Un coussin qui dit «Non», quand on lui caresse les seins ? Personne ne s’en étonnera, c’est au Japon que cela se passe. Pourquoi ? Parce que le geste de caresser fait partie des moyens les plus souvent utilisés pour attirer à soi la force et le bonheur.
Le 6 mars 2015, à Tôkyô, l’exposition de robots japonais « Sensors ignition » voit apparaître un nouveau type d’objet interactif : un polochon orné d’une jeune fille grandeur nature dotée d’un système vocal et de senseurs programmés pour la reconnaissance du toucher. Lorsqu’on la touche, donc, la jeune fille imprimée en trompe-l’oeil sur la housse de traversin gémit une plainte, soupire, proteste ou encourage… Les visiteurs de l’exposition se précipitent : hommes, femmes, ils la touchent tous-tes. Mais selon qu’ils palpent la tête ou les fesses de la jeune fille, ce qu’elle dit est différent. Mieux : les propos qu’elle tient varient suivant la façon dont les humains la traitent. Ceux qui l’effleurent d’une main douce déclenchent un cri du coeur : «Cela me donne envie de t’aimer plus» (Kore ijô suki ni nattara dôsun no, これ以上好きになったらどうすんの). Ceux qui, au contraire, fourragent maladroitement le traversin s’attirent une réprimande : «Uhhh, ne me touche pas» (Moooo, sawan’nai deyo, も~っ、さわんないでよ). Certains visiteurs sont vexés lorsqu’elle crie «Ouille» (Itai, 痛い). D’autres sourient aux anges lorsqu’elle roucoule. Les réactions sont aussi contrastées que les innombrables répliques de la jeune fille.
Sur Internet, le site qui présente le produit explique : «Ce coussin – conçu pour émettre des sons quand on le caresse – s’appelle Itasupo». Itasupo est composé du mot Itai («J’ai mal») qui signifie en argot «J’ai honte». Le coussin est produit à l’attention des personnes qui aiment l’idée qu’une fille rougisse, frémisse, le cœur serré, partagé entre des sentiments contradictoires de plaisir, de douleur et de pudeur offensée. Le site explique : «Les senseurs sont placés à certains endroits précis, qui correspondent à des parties du corps. Par exemple, quand on caresse la tête, la voix fait : «Ahhhhh c’est agréable» (Kimochi iiinyaaa, 気持ちいいにゃ~). Quand on caresse les seins, elle fait : «Arrête pervers» (Yamete yo ecchi, やめてよエッチ).» Mais tout dépend, bien sûr, de la façon de toucher : les petites phrases changent suivant le type de pression. Il est d’ailleurs prévu que le répertoire de ces petites phrases soit régulièrement renouvelé et que les utilisateurs puissent même avoir le choix entre différentes voix de jeune femme : voix de pinson, voix de gorge, voix d’héroïne de dessin animé… Tout est possible avec ce système, qu’il est possible de relier, via un smartphone, au serveur sur lequel des «applis» de voix devraient bientôt être mises en accès payant. Il suffira de les télécharger pour que le coussin change de personnalité, d’humeur ou d’état d’âme…
L’auteur du produit s’appelle Koichi Uchimura, créateur de la compagnie Joyas (Joyeux ?) dédié aux coussins interactifs. Koichi est un fan de manga. Il vit dans la ville de Fukuoka, sur l’île de Kyushu. Il a fait des études dans un lycée technique. Il aime l’électronique et surtout les dessins animés. Lorsqu’il lance son projet d’Itasupo, via crowdfunding, il est probablement loin d’imaginer que beaucoup de personnes s’y intéressent. Son but, au départ, est de rassembler 500 000 yens pour le lancement du produit. Il obtient plus 2,3 millions de yens. 466% de réussite ! Il reste encore 43 jours avant la clôture de l’appel à participations, ce qui augure un avenir radieux. Le projet, d’ailleurs, est déjà en pleine phase de diversification. Koichi Uchimura vient à peine de créer son premier personnage qu’il prévoit d’autres types de beauté. Pour l’instant, la jeune fille qui orne la taie d’oreiller est une jeune eurasienne : née d’un père japonais et d’une mère allemande, cette «half» (ainsi qu’on nomme les métis au Japon) se présente sous les traits d’une blonde aux yeux bleus verts appelée Makuraba Rina. «Bien qu’elle ait une attitude très rebelle en général, elle est capable de tomber amoureuse d’une façon pleine et entière. Egoïste et indépendante en apparence, c’est une jeune fille qui possède en réalité un cœur très pur.» Deux autres personnages sont déjà dessinés. Il s’agit pour la firme Joyas d’offrir un choix de taie de traversins – et d’interactions affectives – plus grand, afin que chaque client(e) trouve le-la partenaire à son goût. Le fait que cette partenaire soit un coussin n’a d’ailleurs rien d’innocent.
Articles de literie et invocation des forces positivesLes polochons ornés d’une image imprimée de personnage grandeur nature sont nommés daki makura au Japon: «coussin à étreindre». La tradition de ces coussins «à serrer dans ses bras» est ancienne : dès le 18e siècle, de nombreuses estampes montrent des hommes enlacer leur futon, enroulé et noué dans une étoffe douce, afin de lui faire prendre une forme humaine. Le magnifique livre d’estampes d’Ofer Shagan – L’Art érotique japonais, le monde secret des shunga – récemment publié aux éditions Hazan, en offre quelques aperçus inédits : à la page 205, une oeuvre de Keisai Eisan intitulée Makura bunko (1822-1823) montre un homme qui fait l’amour avec son édredon, glissant son pénis dans un pli du tissu qui dissimule probablement une fausse vulve. Page 174, une autre gravure (de Takehara Shunchôsai, datée de 1778) montre une femme endormie, qui prend son traversin pour un fougueux amant : elle l’agrippe avec passion. De cet usage détourné de la literie, Itasupo ne fait que réactualiser les principes, suivant une logique très proche de celle qui préside aux cérémonies religieuses au Japon : il s’agit, en célébrant le bonheur, de générer le bonheur. Les sentiments seuls sont appelés à se manifester.
Or les articles de literie sont les instruments privilégiés de la joie et de l’invocation des forces positives : ils s’offrent comme les vecteurs privilégiés du rêve. Leur fonction d’adjuvants au sommeil (conçus «pour bien dormir») les rend tout particulièrement aptes à assurer le bon déroulement de ce voyage à caractère onirique qu’est la masturbation. Mais il existe une autre raison, liée probablement à la valeur particulière que revêt la notion de «toucher» dans cette culture qui privilégie le langage corporel et la transmission de pensée sans les mots. Tous les objets qui entrent au contact du corps humain, surtout s’il s’agit d’un contact prolongé, par caresses répétées ou par frottement, sont considérés comme potentiellement susceptibles d’être contaminés par l’humain. Ils absorbent la psyché de leur utilisateur et sont donc plus aptes à se laisser investir par ses émotions, ses désirs, ses attentes, etc. Raison pour laquelle au Japon on n’hésite parfois pas à toucher les sculptures sacrées : afin de leur procurer un plaisir dont on espère en retour recevoir les influx positifs.
L’Art érotique japonais, le monde secret des shunga, d’Ofer Shagan, éditions Hazan.
Merci à Philippe A.