terme. Faire de la sexualité non plus une histoire qu’on subit, mais une histoire qu’on écrit et qu’on raconte. Et mobiliser toutes nos ressources pour qu’elle ait de la gueule.
Et si le libertin d’aujourd’hui était un amoureux ?