C’est en France que pour la première fois, en 1759, un ouvrage montre non pas le squelette humain mais deux squelettes – celui de l’homme et celui de la femme – sur des planches séparées destinées à mettre en valeur la différence des sexes. L’auteur de l’ouvrage… est une femme.
Il est courant de dire que le squelette des femmes est facilement reconnaissable. N’est-il pas plus petit, avec un bassin plus large «pour faire des enfants» ? Dans un ouvrage collectif intitulé Mon corps a-t-il un sexe ? (bientôt en librairie), la chercheuse Évelyne Peyre – paléoanthropologue au Musée de l’Homme à Paris, chargée de recherche au CNRS – réfute ces croyances dont elle situe précisément la naissance en 1759. Tout commence avec deux planches anatomiques, dit-elle. Ces planches sont publiées dans un ouvrage intitulé Traité d’ostéologie. Il s’agit de la traduction d’un livre rédigé par le célèbre anatomiste anglais Alexander Monro (1697-1767).
La femme qui publie cet ouvrage en France – Marie-Geneviève-Charlotte Thiroux d’Arconville (1720-1805) – est la fille d’un riche fermier général. Elle n’apprend à écrire qu’à 8 ans. Elle épouse son mari à 14 ans. Les biographes (1), qui ne s’expliquent pas trop son brusque goût pour les sciences, se complaisent généralement à dire qu’un grand malheur la frappe à 23 ans : elle est défigurée par la petite vérole. Elle renonce désormais à plaire, s’habille comme une grand-mère, devient dévote et se consacre entièrement à l’étude (comme si une femme ne pouvait désirer s’instruire qu’après être devenue laide). Bref, elle assiste à des cours de dissections, se passionne pour la chimie, puis consacre huit ans de sa vie (1755-1763) à l’étude… de la putréfaction. Chaque jour, elle met des morceaux de viande dans des bocaux remplis de substances herbacées dont elle observe avec gravité les influences.
«4 juillet, le vent Ouest, beaucoup de nuages, le temps assez frais. Je trouvai la liqueur jeune et trouble, il y avait du dépôt brun et de la moisissure aux parois du bocal. La liqueur teignait en rouge le papier bleu», «Il y avait une pellicule blanchâtre assez épaisse à la surface de la liqueur, l’odeur était très fétide, la viande molle, gluante, et d’un rouge pâle.» «14 mai, Le vent Sud Ouest, beaucoup de nuages, le temps chaud. Il avait tonné le 11 et le 13. Je trouvai la liqueur partagée en deux, d’un assez beau rouge inférieurement et d’un jaune doré supérieurement ; elle était assez claire, quoiqu’il y eut à la surface une pellicule assez épaisse.» «17 décembre. Le vent Est, le ciel très pur. J’aperçus à la surface de la liqueur un petit endroit qui avait les couleurs de l’iris. » Etrange femme en vérité qui se délecte de putrides métamorphoses… Pas étonnant qu’elle ait trouvé tant d’intérêt aux ossements humains.
Lorsqu’elle décide de traduire le traité sur les os humains, en 1759, elle ne se contente cependant pas d’en donner une traduction éclairée, agrémentée de notes et d’une longue préface : elle se met en tête, contre l’avis de Monro, d’y ajouter des illustrations. Mieux : elle fait publier le livre sous la forme de deux lourds volumes dont la taille des pages est seize fois supérieure à l’original. Les planches anatomiques qui illustrent le texte, ainsi qu’elle l’explique elle-même « par leur beauté, effacent toutes celles qui sont connues jusqu’à présent.» Il est vrai qu’elles sont belles. Elles aident certainement le lecteur «à surmonter la répugnance [pour] des objets hideux tels que les squelettes.» On pourrait même dire qu’elles sont terriblement suggestives… Le squelette féminin se reconnaît du premier coup d’oeil.
«Ces Planches seront connues de toute l’Europe, explique Evelyne Peyre. Révélant en Thiroux une artiste accomplie, elles illustrent parfaitement les différences femme/homme […]. La passivité de la femme y est exprimée par une vue de face. Sa posture statique est accentuée par la figuration d’une tête immobile regardant droit devant, placée en équilibre sur un rachis (colonne vertébrale) dont la rectitude rigidifie l’ensemble osseux tel un bilboquet. Le dessin de l’homme montre, en opposition, un être altier, dynamique et puissant. La vue de trois quarts rend visibles les courbes souples spécifiquement humaines du rachis d’un corps en mouvement qui élève le regard au-dessus de l’horizon ».
Non contente de représenter la femme de face, en attente, et l’homme de trois quart profil, en action, les planches mettent en avant la différence de taille : le squelette de l’homme fait 20 cm de plus que la femme, qui lui arrive timidement à l’épaule. « La différence de stature f/h représentée (20 cm) est le double des statistiques actuelles (10 cm)», note Evelyne Peyre. Par ailleurs, le crâne de la femme semble minuscule. On dirait celui d’un enfant et cela d’autant plus que son front est « divisé verticalement par une suture, trait rare chez l’adulte mais constant chez le très jeune enfant, [ce qui] suggère une maturation féminine inachevée. » Dernier détail d’importance : une illusion d’optique donne l’impression que son bassin est plus beaucoup plus large que celui de l’homme. Pourquoi ? Parce qu’elle est dessinée avec la cage thoracique étriquée, déformée par le port du corset… Un seul coup d’oeil sur ces planches permet de constater la différence, spectaculaire, entre les sexes.
Mais que penser d’un telle différence ? Evelyne Peyre souligne le fait que le squelette féminin ne saurait représenter qu’une ultra-minorité de femmes. « Comme l’artiste précise que ses Planches sont «copiées fidèlement d’après Nature«, on peut supposer que son modèle était une petite aristocrate au crâne réduit, inactive et mal nourrie dans son enfance. En tout cas, ces images ne sont pas anodines pour l’histoire des femmes car, en érigeant une morphologie singulière comme norme, elles étayent une doctrine essentialiste naissante qui proclame des différences considérables entre femme et homme, et contribuent à les fonder comme naturelles en les «gravant« ». Ce qui nous mène à la question : pourquoi diable Marie-Geneviève-Charlotte Thiroux d’Arconville a-t-elle ainsi contribué à donner des femmes une image si négative ?
Il faut se restituer dans le contexte de l’époque. Au XVIIIe siècle, la conception qui dominait jusqu’ici de la similarité des organes génitaux féminins et masculins s’effrite : les ovaires puis les spermatozo¨des ont été découverts. Les savants sont bien forcés de se rendre à l’évidence : la femme produit des oeufs, comme les poules. Seul l’homme produit du sperme. Cette découverte provoque des controverses acharnées et pousse certain médecins – comme Pierre Roussel – à dire que la femme est foncièrement différente de l’homme. Non seulement par son sexe, mais par tout le reste : sa musculature est différente, sa façon de penser est différente. Même ses os sont différents, dit-il : « l’essence du sexe ne se borne pas à un seul organe mais s’étend à toutes les parties ; la femme n’est pas femme par un seul endroit, mais par toutes les faces ».
Inéluctablement assimilée à une étrangère, une alien, une ovarienne, la femme devient radicalement «différente». Ainsi que l’explique Evelyne Peyre : «la distinction totale de deux «natures«, féminine et masculine, s’impose dès la fin du siècle. C’est alors à l’anatomie du squelette, perçue comme la plus intime du corps, qu’il revient de justifier cette différenciation, pendant tout un siècle. » Que vient faire Marie-Geneviève Thiroux d’Arconville dans un contexte si défavorable à son sexe ? Elle fait comme elle peut, avec les armes dont disposent les femmes de son temps. Elle essaye de défendre l’égalité des sexes. Or l’égalité, au XVIIIe siècle, repose sur l’idée que les femmes sont complémentaires des hommes. Il s’agit donc d’établir une répartition harmonieuse des rôles. La femme aura pour tâche d’être belle (c’est à dire petite, fine, galbée) et l’homme d’être fort (c’est à dire grand, musclé, actif).
Lorsqu’elle publie ces planches révolutionnaires, Madame d’Arconville n’a certainement pas l’intention de nuire à son propre sexe, au contraire. Le problème, c’est que ces planches favorisent l’idée que la femme possède un squelette à part. De nos jours encore, il est courant de penser que les femmes ont «par nature» des hanches plus larges, une cage thoracique plus étroite, une tête plus petite et un cerveau plus léger (normal, vu le peu de place). C’est ce que démontre brillamment Evelyne Peyre dans son article : lorsque le «beau sexe» se voit disqualifié en «sexe faible», des illustrateurs s’emparent des planches de Madame d’Harcourt et en donnent des versions remaniées qui frisent la caricature. En 1829, notamment, un médecin écossais nommé Barclay publie dans The Anatomy deux planches montrant les deux squelettes accompagnés chacun d’un animal et d’un décor allégorique. Devinez quel animal accompagne le squelette de l’homme ?
C’est un cheval, bien sûr, emblème du pouvoir et de la force. Quant au décor, il s’agit d’un bois occupé par un manoir : nous sommes donc en terrain civilisé. L’animal qui accompagne la femme, en revanche… « La femme est flanquée d’une Autruche, animal sauvage légendairement connu pour sa stupidité et ses oeufs ; sa figuration de profil fait ressortir sa petitesse de tête et son ampleur de bassin. Cette métaphore d’un féminin à l’intelligence dépréciée, isolée et «pondeuse«, justifie une place sociétale limitée à l’enfantement ; au contraire, celle de l’homme, force sociale pensante et puissante, légitime sa position de dominance. Ces Planches de style naturaliste affichent deux êtres que tout oppose aussi radicalement que le Cheval et l’Autruche. L’utilisation du squelette garantit l’importance des différences de corps jusqu’au plus intime et, cautionnant implicitement l’infériorité mentale des femmes, il légitime, en l’inscrivant dans la nature, une société fortement inégalitaire ».
Evelyne Peyre en profite pour citer quelques extraits de traités médicaux. Je ne résiste pas au plaisir de reproduire les propos de Julien-Joseph Virey [1824], pharmacien chef de l’hôpital militaire du Val-de-Grâce : « Les différences sexuelles ne sont point bornées aux seuls organes de la génération dans l’homme et dans la femme ; mais toutes les parties de leurs corps, celles mêmes qui paraissent être indifférentes aux sexes, en éprouvent cependant quelques influences. […] Cette différence de conformation est analogue aux fonctions de chaque sexe. L’homme est destiné par la nature […] à l’usage de sa pensée, à se servir de la raison et du génie pour soutenir la famille dont il doit être le chef ; la femme, à qui le dépôt de la génération devait être confié, avait besoin d’un bassin spacieux qui se prêtât à la dilatation de l’utérus pendant la grossesse, et au passage du foetus dans l’accouchement »
Lundi prochain, j’aimerais me pencher plus avant sur ces histoires de bassin et de taille de crâne. Vrai ou faux ? Un article plus pointu sur ces questions suit donc.
Mon corps a-t-il un sexe ? , d’Evelyne Peyre et Joel Wiels, éditions La Découverte. Sortie en février.
(1) Le biographe qui exhume Madame d’Harconville de l’oubli se nomme Antoine-Alexandre Barbier dans un ouvrage datant de 1820. Wikipedia adopte plus ou moins sa vision du triste destin de la malheureuse «marquée par la vérole» qui se console dans les joies de l’esprit.
(2) Par souci de convenances, Madame d’Harconville publie ses ouvrages sous anonymat ou en utilisant des noms d’hommes. Le Traité d’ostéologie est signé par Exupère-Joseph Bertin et par M. Hérissant. Pour en savoir plus.