Dans un ouvrage initiatique mêlé d’érudition, un «professeur de philosophie» raconte son parcours physique et mental dans les méandres d’une pratique sexuelle honnie : le fist fucking. Cette pratique serait née dans un club au nom révélateur : Les Catacombes. Tout comme le christianisme?
Comme pour «mieux jouir de la nouveauté formidable du présent», on se berce toujours d’illusions, pensant être les premiers, les pionniers de pratiques sexuelles inouïes… Mais l’illusion selon laquelle l’histoire se déroulerait suivant le fil d’un progrès constant, nous éloignant d’ancêtres forcément barbares et ignares ne tient pas l’épreuve de la réalité.
Dans un livre à la fois philosophique et masturbatoire – Fist, aux éditions La Découverte –, celui qui se cache sous le nom de Marco Vidal, «professeur de philosophie et romancier», nous entraîne avec lui dans une enquête portant sur l’illusion du «progrès». Sa réflexion s’appuie sur une pratique encore peu connue du grand public, fortement décriée, condamnée. Et pour cause : le fist-fucking ne serait sorti de l’ombre que dans les années 70. La doxa veut que cette pratique ait vu le jour au XXe siècle. Elle serait née dans un club de San Francisco, Les Catacombes, surnommé par l’anthropologue Gayle Rubin le «Temple du trou du cul». «La première fois que j’entendis parler des Catacombes, ce nom éveilla en moi les images de ces souterrains peuplés de tombes de la Rome antique, où les premiers chrétiens se réfugiaient pour échapper à la persécution de l’État et pratiquer leur religion hors la loi aussi secrètement qu’il leur était possible».
Marco Vidal se prend de passion pour le sujet… Citant Gayle Rubin, il raconte : au départ des Catacombes, il n’y avait qu’un «nid d’amour» aux allures de caveau. C’était le boudoir cuir et acier d’un gay, Steve Fritscher et de son amant. Ils avaient aménagé le sous-sol d’un bel immeuble qu’ils habitaient au sud de la 21e rue puis l’avaient agrandi afin d’y convier des amis ou amis d’amis, suivant le système strict du parrainage. «Pour être invité aux soirées, il fallait être sur la liste de Steve. Pour être sur la liste de Steve, il fallait être recommandé par une de ses connaissances, et souvent il fallait également passer un entretien.» L’activité de ce club avait commencé le 7 mai 1975. Cette année même, Steve avait imposé la présence d’une amante bisexuelle, Cynthia Slater, qui rapidement y fit venir ses amies. Le club était donc mixte. Chaque vendredi, dès 1979, l’activiste Pat Califia investissait les lieux pour des soirées exclusivement réservées aux femmes… auxquelles Steve et un amant assistaient. Le fist n’était donc, dès le départ, pas réservé aux gays. C’était au contraire une pratique réunissant tous les sexes et tous les styles de sexualité. Il suffisait d’avoir une main et un cerveau pour la pratiquer.
C’est ici que Marco Vidal s’interroge : s’il suffit d’une main et d’un cerveau, comment se fait-il que le fist n’ait vu le jour qu’au XXe siècle ? «Selon moult commentateurs, le philosophe et historien français à l’origine de l’opinion que le fist fucking serait l’unique contribution des modernes à l’arsenal sexuel serait… Michel Foucault en personne.» Marco Vidal décide de vérifier. Avant les Catacombes, n’existait-il pas d’autres clubs ? Avant ces autres clubs, n’existait-il pas déjà des hommes et des femmes adeptes du fist ? «Le fist fucking ne figure pas dans le rapport Kinsey de 1948 et il faut attendre les années 1960 et la création du TAIL [Total Anal Involvement League, Ligue pour l’engagement total dans le cul, NdA] pour qu’un groupe de 1 500 personnes revendique sa pratique aux États-Unis. L’anthropologue Gayle Rubin reprend l’affirmation, suivie par l’helléniste et théoricien queer David Halperin. Deux lignes auront suffi à populariser l’idée – pour ne pas dire le dogme – que le fist fucking serait d’invention récente. Aucune source n’atteste la pratique dans le passé : rien sur les cratères grecs, les estampes orientales, les gravures licencieuses, la photographie du XIXe siècle. La main dans le cul jaillit entre la côte Est et la côte Ouest des États-Unis à une époque guère éloignée de la nôtre…».
Marco Vidal n’a pas la prétention de faire mieux que les historiens, mais il retrouve cependant les traces possibles de pratiques proches du fist dans des documents anciens. «Il ne s’agit pas de révéler ce qui aurait été caché, précise-t-il avec délicatesse, pas davantage de substituer une vérité à une vérité. […] Car ce qui est vrai d’une époque l’est de toutes, chaque fragment du passé étant susceptible de révéler des lignes occultées par les formes mieux connues qui occupaient le devant de la scène.» Laissant «battre le cœur vivant de l’histoire, jamais aussi univoque qu’on veut bien le croire», Marco Vidal cite un texte du Marquis de Sade qui parle d’une main enfoncée «jusqu’au poignet» dans un anus (La Philosophie dans le boudoir, 1795). Il cite aussi des ouvrages médicaux (1838, 1877, etc.) évoquant des massages d’un genre particulier… Il mentionne au passage les effrayantes descriptions d’empalement dont les détails à faire frémir flirtent avec l’érotisme… Tous ces éléments glanés au fil de sa recherche pourraient laisser penser qu’après tout, oui, Foucault avait tort. Mais Marco Vidal, encore une fois, s’interroge… avec infiniment de doigté.
Le fist n’est pas forcément réductible à l’acte d’enfoncer 5 doigts au-delà des dernières phalanges, dit-il. Il se peut en effet que le fist soit bien autre chose que l’insertion anale-génitale d’une main (au lieu d’un godemiché ou d’un pénis). C’est ici que sa réflexion devient véritablement lumineuse… Ce qui, en matière de fist, peut sembler paradoxal ne l’est pas, au contraire. Pour Marco Vidal, la sexualité va bien au-delà des figures de style corporelles. On ne peut pas résumer une pratique sexuelle en termes d’emboîtements d’organes et d’orifices. C’est pourquoi, balayant d’un revers toutes ses recherches, il conclut que finalement, oui, Foucault avait probablement raison… Ou presque.
Au XXe siècle, l’acte de fister correspond non pas au désir de procurer un équivalent manuel de la pénétration génitale mais à celui, inédit, de «franchir le sphincter», dit-il. «Franchir le sphincter, c’est pousser la porte d’une forge formidable, un foyer à la chaleur infernale. Introduite aux marges de l’anus, la main est déjà à hauteur du thorax, mais ce n’est pas le cœur battant qu’elle étreint, c’est un rameau de l’aorte qui irrigue le rectum. Aucune cage ne retient cet oiseau sauvage. Sa pulsation affolée n’interrompt jamais la course qui l’emporte».
Michel Foucault, y voit une nouveauté radicaleMarco Vidal devient lyrique. Il décrit «le bouillonnement des parois artérielles, tendues comme par une érection» que l’on peut tenir au bout de sa main, comme si l’on serrait dans son poing l’autre – homme ou femme – livré à cette «caresse intérieure»… De ce point de vue-là, oui, le fist apparaît bien comme une pratique nouvelle : il n’existe, semble-t-il, aucun texte érotique évoquant le plaisir du point de vue de la main. Lorsque, dans les années 1960, les premier(e)s adeptes du fist évoquent leur plaisir en tant que «plongée charnelle», c’est «un événement improbable, dont rien ne semble préluder l’inversion de signe. Pas étonnant que Michel Foucault y ait vu une nouveauté radicale».
Mais… rebondissant sur une ultime question, le livre s’achève en posant la question : se peut-il que les premiers chrétiens aient eu la conscience, avant nous, de ce plaisir ? Les catacombes, alors, n’auraient pas été celles de San Francisco… Avant elle, il y aurait eu les souterrains de ces cités antiques où des vivants dissimulaient leurs pratiques, en chantant des textes comme, peut-être, celui-ci, Le Cantique des cantiques…
Je suis endormie et mon cœur est éveillé
La voix de mon ami qui frappe
ouvre-moi ma sœur mon amour
ma colombe ma merveille parce que
ma tête est pleine de rosée
mes boucles des gouttes de nuit.
[…]
Mon ami a tendu sa main par l’ouverture
et mon ventre était en tumulte à cause de lui.
«Ainsi parlent les strophes trois et cinq du cinquième Cantique des cantiques», conclut Marco Vidal qui consacre à ces derniers vers une exégèse… pour le moins troublante. «La main a le poids d’une chose et la liberté d’une métaphore, et bourgeonne d’images où se déplie le suspens jamais brisé du désir : l’homme avance, ouvre la porte, caresse la peau, pénètre la femme aimée».
Fist, de Marco Vidal, aux éditions La Découverte.
Mon bien-aimé a passé la main par la fenêtre, Et mes entrailles se sont émues pour lui. (Louis Second)
Mon bien-aimé a avancé sa main par le trou de la porte, et mes entrailles ont été émues à cause de lui. (Martin)
Mon bien-aimé a avancé sa main par le guichet, et mes entrailles se sont émues à cause de lui. (Darby)
Mon bien-aimé a avancé sa main par le trou de la porte et mes entrailles se sont émues pour lui. (Ostervald)
Mon bien-aimé alors a étendu sa main par la fenêtre, et mon sein en a frémi. (Renan)
Mon amant lance sa main par le trou ; mes boyaux se bouleversent pour lui. (Chouraqui)
À Lire également : Gayle RUBIN, Surveiller et jouir. Anthropologie politique du sexe, traduit de l’anglais (États-Unis) par Flora Bolter, Christophe Broqua, Nicole-Claude Mathieu et Rostom Mesli, textes réunis et édités par Rostom Mesli, Paris, EPEL, 2010.
Illustration : Robert Mapplethorpe