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Il y a mille manières de faire du mal et d’écraser l’autre. Quand on le fait avec des mots, c’est toujours plus efficace. Dans Le Dictionnaire de la rature, les mots les plus dangereux sont listés et redéfinis : «Putain», «Culture», «Futur», «Identité», «Jouir»…
Le Dictionnaire de la rature est un petit recueil d’une centaine de mots «coupables de débordements sémantiques», c’est à dire que ces mots sont généralement utilisés pour assurer la domination d’un individu ou d’un groupe d’individu sur un autre. Comme les peaux de banane, ces mots sont loin d’être innocents. Afin de dénoncer –et désamorcer– leur potentiel de nuisance, trois écrivains (Lyonel trouillot, Alain Sancerni et Geneviève de Maupéou) se sont amusés à les redéfinir, c’est à dire à mettre noir sur blanc ce que ces mots signifient réellement et comment on s’en sert pour vous sodomiser… dans le mauvais sens du mot sodomiser, bien sûr. En voici quelques extraits :
Le Dictionnaire de la rature, Lyonel trouillot, Alain Sancerni et Geneviève de Maupéou, Actes sud. Sortie en janvier 2015.
Pendant des années, chaque fois qu’il rencontre quelqu’un, – même s’il s’agit d’un enfant de 2 ans, d’une bonne soeur ou de son contrôleur des impôts –, Patrice Bauduinet tend un petit carnet en moleskine et demande qu’on y dessine un sexe. De femme ou d’homme, peu importe.
Réalisateur belge et créateur du Bunker Ciné Theatre (lieu d’émulsion underground), Patrice Bauduinet est l’auteur d’une vingtaine de courts-métrages intitulés par exemple «Fais-moi coin coin» ou «Patate physique», mêlant poésie surréaliste et humour à la Monty Python. Depuis 2010, Patrice Bauduinet demande un dessin d’organe sexuel à toutes les personnes dont il croise le chemin. «Il s’agit d’un exercice spontané, intuitif, instinctif, réalisé sur le vif». Pratiquement personne ne refuse. Il récolte en tout 6480 dessins. L’ouvrage intitulé «1001 visions du sexe» en livre un aperçu stupéfiant. Stupéfiant parce qu’il semble impossible, apparemment, de dessiner l’organe de la reproduction sans y mettre du sens.
Parmi les 1001 images du sexe, aucune ne montre un sexe. Ce qu’elles montrent, en revanche, c’est le gouffre sans fond d’une psyché branchée en prise directe sur les rêves et les angoisses collectives de notre époque. Le travail réalisé par Patrice Baudinet est celui d’un anthropologue, au stade premier de son enquête de terrain : un formidable travail de collecte. Mais il ne l’a pas laissé à l’état brut. Organisant les images par affinités de forme et de sens, Patrice Bauduinet en dégage les dynamiques. Mises en miroir avec d’autres, certaines images dévoilent brusquement des significations secrètes… Il en fait des cadavres exquis, terriblement révélateurs des tensions qui animent notre société.
LE SEXE GRAPHIQUE
LE SEXE VU COMME PLANTE
LE SEXE VU COMME ANIMAL
LE SEXE ET LA DOULEUR
LE LABYRINTHE DU SEXE
LE SENS DE LA VIE
LE SEXE ET LE PLAISIR
«1001 Visions du sexe» de Patrice Bauduinet, éditions Graph Zeppelin. 15 euros
Patrice Bauidinet continue son travail de collecte. «N’hésitez pas à nous faire parvenir vos visions à 1001visions@proximus.be
ou par courrier à l’adresse suivante : 1001 visions - pbc pictures — 66a rue des plantes — 1210 bruxelles, belgique»
Il est interdit en Europe de mutiler les parties génitales des petites filles. En revanche, il est autorisé de mutiler celles des petits garçons. Quelles sont les conséquences de la circoncision sur leur sexualité et sur leur santé ?
L’égalité entre les sexes, c’est aussi l’égalité de traitement concernant les organes génitaux. Pour le docteur Morten Frisch, responsable d’une étude portant sur les conséquences sexuelles de la circoncision, il n’existe aucune raison valable de défendre ce qui est à ses yeux (ainsi, semble-t-il, qu’aux yeux de la majorité des médecins) une atteinte pure et simple à l’intégrité du corps.
Le 22 octobre 2014, une audition sur la circoncision des garçons a eu lieu au Parlement danois.
Le docteur Morten Frisch a été invité à s’exprimer. Les conséquences de la circoncision non-thérapeutique sont loin d’être anodines. Il les résume en sept minutes.
Pour les personnes qui ne peuvent pas lire les sous-titres de cette vidéo, voici la transcription :
TRANSCRIPTION DE LA VIDÉO
« Merci de m’avoir invité.
J’ai disposé sur chaque chaise mes ‘kits d’introduction’ concernant la circoncision et ils sont librement accessibles sur Facebook et Twitter dès aujourd’hui, afin que chacun puisse accéder aux informations de base liées à la santé et aux questions éthiques relatives au problème de la circoncision.
Le tabou très répandu qui entoure les organes génitaux humains implique que peu de gens savent vraiment ce qu’est la circoncision.
Je vous prie de bien vouloir écouter attentivement.
Durant le développement fœtal, les organes génitaux masculins et féminins se développent à partir de la même structure embryonnaire. Ici, vous voyez les parties génitales externes du fœtus mâle (à gauche) et femelle (à droite) à environ 12 semaines de grossesse. À ce stade du développement, il n’est pas possible de faire la distinction entre les deux sexes. À la naissance, cependant, tout le monde peut voir la différence. Notez bien que toute structure masculine a une structure féminine équivalente.
Le prépuce recouvre le gland du pénis chez la plupart des garçons et des hommes. Le prépuce protège le gland. Par conséquent, le gland des hommes intacts est sensible, lisse et humide, tandis que le gland des hommes circoncis est relativement insensible, rêche et sec. La taille de la cicatrice que tous les hommes circoncis possèdent dépend de la quantité de peau pénienne retirée. Le gland est exposé lors de l’érection et la stimulation sexuelle survient lorsque le prépuce fait un mouvement de va-et-vient sur le gland.
Peu de gens savent que les femmes possèdent également un prépuce, appelé capuchon clitoridien. Le capuchon clitoridien a les mêmes fonctions de protection et de stimulation que le prépuce masculin. Lors de la montée du plaisir féminin, la taille du clitoris augmente et son gland est exposé. La plupart des femmes peuvent facilement imaginer à quel point la stimulation directe du gland clitoridien serait désagréable en l’absence du capuchon clitoridien. C’est la situation dans laquelle se trouvent les femmes ayant subi une circoncision de type « sunna » et c’est la même situation pour les hommes circoncis. Avec le temps, les hommes circoncis développent peu à peu une couche de peau kératinisée, ce qui entraîne une sensibilité réduite du gland.
L’absence de prépuce et la sensibilité amoindrie du gland expliquent les difficultés sexuelles liées à la circoncision et connues de longue date, qui ont été confirmées par des études récentes.
Le prépuce n’est pas un petit bout de peau superflu. Le prépuce est une structure complexe composée de deux couches, riche en nerfs sensoriels. Le prépuce mesure en moyenne entre 50 et 90 cm², c’est-à-dire la majeure partie d’un billet de un dollar. Le prépuce est constitué de peau sur la partie externe et d’une muqueuse tout aussi grande sur la partie interne.
Pendant l’érection, le gland croît en taille et tire la partie muqueuse du prépuce vers l’extérieur. Sur la photo de droite, vous pouvez voir que la hampe du pénis (flèche rouge) est couverte par le prépuce depuis la base du pénis jusqu’au gland. En se rappelant de la diapositive montrant le gland relativement insensible, rêche et sec, il devient clair que les hommes circoncis ont une sensibilité réduite de la base du pénis jusqu’à l’extrémité du gland (flèche violette).
Voici le scénario qui attend tout garçon circoncis.
Le rapport du Conseil National Danois de la Santé, ‘Note sur la circoncision des garçons’, publié en 2013, est truffé d’erreurs, d’inexactitudes, de banalisations et de graves omissions. Du point de vue d’un professionnel de santé, cette ‘note’ est une présentation gênante du sujet qui laisse une large place aux opinions religieuses.
En mars 2014, j’ai écrit un commentaire sévère dans le journal Politiken à propos du Conseil National de la Santé et de son traitement du problème de la circoncision. Le Conseil n’a jamais démontré que j’avais tort dans les critiques que j’ai soulevées. Malheureusement, cette ‘note’ est souvent utilisée par des ministres et des politiciens qui sont trop occupés pour évaluer la question eux-mêmes. Du point de vue d’un professionnel de santé, cette ‘note’ est médiocre sur le plan médical et, de surcroît, complètement inacceptable du point de vue de l’éthique médicale. Cette ‘note’ est la reconnaissance de la part de l’autorité danoise de la santé que l’amputation du prépuce est acceptable du moment que l’on donne au garçon un peu de sucre, alors que son corps et sa sexualité seront modifiés à vie.
Les médecins européens conviennent qu’il n’y a aucun bénéfice pertinent pour la santé qui soit associé à la circoncision des garçons. Aucune association médicale dans le monde ne recommande la circoncision de garçons en bonne santé. En revanche, plusieurs se prononcent contre la circoncision. L’année dernière, j’ai pris l’initiative de rédiger cet article avec 37 autres professeurs et consultants de 17 pays européens et du Canada. Nous rejetons les mythes pauvrement étayés concernant les bénéfices pour la santé qui résulteraient de la circoncision, mythes propagés par les pédiatres américains auprès des parents de petits garçons pour faire du profit.
Sept minutes ne permettent pas un examen minutieux de toutes les complications qui peuvent survenir. Une étude du Rigshospitalet [Hôpital du Royaume danois] datant de 2013 a montré que lorsque la circoncision non thérapeutique est pratiquée au Danemark par des chirurgiens pédiatres expérimentés, 1 garçon sur 20 souffrira d’une complication non négligeable. Dans les pays où les garçons subissent une circoncision de routine, d’énormes sommes d’argent sont dépensées pour les circoncisions elles-mêmes ainsi que pour les opérations qui en découlent, afin de réparer les dommages causés. Dans un hôpital universitaire de Boston, les chirurgiens pédiatres passent 5 à 7 % de leur temps en bloc opératoire à réparer des circoncisions ratées. Entre 10 et 20 % des garçons circoncis à la naissance développent un rétrécissement de l’ouverture de l’urètre (sténose du méat urinaire) qui requiert une intervention. Les garçons intacts ne développent presque jamais cette condition. Tous les garçons subissent une douleur plus ou moins importante pendant et après la procédure. De plus, ils perdent en sensibilité et sont exposés à des risques inutiles. Hémorragies, infections et sténose du méat sont fréquents, et d’autres problèmes désagréables, graves et mettant parfois la vie de l’enfant en danger peuvent survenir ; toutefois, cela est heureusement rare. Des problèmes peuvent aussi bien survenir chez les jeunes garçons que chez les plus âgés – et aussi chez les hommes adultes et leur(s) partenaire(s). De nouvelles études montrent que de nombreuses femmes peuvent également être concernées par ces complications.
D’après le serment d’Hippocrate, les médecins ne doivent pas causer de douleur ou blesser d’autres êtres humains. Il s’agit d’un bon principe qui devrait être étendu à tout le monde, particulièrement lorsque l’on s’occupe des êtres les plus vulnérables : nos enfants. Cependant, lorsqu’il s’agit de la circoncision, que ce soit pour les garçons ou pour les filles, c’est exactement ce que le circonciseur fait. Il cause de la douleur et inflige un dommage physique irréversible au corps de l’enfant. Une blessure ouverte, douloureuse, ayant des conséquences à vie, lesquelles sont parfois graves. Cet été, un nouveau-né s’est retrouvé dans le coma à l’hôpital Hvidovre suite à une circoncision ratée, réalisée par un chirurgien à Copenhague.
Mais la circoncision n’est pas principalement un problème de santé. La circoncision est avant tout une question de droits humains, une question d’égalité des sexes et, enfin, une question judiciaire. J’espère sincèrement que vous, politiciens, prendrez sérieusement vos responsabilités et veillerez à ce que les futurs garçons bénéficient des mêmes droits à l’intégrité physique, psychologique et sexuelle que ceux qui furent accordés aux filles danoises en 2003.
Je vous remercie de votre attention. »
Il y a celles qui demandent des compliments et ceux qui demandent à être rassuré. «Dis, tu m’aimes ?». «Dis, tu me trompes ?», «Franchement, il faut qu’on parle», «Dis-moi la vérité»… Comme s’il était possible de la dire. Alors qu’au fond on ne sait pas.
- Dis moi un mensonge
- Je t’aime
(La Mécanique des femmes, de Louis Calaferte, 1992, Gallimard)
Aveu
Forme vulgaire et/ou juridique de confession, laquelle est réservée aux registres noble et sacré. Dans la vie de couple, il est toujours sollicité par le même partenaire. “Pierre, dis-moi la vérité” (Prévert). Son obtention, ou extorsion, fait d’ailleurs partie des missions principales de toutes les polices, même autres que domestiques, qui renouvellent régulièrement leurs méthodes d’interrogatoire.
Spontané, l’aveu cache une faute majeure, par essence inavouable, ou un intérêt masqué. Forcé, le plus souvent grâce à des tortures adaptées, l’aveu est sujet à caution et discrédite son auteur.(Dictionnaire de la rature, de Lyonel trouillot, Alain Sancerni et Geneviève de Maupéou, Actes sud. Sortie en janvier 2015)
Rue de Seine dix heures et demie
le soir
au coin d’une autre rue
un homme titube… un homme jeune
avec un chapeau
un imperméable
une femme le secoue…
elle le secoue
et elle lui parle
et il secoue la tête
son chapeau est tout de travers
et le chapeau de la femme s’apprête à tomber en arrière
ils sont très pâles tous les deux
l’homme certainement a envie de partir…
de disparaître… de mourir…
mais la femme a une furieuse envie de vivre
et sa voix
sa voix qui chuchote
on ne peut pas ne pas l’entendre
[…] une phrase
répétée…
sans arrêt
sans réponse…
l’homme la regarde ses yeux tournent
il fait des gestes avec les bras
comme un noyé
et la phrase revient
rue de Seine au coin d’une autre rue
la femme continue
sans se lasser…
continue sa question inquiète
plaie impossible à panser
Pierre dis-moi la vérité
Pierre dis-moi la vérité
je veux tout savoir
dis-moi la vérité…
le chapeau de la femme tombe
Pierre je veux tout savoir
dis-moi la vérité…
question stupide et grandiose
Pierre ne sait que répondre
il est perdu
celui qui s’appelle Pierre…
il a un sourire que peut-être il voudrait tendre
et répète
Voyons calme toi tu es folle
[…] en face de lui…
une machine à compter
une machine à écrire des lettres d’amour
une machine à souffrir
le saisit…
s’accroche à lui…
Pierre dis-moi la vérité
(Paroles, de Jacques Prévert, 1946, Gallimard)
Aveu d’impuissance
Expression glissante, elle masque souvent des choix, et l’impuissance ne s’avoue jamais. Sert dans ce cas à discréditer les autres.
(Dictionnaire de la rature, ibid.)
Sur un site où elle publie des textes érotiques, la mystérieuse Anne Archet «raconte tout ce qui se passe dans et autour de sa culotte.» Ca bouge là-dedans. Une compilation de ses textes anarcho-lesbiens inédits vient d’ailleurs de sortir aux éditions… du Remue-ménage.
Qui est Anne Archet ? Personne ne l’a jamais vue. Elle refuse de paraître en public. Sur son site, elle dit : «Je me nomme AA et je suis une verbicruciste anonyme. Je croise les mots depuis que je sais que les mots peuvent se croiser. Enfant, je dessinais des grilles pendant que mes petits camarades griffonnaient des soleils et des maisons. Mais c’est à la puberté que caresser la case devint pour moi une obsession. […] Ma mère, inquiète de cette sale manie, consulta un médecin qui prescrit des activités plus saines pour une fille de mon âge, comme l’application de vernis à ongles sur les doigts de pieds […]. Évidemment, ma vie sentimentale en a beaucoup souffert. Je fus systématiquement ostracisée par les jeunes de mon quartier, qui m’affublaient de sobriquets tous plus vils les uns que les autres : io, uri, if, lo, eesti et même oc. La chance de ma vie fut de rencontrer une jeune cruciverbiste qui me redonna le goût de vivre […]. Je lui fis une cour assidue en lui dédiant des grilles passionnées, pleines de mots de douze lettres et de chevilles aux définitions folles. Depuis, nous formons un couple heureux, basé sur une saine complicité : je lui parle par énigmes et elle remplit les blancs».
Cet auto-portrait d’Anne Archet est faux bien sûr. Anne Archet ne vit pas en couple avec une fan de mots croisés. Anne Archet ne gagne pas sa vie en composant des grilles, même si cela fait vingt ans qu’elle en fait. «J’étais fan de Georges Perec et j’avais appris qu’il était verbicruciste. Monkey see, monkey do. Mais je n’en vends qu’une dizaine par année (bref, une misère), avoue-t-elle par email. Je préfère la plupart du temps les publier gratuitement sur mon blog, j’en fais un concours et ça me permet de faire de la promo pour mes bouquins.» Ses livres, téléchargeables en ligne, ne parlent que de sexe. Avec des filles. Avec des garçons. Anne Archet n’est pas regardante. Pourvu que ses partenaires aient un cerveau. Pourvu qu’ils aiment les mots d’esprits. Ses grilles de mots croisés le disent assez pour elle : c’est bien beau de baiser, encore faut-il savoir jouir.
Fin octobre, les éditions du Remue-Ménage ont publié Les Carnets écarlates qu’Anne Archet présente comme «le meilleur de moi-même, mon moi profond, l’essence de mon être – et je vous prierais de ne pas vous servir de mon moi profond comme sous-verre, mon âme est déjà assez tachée par le vice pour en plus se retrouver avec des cernes de boisson.» En voici quelques extraits.
Les Carnets écarlates d’Anne Archet, éd. du Remue-Ménage.
Anne Archet
http://flegmatique.net
http://archet.net
http://gazette.archet.net
Dans un livre posthume édité en 1998, l’anthropologue anglais Alfred Gell expose une théorie de l’art révolutionnaire. Son livre s’intitule L’Art et ses agents. Il y définit l’art non pas en termes d’esthétique (beau–laid), mais d’efficacité : il y a des objets qui exercent sur nous un pouvoir. Ils nous séduisent. Comment l’expliquer ?
Sa théorie a ceci d’intéressant qu’elle dépasse largement le cadre des objets. Certaines personnes nous séduisent. Pourquoi ? La réponse de Gell est la suivante : ce qui nous attire le plus est généralement ce qui se trouve au coeur d’un faisceau de désirs croisés (1). A travers l’objet, des êtres différents souhaitent obtenir quelque chose… Plus un objet est chargé de souhaits, d’intentions, plus il exerce de pouvoir. Prenons un exemple : les fétiches à clou du Congo. Pour les fabriquer, il faut tuer un arbre, ce qui entraîne la mort d’un homme. L’intention des esprits convoqués se superpose à celle du commanditaire. Après quoi l’objet sert à faire des serments : on le cloue afin qu’il blesse en retour la personne si elle rompt son serment. Chaque clou planté correspond à une intention supplémentaire. Plus l’objet se herisse de pointes, plus il acquiert de la puissance… Comme une toile d’araignée dont les rets s’élargissent en spirale : plus l’araignée attrape de proies, plus elle grossit, plus sa toile s’étend… Ce qui nous amène fatalement à l’image de la séduction.
Qu’est-ce qui rend une personne séduisante ? Pour y répondre, j’aimerais d’abord citer un passage passionnant du livre de Gell, consacré aux motifs décoratifs qui ressemblent justement à des toiles d’araignée : méandres, labyrinthes, fractales, spirales dont les figures renvoient parfois à des fleurs, des cristaux, des étoiles ou des mandala… Gell nomme ces motifs des «constructions inachevées». Il explique : «En raison de leur diversité et de la difficulté que nous ressentons à saisir par la seule observation leurs principes mathématique et géométrique de construction, les motifs décoratifs nouent des relations durables entre les personnes et les objets, car pour l’esprit humain, ces motifs renvoient toujours à une opération cognitive “inachevée“.
Devant les motifs élaborés d’un tapis oriental, on pourra toujours dire qu’on est venu à bout de leur complexité ; il n’empêche que l’oeil voit toujours d’abord une relation particulière, puis une autre, et cela à l’infini. La richesse du motif est inépuisable, et détermine la relation entre le tapis et son propriétaire, pour la vie. Les anthropologues ont constaté depuis longtemps que les relations sociales durables sont fondées sur de l’inachevé .. L’essentiel dans l’échange en tant que créateur de lien social, c’est le fait de différer, de reporter les transactions. Si l’on veut que la relation d’échange perdure, elle ne doit jamais aboutir à une parfaite réciprocité, mais doit laisser perdurer un certain déséquilibre. Il en va de même pour les motifs : ils ralentissent l’acte de perception, l’arrêtent même, si bien qu’on ne possède jamais complètement un objet décoré, on ne cesse de se l’approprier».
L’objet qui s’orne de plis et de motifs géométriques, produit de façon visuelle le même effet que l’objet investi d’intentions multiples : on cherche à sa surface le chemin qui mène vers ces hommes, ces morts ou ces esprits qui l’ont créé. Mais on peut aussi n’y voir qu’une image de soi-même, diffracté comme à travers un prisme… «Celui qui possède un tapis oriental aux motifs complexes, comme celui que l’on trouve dans la nouvelle d’Henry James L’image dans le tapis, voit dans les circonvolutions une image de sa propre vie inachevée», ajoute Gell. L’image dans le tapis, plus elle est difficile à trouver, plus elle devient importante. Elle pose à l’esprit une sorte d’énigme sur laquelle on bute et qui, parfois, peut produire le même effet désagréable qu’un cauchemar. C’est ce que Gell nomme «la caractéristique essentielle de la décoration, à savoir sa capacité de résistance cognitive : lorsque nous nous laissons charmer par un motif, nous y sommes comme entraînés, et pris dans sa toile».
Les rêves les plus insidieux sont ceux qui nous poussent à résoudre une équation impossible, à trouver le chemin de la sortie. La solution est hors de portée. On s’englue dans ce marécage onirique. Alfred Gell raconte que les motifs géométriques provoquent parfois une impression de viscosité similaire. Les énigmes qu’ils représentent fonctionnent comme des pièges à glue. Mais, ainsi qu’il le suggère, ceux qui ont peur des substances visqueuses sont souvent ceux qui ont peur de s’attacher.
«Au toucher, l’expérience du visqueux peut être vraiment désagréable, mais non d’un point de vue analogique ou cognitif ; sinon, on comprendrait mal pourquoi nous sommes si enclins à nous attacher à des objets, et si sensibles à la qualité “adhésive“ de l’ornement. La plupart des civilisations non modernes et non puritaines apprécient la décoration et lui assigne une fonction spécifique dans les médiations de la vie sociale, en raison de sa capacité à créer un certain attachement entre les personnes et les objets».
Bien qu’il admette lui-même préférer les formes épurées, Alfred Gell se montre sensible au «charme» de ces motifs dont il met en évidence la fonction magique : beaucoup d’entre eux sont utilisés comme «instruments de protection» ou «boucliers défensifs». Ils sont placés en pectoral sur la poitrine, en ornement d’oreille, sur la porte d’entrée des maisons… On pourrait, à-priori, trouver contradictoire qu’un objet conçu pour susciter un attachement entre la personne et l’objet puisse tenir à distance des démons. «Si le motif attire, pourquoi n’attirerait-il pas aussi les démons au lieu de les faire fuir ?» Mais ce n’est pas un vrai paradoxe, car cet usage-là des motifs se fonde justement sur leur adhésivité : ce sont «des papiers tue-mouche où viennent s’engluer les démons, les rendant inoffensifs».
«Prenons par exemple l’entrelacs celtique. […] On dit qu’un esprit malin serait si fasciné par cet entrelacs noueux que sa volonté s’en trouverait totalement neutralisée. Perdant tout intérêt à exercer son intention de nuire, le démon se retrouverait pris dans les noeuds du motif ; ainsi l’objet, la personne ou le lieu protégé par ce dernier seraient sauvés. Les motifs complexes ne sont pas les seuls à produire cet effet. La simple présence d’une multiplicité peut suffire. On m’a dit qu’en Italie, les paysans accrochent encore un petit sac de grains à côté de leur lit pour distraire le Diable. En s’approchant du dormeur, ce dernier se mettrait à compter les grains et oublierait de faire du tort».
On peut également prendre l’exemple des dessins de bienvenue des pas-de-porte, qui sont appelés au Tamilnad (Inde du Sud) des kolam. Au Tamilnad, le kolam est associé à la divinité du cobra (naga), symbole de la fertilité. Il est d’ailleurs réalisé par des femmes, qui dessinent le motif en saupoudrant le sol avec de la chaux ou de la poudre de riz. A première vue, le kolam se constitue d’une seule ligne continue. Mais il s’agit de quatre boucles répétées en diagramme et si habilement tracés que le non-initié peut passer des journées entières à essayer (en vain) de reconstituer le mouvement qui a permis de tracer cette figure…
«Aucun démon ne saurait franchir le seuil de la maison devant pareil piège topologique. La complexité du dessin forcera le mauvais esprit à s’arrêter et à réfléchir, ce qui aura pour effet de neutraliser sa volonté de nuire. Sans doute n’est-ce pas un hasard si le Tamilnad, où ce sont les femmes qui s’adonnent à ces jeux mathématiques, est aussi la région de l’Inde d’où sont issus la plupart des mathématiciens et des informaticiens de renom.» Tous les méandres mènent à Amor. Pour résumer : faites-le réfléchir, faites-la gamberger…
L’Art et ses agents, d’Alfred Gell. Introduction de Maurice Bloch, traduit par Olivier Renaut et Sophie Renaut, édité par Alexandre Laumonier et Stéphanie Dubois, éditions Les Presses du Réel.
(1) Désirs, projections, voeux ou souhaits qu’Alfred Gell nomme des «intentionnalités».
Pour en savoir plus sur Gell : «Objets, personnes, esprits» de Olivier Allard. «Une nouvelle théorie de l’art» de Maurice Bloch.
Illustrations : La photo en haut est de Kinoko Hajime, un artiste de shibari (un homme-araignée érotique, qui tisse des liens sur ses proies). Son modèle (elle-même artiste de shibari) s’appelle Asagi Age-ha. Les schémas d’entrelac et de kolam sont tirés du livre (formidablement illustré et mis en page) de Gell : L’art et ses agents. J’ai rajouté une photo de broche de style celtique.
En 1798, un guide des positions sexuelles est publié sous le manteau en France, illustré de vingt postures dont les dieux en personne auraient testé l’efficacité. Voici comment Mars et Venus se rendaient un culte… Prenez exemple. Et voici comment Bacchus en personne aurait consolé Ariane…
En 1798, l’écrivain Simon-Célestin Croze-Magnan et le graveur Jacques-Joseph Coiny s’associent pour publier un ouvrage illicite (intitulé Recueil de postures érotiques) dont le texte est faussement attribué à L’Aretin (1) et les images à Carrache.
Croze-Magnan (sous pseudonyme) prétend en introduction que le livre a été retrouvé dans les bagages d’un officier français de l’armée d’Italie qui, lors d’une mission à Venise, avait été «assez heureux que de pouvoir rendre quelques services à la femme d’un sénateur.» Cette dame, en remerciement, l’aurait gratifié de nombreuses preuves de sa reconnaissance… et «entre autres cadeaux, lui donna cette collection» de gravures illustrées de positions érotiques. Il en est donc de cet ouvrage comme du Manuscrit retrouvé à Saragosse : son origine, dissimulée derrière une histoire galante, relève du délicieux mystère.
Afin d’attiser encore la curiosité du public, Croze-Magnan prétend que les vingts positions sexuelles sont le résultat d’une surprenante démarche : Carrache, dit-il, cherchait à dépeindre «les attitudes qui donnent le plus de développement aux facultés physiques de l’homme.» Mais aucune posture de statue, aussi spectaculaire soit-elle, ne le satisfaisait. Jusqu’à ce qu’il découvre, en observant les jeux d’amour, d’étonnants déploiements de beauté et le degré suprême de perfection anatomique dans les étreintes des amants. En d’autres termes : Carrache aurait brusquement réalisé que lorsque les humains s’accouplent leur corps deviennent sublimes.
«C’est dans l’acte de la génération que [les facultés physiques] se manifestent avec une noble vigueur. Tous les membres coopèrent à cette oeuvre merveilleuse. Les nerfs sont en contraction, les muscles agissent de concert, la physionomie s’anime, les yeux étincellent, la bouche s’entrouvre et laisse échapper des soupirs brûlants… Ils annoncent l’extase qui va bientôt saisir les individus réunis qui se communiquent leurs âmes et semblent vouloir les confondre dans les transports le plus voluptueux. Si la nature est imposante dans ses grands mouvements, l’homme est sublime dans l’explosion des passions qui le dominent. C’est alors qu’il participe le plus de la divinité dont il tient cette portion de souffle immortel qui l’anime».
Tout vibrant d’envolées poétiques, l’ouvrage mêle tour à tour épigrammes, poèmes gaillards et citations latines… Pour les auteurs de ce livre étonnant, les estampes ne se suffisent pas. Impossible de se masturber sur la seule vision de Mars et Venus enlacés : il faut qu’aux délices de l’image se rajoute ceux des mots dignes «de cette puissance ineffable qui, par les plaisirs et la volupté, régénère et perpétue la chaîne immense des êtres disséminés dans l’univers».
Les exploits des héros de l’antiquité sont illustrés comme des faits de gloire. Les corps arc-boutés –croupes saillantes, jarrets tendus, muscles bandés–, ressemblent à ceux de champions sportifs. Mais ces athlètes en rut ne sont pas que des corps. Le désir qui les anime est de nature cosmique, ainsi que le rappelle Croze-Magnan, d’une plume toute inspirée par les théories de Condillac, Helvetius et La Mettrie, pour qui la matière même du vivant possède la faculté de sentir. Impossible de séparer la chair de l’esprit, dit-il, car la puissance sexuelle des êtres –non-réductible à un simple phénomène organique– procède d’un ensemble complexe d’affects et de sentiments sans lesquels notre corps resterait inerte, voire frigide. Il en veut pour exemple la fameuse «dépression post coïtale» : ceux qui l’éprouvent sont ceux qui ont joui de façon mécanique, affirme-t-il. Ils sont punis par là où ils ont pêché : en séparant leur tête de leur sexe. Leur coeur de leur cul.
«En ne considérant l’amour que du côté physique, il est certain que le besoin une fois satisfait, les moyens qui ont servi à le soulager deviennent indifférents, quelque fois même désagréables. Mais pour peu que le coeur influe sur une liaison et que le sentiment inspire le désir, ce n’est plus une tristesse qu’on éprouve à la suite d’une jouissance, c’est une douce fatigue», explique Croze-Magnan, qui cite ensuite un poème parlant de ces «moments enchanteurs, et prompts à disparaître / Où l’esprit échauffé, les sens et tout notre être / Semblent se concentrer pour hâter le plaisir»… avant que le tumulte des organes laisse place à cette sorte de bonheur «sur lequel l’âme se repose en silence.» Jusqu’ici réservé à quelques riches amateurs de curiosa et aux visiteurs de la fondation Bodmer, en Suisse, ce livre rare vient d’être édité en fac similé aux Presses universitaires de France.
Les amours des dieux : l’Arétin d’Augustin Carrache ou Recueil de postures érotiques (1798), de Simon-Célestin Croze-Magnan et Jacques-Joseph Coiny. Introduction de Jan Blanc. Editions PUF et Fondation Martin Bodmer (Suisse). Collection Sources. Sortie en octobre 2014.
(1) auteur de sonnets scandaleux dans l’Italie du XVIe siècle.