En 1998, lorsque le Viagra est commercialisé, des voix s’élèvent : quid des femmes ? Nombreuses sont celles qui souffrent d’une perte parfois brutale de désir. Elles réclament un excitant. D’autres femmes, cependant, s’y opposent. Avec quels arguments ?
Katherine Campbell aimait le sexe encore plus que son mari. Après la naissance de leur premier enfant, sa libido a disparu. «Nous faisons encore l’amour, mais par obligation.» Lorsqu’elle affiche publiquement sa détresse, cette jeune mère de 31 ans exprime l’espoir d’un miracle. : «Je sais qu’il y a des millions d’autres femmes comme moi», dit-elle. A ces consommatrices potentielles, l’industrie pharmaceutique fait des offres parfois tentantes : des crèmes aux oestrogènes et des patchs de testostérone (1) sont mis au point pour les femmes ayant perdu leur désir suite la ménopause, une ovariectomie ou une chimiothérapie. Mais avec quels effets secondaires ? Une autre branche de la recherche s’intéresse aux molécules qui affectent les cellules cérébrales : certaines activent les récepteurs de la mélanocortine dans l’hypothalamus (une zone du cerveau impliquée dans l’excitation sexuelle). D’autres libèrent de la gonadotropine «qui oriente le circuit de la récompense vers le désir sexuel» ou de l’ocytocyne, baptisée «hormone de l’amour» (2). D’autres agissent sur le circuit de la sérotonine et de la dopamine : c’est le cas de la Flibanserine, développée par la firme allemande Boehringer Ingelheim. Dans les premières publications, qui remontent à 1995, la Flibansérine (alors appelée BIMT-17) est considérée comme un antidépresseur mais, au cours d’essais cliniques, il apparaît qu’elle est susceptible de stimuler le désir sexuel chez la femme. Faut-il y avoir recours ? Dans un article qui expose de façon très neutre les discours pour et contre («L’invention des médicaments des troubles féminins du désir»), le psychosociologue Alain Giami avance une réponse…
Le camp des pour : Even the score
Le camp des pour regroupe «un groupe de clinicien·ne·s travaillant avec l’industrie pharmaceutique» au nom de l’égalité entre les sexes. Il s’agit pour eux (et elles) de créer un «Viagra rose» pour lutter contre une maladie de femme, inventée en 1980 sous le nom de «troubles du désir sexuel hypoactif» (HSSD). Cette maladie apparaît dans le DSM III (le Manuel des maladies mentales) et repose sur l’idée que l’absence ou la diminution d’intérêt sexuel est la preuve d’un dysfonctionnement du système corporel féminin. Pour les tenants de cette position, une femme doit être sexuellement disponible et, cela, en permanence. Si elle ne l’est plus, il s’agit de la soigner. Afin de défendre cette idée, les firmes pharmaceutiques (notamment Boeringer-Ingelheim, Sprout et Trimmel) sponsorisent des associations de patientes souffrant d’une perte de libido, afin qu’elles militent en faveur d’une solution médicale. Aux Etats-Unis, la coalition Even the Score («égaliser le score») –créée le 4 juin 2014 dans le but de «prêter voix» aux Américaines qui réclament un équivalent féminin du Viagra– regroupe dix-huit associations «œuvrant dans le champ de la santé et des droits humains» ainsi que sept sponsors de différents secteurs industriels. Le principal acteur de cette coalition s’appelle Irwin Goldstein. Il est urologue, mais surtout «fondateur et rédacteur en chef de la revue The Journal of Sexual Medicine, ancien président de l’International Society of Sexual Medicine, clinicien hospitalier et privé en médecine sexuelle.» Un ponte.
Le camp des contre : New View
Le camp des contre regroupe des sexologues et des psychologues indépendantes, membres de la coalition New View of Women’s Sexual Problems (littéralement, “une nouvelle vision des problèmes sexuels des femmes”). Créée en 2000, la coalition New View est non seulement initiée mais dirigée par Leonore Tiefer, «une psychologue et sexologue […] engagée dans l’activisme féministe et anti-pharma.» En lutte contre ce qu’elle appelle la «médicalisation du sexe», Leonore Tiefer défend l’idée que le désir des femmes relève avant tout de facteurs psychologiques et sociaux : «leurs problèmes ne sont pas réductibles aux classifications nosographiques dominantes». Pour le dire en d’autres termes : si les femmes ne jouissent pas, c’est bien souvent parce qu’elles n’osent pas se masturber, ni demander à leur partenaire un cunnilingus, ou bien tout simplement, parce que leurs conditions de vie sont difficiles. Difficile de se sentir érotique entre un évier de vaisselle sale, les couches à changer et les factures à honorer. Pour Leonore Tiefer, les «passages à vide» ne sauraient être assimilés à des pathologies : «bien au contraire, dans un certain nombre de situations, ce serait la seule forme de réponse adaptée», résume Alain Giami. Ainsi qu’il le souligne, la mise à disposition d’un médicament contre le HSSD revient à «stigmatiser» les femmes qui sont déjà en souffrance et à les «placer en situation de vulnérabilité accrue.»
Deux systèmes dogmatiques renvoyés dos à dos
Qui a tort, qui a raison ? Refusant de départager les camps, Alain Giami se contente de noter l’existence –des deux côtés– de présupposés discutables : dans le camp des pour, on réduit le problème de désir à une dysfonction, sous prétexte que la femme doit rester sexuellement performante. Leonore Tiefer a certainement beau jeu de critiquer ce parti-pris idéologiquement tendancieux. Dans un texte intitulé “Les problèmes sexuels des femmes : y’a t-il une pilule pour ça ?” (3), elle se moque de la façon dont le DSM III (le manuel des maladies mentales) a défini ce qu’était une sexualité dite «normale» et répandu «l’idée, faussement évidente, selon laquelle “le sexe correct” c’est l’excitation génitale, l’orgasme, l’érection et la lubrication. Le DSM ne parle que de performance et ne mentionne jamais ni le plaisir [qu’on tire d’une relation sexuelle] ni le sens [qu’on lui donne]: Le DSM ne parle non jamais d’expérience subjective, de priorités, de communication, de préférences, d’étape dans un parcours individuel, ni de style de vie.» Pour Leonore Tiefer, la médicalisation du sexe est une vaste opération de propagande visant à introduire la logique du management dans la vie intime. Tout convaincant qu’il soit, son raisonnement présente cependant quelques failles. Ainsi qu’Alain Giami le démontre (4), dans le camp des contre on réduit le problème de désir à sa dimension purement psycho-sociale, sous prétexte que la femme est «plus compliquée» que l’homme. «C’est la “double morale sexuelle implicite” sous-jacente à cette position qui reste critiquable au regard du principe de l’égalité entre les sexes», dit-il, en déplorant que les tenants de New View admettent que l’homme soit «soigné» avec du Viagra, mais pas la femme… N’est-ce pas perpétuer une vision rétrograde de la différence des sexes ? Pourquoi serait-il normal que la femme ait moins de désir que l’homme ?
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La suite mercredi.
A LIRE : « L’invention des médicaments des troubles féminins du désir : controverses autour de la sexualité féminine », d’Alain Giami, dans l’ouvrage Les sciences du désir. La sexualité féminine de la psychanalyse aux neurosciences, dirigé par Delphine Gardey et Marilène Vuille, éditions le bord de l’eau, 2018.
« La médecine sexuelle : genèse d’une spécialisation médicale ? », d’Alain Giami, Histoire, médecine et santé, n°12, 2018.
« Fonction sexuelle masculine et sexualité féminine. Permanence des représentations du genre en sexologie et en médecine sexuelle », d’Alain Giami, Communications, n°181, 2007.
NOTES
(1) Dès 1964, les laboratoires Reid-Provident (plus tard rachetés par Solvay Pharmaceuticals) lancent Estratest pour les femmes ménopausées qui ont une libido en berne. Mais ce produit n’obtient jamais l’autorisation de la FDA, à la différence du Premarin (Pfizer) en 1994, du Vagifem (Novo Nordisk) en 1999, de l’Intrinsa (Procter & Gamble) en 2004 puis de l’Osphena (Shionogi Inc) en 2013, les premières crèmes hormonales autorisées sur le marché américain.
(2) Source : «Les médicaments pour l’amélioration du désir et du plaisir sexuels chez la femme», PsychoMédia, 11 février 2009
(3) « Women’s Sexual Problems: Is There a Pill for That?”, de Leonore Tiefer, dans l’ouvrage The wrong prescription for women (dirigé par Maureen C. McHugh et Joan C. Chrisler), Praeger Publishers Inc, 2015.
(4) « Des divergences se font entendre, en particulier entre les associations médicales et scientifiques et les associations féministes […]. Les unes considèrent l’absence de désir sexuel comme la conséquence d’un désordre biologique et neurologique, suscitant une grande souffrance chez les femmes qui en seraient atteintes. Les autres refusent d’attribuer l’absence de désir sexuel à des causalités biologiques ou neurologiques en insistant sur l’effet d’un contexte relationnel adverse face auquel l’absence de réponse sexuelle et de désir sexuel constituerait une réponse adaptée. Donc d’un côté l’absence de désir sexuel est une maladie à traiter et de l’autre une expression de bonne santé et de refus de conditions de vie adverses et pathogènes.» Source : «L’invention des médicaments des troubles féminins du désir : controverses autour de la sexualité féminine», d’Alain Giami, dans l’ouvrage Les sciences du désir (dirigé par Delphine Gardey et Marilène Vuille), le bord de l’eau, 2018.