Marin Ledun est l’auteur d’une dizaine de romans. Il a reçu de nombreuses distinctions dont le Trophée 813 du roman français 2011 et le Grand Prix du roman noir 2012 pour Les visages écrasés. Le Prix Amila-Eckert 2014 lui a été décerné pour L’homme qui a vu l’homme.
Extrait :
Le type était encore en vie quand ils l’enfermèrent dans une valise et le larguèrent en haute mer, au large de la côte basque.
Joyeux anniversaire et retour au bercail :
Le soir même, il prévoyait de fêter ses vingt-sept ans avec sa petite amie dans son appartement de Vallecas, au sud-est de Madrid, après un aller-retour exprès de près de mille bornes Espagne-France-Espagne en Ford Mondeo. Cent cinq kilos de cocaïne étaient planqués dans les portières, le coffre et les doublures des sièges, pour une valeur marchande totale d’environ six millions d’euros.
Deux coéquipiers. Le premier avec lui, l’autre au volant d’une Clio « sentinelle » immatriculée dans les Pyrénées-Atlantiques qui ouvrait la route à deux kilomètres de distance. Le type ne les connaissait ni l’un ni l’autre et il ne voulait rien savoir sur eux. Conduire pour les autres et fermer sa gueule, c’est ce qu’il faisait de mieux.
Depuis leur départ, six heures plus tôt, il n’avait qu’une chose en tête : dix-huit mille euros de prime de risque à se partager à l’arrivée, plus le règlement de ses trois dernières livraisons.
Encaisser le pactole à Bayonne et retourner dare-dare à Madrid souffler ses bougies avant une bonne partie de baise sur un matelas de billets.
Ça, c’était le plan.
Le type était parfaitement clean. Les papiers de la Mondeo étaient en règle, il n’avait pas bu une goutte ni tiré sur un joint depuis trois jours - ¡ Muuuuy profesional, comme attitude, cabrón !
Le trajet aller se passa comme sur des roulettes. Pas l’ombre d’un flic sur la route ou à la douane, radio en sourdine, un véritable parcours de santé. Juste ce qu’il faut de nerfs à vif et d’adrénaline pour rester concentré sur le volant.
Sauf qu’il n’y eut pas de retour.
Ni pour lui, ni pour ses coéquipiers.
Les intermédiaires les attendaient à Bayonne dans un petit garage automobile. Quatre homme déterminés et sûrs d’eux, munis de deux semi-automatiques et d’un pistolet Walther P38 calibre 9. Leur attitude exprimait clairement qu’ils n’avaient jamais eu l’intention de payer quoi que ce soit. Ils nourrissaient d’autres projets pour eux, du genre ambitieux.
Ils voulaient tout : les commissions, la dope, les bénéfices futurs et aucun témoin.
Celui que les trois autres appelaient « chef » sourit :
- Fin de l’aventure pour vous, les gars.
Ils les firent monter dans une BMW aux vitres teintées, leur enfilèrent des sacs en tissu sur la tête et les emmenèrent vers le nord, jusqu’à une planque. On leur retira les sacs, ils étaient déjà prêts à vendre leur mère et faire une croix sur leur prime de risque. Ils inspirèrent un grand coup et ouvrirent grand les yeux.
En face, ils n’étaient plus quatre, mais six. Les nouveaux étaient des policiers français en uniforme. L’un d’eux était officier. Deux galons blancs trônaient sur ses épaules.
Le chauffeur de la Ford regarda autour de lui. Ils se trouvaient dans une cave d’une trentaine de mètres carrés sans fenêtre. Le mobilier se composait de trois chaises et d’une table. Les deux flics étaient appuyés contre un mur, près de la porte.
Il demanda :
- On est où, là ?
Le chef leva son index devant ses lèvres et murmura :
- Chuuut !
Le type pensa à sa petite amie, aux dix-huit mille euros et fut pris d’une furieuse envie de pisser. Il se dandina sur sa chaise en jetant des coups d‘œil nerveux en direction des rouleaux de chatterton noir et de fil électrique bleu que le plus jeune de leurs ravisseurs agitait devant son nez.
Il se méprit sur leurs motivations :
- Laissez-moi sortir d’ici. Je n’ai piqué que dix grammes, pas plus. Ils sont dans ma poche, reprenez-les ! Passez l’éponge et je vous promets de me faire oublier.
- Oooh ! railla le chef.
L’air de dire « Dix grammes, c’est mal. Vraiment très mal. »
Les cinq autres se marrèrent et commencèrent à sectionner des longueurs d’un mètre de fil électrique avec une tenaille et à préparer des bandes de ruban adhésif en prenant tout leur temps.
Le conducteur de la Clio paniqua pour de bon et se mit à brailler comme un veau.
- Allez vous faire foutre, hijos de puta !
Il gesticula et cria comme un beau diable jusqu’à ce que ceux d’en face l’immobilisent, enroulent du fil électrique autour de ses poignets et ses chevilles et lui clouent le bec avec le chatterton. Ils renouvelèrent l’opération pour le type et son passager.
Le chef dit :
- Le 18 février 2013, trois passeurs de nationalité espagnole ont été arrêtés avec cinquante kilos de cocaïne, alors qu’ils s’introduisaient sur le territoire français. A soixante euros le gramme à la revente au détail et trente au prix de gros, le montant total de la prise peut être estimé à près de trois millions d’euros.
Il marqua une pause pour apprécier l’effet d’annonce auprès des prisonniers. Il ironisa :
- J’aurais juré qu’il y en avait au moins le double, pas vous ?
Les autres s’esclaffèrent. Le chef attendit qu’ils se calment pour poursuivre.
- Au moment de l’interpellation, deux d’entre eux ont pris la fuite et le troisième a ouvert le feu sur les forces de police à plusieurs reprises pour défendre son butin, heureusement sans faire de blessés.
Le chef brandit le P38 et le pointa en direction du chauffeur de la Clio.
- Je crois que cet homme armé, c’était toi. J’ai dans l’idée que tu devrais avouer et nous donner le nom de tes complices et de tes fournisseurs. On peut t’arranger une réduction de peine.
Le chauffeur émit des paroles incompréhensibles. Il se débattit et tira sur ses liens jusqu’à ce que ses poignets soient en sang.
Le chef se tourna vers les policiers français en levant les mains au ciel.
- L’accusé refuse de coopérer, vous êtes témoins.
Les deux flics haussèrent les épaules et sortirent de la pièce en riant, comme si tout ça n’était qu’une mauvaise blague.
Dehors, une voiture démarra et s’éloigna.
Aussitôt, l’ambiance se refroidit considérablement. Les traits du chef se durcirent. Les armes, les rouleaux de fil électrique et d’adhésif disparurent dans un sac, comme par enchantement. Ses hommes s’écartèrent pour laisser les prisonniers admirer les trois grosses valises empilées dans le fond. Ces derniers écarquillèrent les yeux d’horreur et comprirent que la plaisanterie était loin d’être terminée.
Le chef sortit ensuite un flacon d’Estazolam, un autre de Secobarbital, deux puissants sédatifs, une seringue de la poche de sa veste. Il fit son petit mélange et en injecta une bonne dose dans le cou de chaque prisonnier.
L’effet fut quasi immédiat : ralentissement de leur respiration, somnolence et enfin, inconscience.
La fête était finie.
Les quatre hommes s’activèrent. Ils soulevèrent les prisonniers et les installèrent comme ils purent dans les valises.
Chacun la sienne :
Le chauffeur de la Clio dans la numéro 1, monsieur Ford Mondeo dans la 2, et son passager dans la 3.
A la tombée de la nuit, les quatre hommes chargèrent les valises à l’arrière d’une fourgonnette et les transportèrent vingt kilomètres plus loin, à proximité de Capbreton, puis ils attendirent. Vers 3 heures du matin, ils sortirent cannes à pêche, glacière, casquettes de marin et s’habillèrent comme des amis prêts pour une belle partie en mer. Ils chargèrent les valises sur le pont d’un vieux Gib’sea 28, quittèrent le port de plaisance avant les premiers pêcheurs et prirent le large.
Le soleil n’était pas encore levé quand ils les jetèrent par-dessus bord.
Le chef déclara :
- Mes amis, c’est jour de paie !
Puis ils montèrent leurs cannes et se préparèrent pour la pêche au gros.
Résumé
Le cadavre de Domingo Augusti est retrouvé dans une valise venue s’échouer sur une plage landaise. L’équipe de la P.J. de Bayonne est sur les dents. D’autant qu’elle pourrait être liée avec une autre affaire d’assassinat au Pays basque, vieille de quelques années.
Jeune recrue ambitieuse et obsédée par l’attentat du 11 mars 2004, Emma Lefebvre est déterminée à mettre au jour une organisation mafieuse dont Javier Cruz serait à la tête. Ce personnage puissant est connu en hauts lieux, des deux côtés de la frontière. Mais qui est-il ? Et quel rapport avec les manifestants écologiques installés sur le site abandonné de l’entreprise Sargentis ?
Mon avis
Deuxième volet d’une histoire qui retrace le conflit au Pays basque, la «sale guerre» entre ETA, le Groupe antiterroriste de libération (GAL), les gouvernements français et espagnols, Au fer rouge débute quatre ans après l’enquête d’Iban Urtiz sur la disparition du militant basque Jokin Sasko.
L’intrigue met l’accent sur des personnages totalement vrillés, véritables bombes à retardement : Aarón Sánchez mercenaire au service de Javier Cruz carbure à la haine du Basque ; Javier Cruz sniffe de la coke tout en compilant des dossiers sur ses hommes de main de l’antiterrorisme espagnol, les notables locaux et les policiers français corrompus et rêve de reconversion juteuse dans les opérations immobilières et la drogue ; Simon Garnier n’a aucun intérêt à ce que les coupables soient découverts et nage en eaux troubles autant qu’il picole ; chef des enquêteurs, Axel Meyer est chargé par son supérieur d’employer tous les moyens pour orienter l’enquête vers une autre piste que celles des barbouzes engagés dans la lutte contre ETA ; rescapée de l’attentat du 11 mars 2004, Emma Lefebvre est obsédée par les terroristes basques et par son amant Stéphane Boyer, procureur de la République ripoux ; et puis, Macrina la belle prostituée est prête à tout pour s’offrir une vie « normale » avec sa fillette.
Alors, oui, l’intrigue est parfois complexe de par les alliances nouées entre l’antiterrorisme français et espagnol, la pègre internationale et les notables locaux mais quelle étude fine de la psychologie des uns et des autres et particulièrement des deux femmes, Emma et Macrina ! Quels portraits ! Quelle maîtrise de l’écriture et du scénario !
Au fer rouge est un thriller dense, au rythme soutenu. J’espère un jour le voir adapté au cinéma par l’un des plus grands réalisateurs actuels tels que Oliver Stone ou Martin Scorsese.
Au fer rouge, Marin Ledun, éditions Ombres Noires 464 pages 20 €