Pourquoi les images de sexe donnent-elles envie de tourner la tête ? Celles qui ne cachent rien, surtout, exercent une forme de magnétisme. On les regarde, on les scrute. Parfois on ne s’étonne pas. On a déjà vu ça mille fois… mais…
Dans Joyeux enfer, un livre consacré aux premières photographies pornographiques, Alexandre Dupouy –libraire spécialisé dans les curiosa et collectionneur de clichés clandestins– souligne le mystère de cette curiosité qui nous pousse, irrésistiblement, à feuilleter les livres montrant des couples qui copulent, des nus ou des cuisses écartées sur des sexes poilus… Spectacle terriblement banal, trivial. Et pourtant.
Sa théorie est la suivante : ce que nous voulons voir dans ces images c’est justement la chose réduite à sa dimension la plus pauvre, son insignifiance. L’attraction qu’elles exercent se fonde sur le fait qu’au 19e siècle, les organes étaient les mêmes. Les postures n’ont guère changé. Ces photos de personnes maintenant disparues nous renvoient à quelque chose qui reste pareil, par-delà le passage du temps. En apparence, c’est toujours la même chose. L’écho qu’elles nous renvoient de nos propres jouissances a quelque chose de poignant. Bientôt, nous aussi nous allons disparaître, mais pas avant d’avoir exécuté les mêmes galipettes…
Dans Le Banquet de Platon (environ 428-348 av. J.-C.), Eros apparaît comme le fils de Poros (l’abondance) et Penia (la pauvreté). Etant issu de Pauvreté et d’Abondance, Eros nous confronte à l’idée que tout ce que la vie nous apporte va disparaître… Il nous confronte au vertige de la perte, ce qui explique peut-être pourquoi aussi nos jeux érotiques sont si répétitifs. Freud y voyait un exercice d’auto-hypnose comme une manière de se rassurer, proche de ce jeu du Fort-da, qui consistait -pour son petit-fils- à faire rouler au loin une bobine puis à la ramener vers lui, tout en ponctuant ses gestes des mots «Fort – Da» que Freud traduit : «Loin – Près» ou «Pas là – Là». Théorisé vers 1920, «le jeu du fort-da» c’est une façon pour l’enfant d’apprivoiser l’angoisse de la disparition. Et si, devenus adultes, nous ne faisions jamais que reproduire -plus ou moins frénétiquement- l’expérience de l’orgasme, tuant la tumescence, afin de mieux la voir renaître (1) et nous rassurant nous-mêmes sur notre propre capacité à ressusciter ?
La dynamique de l’érotisme s’articule autour d’un point central qui est la mort, autour de laquelle elle s’enroule -tel un cyclone autour de son œil- aspirée vers lui en spirale ascendante, effectuant, tour après tour, une série de circonvolutions qui semblent relever du surplace mais non… On a beau tourner en rond, c’est toujours différent. La répétition n’est qu’apparente. Et c’est pourquoi cette forme d’érotisme qu’est la pornographie nous fascine autant : parce qu’elle nous confronte à des images en apparence toujours les mêmes, compulsivement les mêmes, mais différentes. La chorégraphie des yeux renversés, des bouches ouvertes sur des râles, des arcs blancs qui giclent, exerce la même fascination que cette agitation des flots sur la mer… Elle n’est qu’une infinie variation sur la peur de se dissoudre. L’écume seule reste à la surface de cette agitation. Il n’y a, de ce point de vue, pas grande différence entre la mort qui est un événement unique et la jouissance, qui se répète à n’en plus finir.
L’expérience érotique s’inscrit donc dans la durée -qu’on essaye d’allonger au maximum-, afin que le temps disparaisse, suspendu dans l’intensité. Le désir, tentative de suspendre la vie ? Une stratégie dérisoire, peut-être, mais c’est la seule que nous ayons trouvée et voilà probablement pourquoi nos formes d’érotisme reposent aussi souvent sur l’idée de l’obstacle : interposer des couches entre soi et le corps de l’autre, interposer des murs, des écrans, des serrures, des culottes, des espaces qui séparent et des grammaires conventionnelles de gestes et de postures faites pour travestir le désir même, voilà à quoi nous passons pratiquement toute notre vie… dans l’espoir que cela repousse le moment de la FIN. Eros, c’est le plaisir pris dans l’expectative de la mort, avec la conscience intime que le plaisir est arraché au néant vers lequel on se précipite. Eros, c’est la jouissance dans les larmes. Raison peut-être pour laquelle la philosophie antique ancre sa question première –«Qu’est-ce l’être ?»,»ti o on»– dans une réflexion sur l’Eros.
Nota bene : cette réflexion s’appuie sur l’idée que la pornographie est une des formes de l’érotisme. La forme «première» peut-être ?
Joyeux enfer. Photographies pornographiques 1850-1930, d’Alexandre Dupouy, La Musardine. Livre accompagné d′un DVD (Porno Folies), comprenant 9 films pornographiques clandestins du début du siècle, pour une durée totale de 60 minutes : «Strip-tease forain» ; «La Nouvelle Secrétaire» ; «Le peintre» ; «Clownerie» ; «Photo nuptiale» ; «Avec ses pieds» ; «École de danse» ; «Étape en forêt» ; «Dernières cartouches».
(1) «Maintenant, comme fils de Poros et de Penia, voici quel fut son partage. […] Sa nature n’est ni d’un immortel, ni d’un mortel : mais tour à tour dans la même journée il est florissant, plein de vie, tant que tout abonde chez lui; puis il s’en va mourant, puis il revit encore, grâce à ce qu’il tient de son père. Tout ce qu’il acquiert lui échappe sans cesse» (Le Banquet, Platon)