Lili n’était pas une salope ordinaire, comme on en rencontre dans tous les bungalows de banlieue si on se donne la peine de gratter un peu le vernis de respectabilité dont sont enduites les jeunes filles bien de la petite bourgeoisie. Elle appartenait clairement à la sous-catégorie des freaks, des salopes complètement marteau, celles dont les inhibitions et le sens de la pudeur ont rétréci au lavage à force de prendre des douches froides pour calmer leurs ardeurs, celles qui baisent comme des détraquées et font des trucs invraisemblables sans penser ne serait-ce qu’une seconde aux conséquences de ses gestes.
Quand nous étions adolescentes, elle avait le don de m’entrainer dans des aventures invraisemblables et de me convaincre de faire des choses inouïes qui n’auraient jamais traversé jamais l’esprit de la fille raisonnable et réservée que j’étais. Comme la fois où, en jouant à Vérité ou Conséquences un jour de pluie, elle m’a fait sortir dans la cour toute nue avec un sac de papier brun sur la tête. On devrait avoir douze ans, peut-être treize, et je n’osais même pas prendre ma douche sans mon maillot de bain dans les vestiaires de la piscine de l’école. Ou, beaucoup plus tard, quand elle avait piqué deux godemichés à sa tante et les avait collés avec de la colle contact sur l’escarpolette du parc du quartier «pour qu’on puisse vraiment s’amuser». Sans parler de la fois où je me suis réveillée dans sa chambre au sous-sol, sans le bas de mon pyjama et avec sa langue contre ma chatte… «Je voulais juste vérifier si tu dormais», qu’elle m’avait alors dit en s’essuyant la bouche du revers de la main.
Lorsqu’elle se mit à fréquenter les garçons, c’est devenu pire, bien pire. Combien de fois ai-je dû faire le guet, la tête dans l’entrebâillement de la porte, pendant qu’elle se tapait à la sauvette le chanteur du groupe rock de garage, le père d’une copine, l’animateur de pastorale ou l’équipe masculine de hand-ball au grand complet? Et ces baisers mêlés de foutre qu’elle me donnait pour me signifier que je pouvais cesser de jouer la sœur Anne qui voyait tout venir… elle finissait toujours par obtenir ce qu’elle voulait et de la manière qu’elle le voulait.
Or, le mariage ne faisait pas du tout partie de la liste interminable de ses désirs. «Pourquoi je m’attacherais à un homme en particulier alors qu’il y en a tant qui n’attendent que leur chance de me traiter comme une reine ? » disait-elle toujours. « Je vais te le dire franchement, ma vieille, les hommes se transforment en geôliers dès qu’ils réussissent à te passer l’anneau au doigt – et je dis geôlier pour être polie, parce que le mot qui me vient spontanément à l’esprit est plutôt trou de cul».
Imaginez donc ma surprise lorsque j’ai trouvé le faire part de son mariage parmi les comptes impayés qui remplissent d’ordinaire ma boîte aux lettres. Je connaissais un peu Sylvain, l’élu de son cœur – je me souvenais l’avoir vu, impeccablement coiffé et souriant à pleines dents, assis au premier rang de l’auditorium de la fac où tous les aspirants avocats suivaient ce cours d’histoire de première année en attendant d’avoir les notes pour entrer en droit. Soit, c’était un bon gars : belle gueule, de bonne famille, poli et tout et tout. Bien sûr, il avait de l’argent à ne plus savoir qu’en faire, mais de là à penser qu’il était en mesure de dompter les pulsions bizarres de Lili… surtout qu’il me donnait l’impression d’être un peu dadais sur les bords. Qu’est-ce qui avait bien pu se passer? Elle avait découvert que Sylvain était monté comme un taureau? Ou, de façon encore plus improbable, elle avait eu une illumination et avait donné sa vie à Jésus?
Je me suis donc rendue au mariage un peu à reculons, par fidélité pour une vieille amie – et aussi, je dois bien l’admettre, poussée par une curiosité piquée à vif. La cérémonie avait lieu dans une église catholique, ce qui en soi était une incongruité, elle qui n’avait jamais exprimé le moindre intérêt pour Dieu et son racket de protection. Elle était là, devant l’autel, resplendissante dans sa robe blanche, rougissante comme une pucelle. La scène était si invraisemblable que je dus me pincer pour me convaincre que je ne rêvais pas. Lorsque qu’elle eut dit «je le veux», je dus me rendre à l’évidence : la freak que j’avais tant aimée n’était plus.
Je ne connaissais personne à la réception. J’étais la seule invitée qui avait connu la mariée à l’époque de sa folle jeunesse, le seul témoin de ses années de folle débauche. Triste et un peu abasourdie, j’ai un peu trop profité de l’open-bar. Plus tard dans la soirée, après que tous les hommes aient dansé avec elle, je me suis dit que c’était à mon tour. Sur la piste de danse, je lui ai marmonné les trucs habituels, ceux qu’on s’attend à se faire dire dans ces circonstances : «Félicitations, tu es superbe…» – enfin, ce genre de chose.
Elle a alors souri, s’est penchée à mon oreille et a chuchoté : « Tu sais que je n’ai pas de culotte? Rendez-vous dans la suite nuptiale dans quinze minutes, et amène un dude avec toi».
Mes yeux s’embuèrent de larmes de bonheur. Sœur Anne reprenait enfin du service.