À l’heure de la crise sanitaire, les uns se ruent sur les rouleaux de papier WC. Tandis que d’autres, commodément confinés, se plongent dans Proust. Marc Martin, auteur du livre “Les tasses – toilettes publiques, affaires privées”, fait partie de ceux-là : il dévoile un penchant peu connu de l'écrivain.
«De Proust à prout il n’y a qu’une lettre». La boutade peut paraître gratuite, mais elle s’appuie sur une recherche qui met au jour un petit pan inédit de mur jaune. Intitulé Proust aux tasses, cet essai bourré de citations troublantes ouvre la voie à un champ d’étude qui, n’avait jusqu’ici pas eu l’heur d’être traité convenablement. On savait déjà que Proust avait des penchants homosexuels, même s’il s’en cachait. On savait aussi qu’il frayait les bordels pour hommes. Mais savait-on qu’il fréquentait les pissotières ? L’idée d’enquêter sur cet aspect peu connu de Proust vient à Marc Martin au détour de sa recherche sur les tasses, ces «petits coins» publics qui voient le jour au tournant du XIXe siècle et qui lui inspirent un ouvrage de 300 pages, récemment sélectionné par le Prix Sade avec dix autres titres (sera-t-il finaliste ? La réponse le 26 septembre prochain).
Pourquoi Proust fréquentait-il les tasses ?
En 2019, dans cet ouvrage consacré aux pissotières, Marc Martin ne livre que quelques indices sur le sujet. «Quel est donc le point commun entre une tasse (de thé) et le pantalon jaune (pisse) du Baron de Charlus - qui séjourne (inlassablement) dans la pissotière rue de Bourgogne ? Quel est le point commun entre un bout de pain (grillé) et l’odeur que donne aux urines cette tige (exquise) appelée asperge ? Le point commun, encore un, entre la place de la Madeleine (à Paris) et la fameuse madeleine (imbibée) de son enfance ?» Au vernissage de l’expo à Paris (1), choqué de voir la mémoire de Proust souillée par ces allusions, un journaliste puriste (ou puritain) met l’artiste en demeure de fournir des preuves. Voilà qui est fait, enfin presque. L’essai s’accompagne de collages délicieux et, depuis quelques jours à peine, il est en libre accès sur le site de l’auteur qui affirme : «je n’ai rien inventé, juste décrypté et rassemblé des réflexions savantes qui sont plus ou moins restées sous le tapis jusqu’ici». Il ajoute s’être beaucoup amusé en écrivant ce texte. Son enthousiasme sera-t-il contagieux ?
Alors la madeleine, trempée dans quoi à votre avis ?
La démonstration s’appuie sur l’argot même que les «invertis» élaborent dans les années folles pour désigner leurs lieux de rendez-vous : plutôt que pissotière, ils utilisent les mots «tasse» et «théière». «L’expression «prendre le thé» signifiait alors copuler ; “notamment entre homosexuels”, précise un dictionnaire d’argot. […] Outre Atlantique, cette pratique souterraine dans les toilettes publiques était connue sous le nom de «tearooming» (littéralement, faire salon de thé). Professeur de français à New York, Jarrod Hayes s’est penché sur la passion que Proust vouait ainsi aux salons de thé. Car le mot «thé» apparaît quatre-vingt-sept fois dans La recherche ! Un avant-goût des saveurs de ce thé copulatif. Dans Proust in the Tearoom, l’essayiste insinue que tous ceux qui prennent le thé «en sont» (dans le sens «sont au courant»).»
La Recherche : un rébus pour initiés ?
Notant que la Petite Madeleine porte les mêmes initiales que Proust Marcel, Marc Martin propose de décoder La recherche à la lumière de cette hypothèse : que tout y parle des plaisirs dérobés par Proust à l’ombre des édicules. Prenez l’odeur d’iris qu’il évoque au début de son oeuvre (odeur imprégnant le petit cabinet où, enfant, il s’isole) : n’est-il pas étonnant que ce parfum ait longtemps servi de désodorisant ? De sa petite enfance jusqu’à l’âge de 29 ans, Proust habite au 9 boulevard Malesherbes, tout près de la fameuse pissotière place de la Madeleine, exsudant des odeurs corrompues : l’épisode fameux de la «pistière» (où le baron Charlus s’attarde des heures durant) témoigne que Proust n’ignorait rien des rencontres qu’on pouvait y faire.
Des miettes de mémoire
En 1987, le romancier Philippe Boyer avait déjà évoqué cette idée dans une étude sur le fameux tableau de Vermeer (Vue de Delft) auquel Proust consacre parmi ses pages les plus inoubliables. Mais pourquoi tant d’insistance sur ce détail presque invisible du «mur jaune» ? Faut-il y voir un lien avec «cette singulière pratique de plaisir solitaire à laquelle s’adonnaient volontiers, dans ces pissotières, certains amateurs : laisser s’amollir un morceau de pain dans l’urine pour, y goûtant ensuite, en jouir» ? Marc Martin souligne cette propension stylistique de Proust à opérer par «glissement», en transposant des expériences limites. Quelle transgression inavouable peut-elle faire «tressaillir» l’écrivain lorsqu’un biscuit imbibé de thé fond dans sa bouche ?
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A LIRE : Proust aux tasses, de Marc Martin, essai illustré de 3 collages numériques, avril 2020. C’est le premier volume d’une série de fascicules thématiques autour des pissotières, tous prochainement publiés aux éditions AGUA. Le téléchargement de la version numérique est gratuit ici.
A LIRE : Marc Martin, Les tasses, dirigé par Marc Martin, éditions AGUA, 2019.
A VOIR : « Les tasses à Bruxelles », exposition de Marc Martin à LaVallée, centre d’art vivant à Bruxelles. Initialement prévue en mai, elle est reportée à mi-août. Un vernissage spécial aura lieu en ouverture de la Belgian Pride 2020 (elle aussi reportée), à partir du 21 août. Les collages-queer de Proust feront partie des nouvelles installations.
A ECOUTER : La soupeuse, morceau composé par le génial Hector Zazou, chanté par Jeanne Foly, avec la collaboration de Jean-Luc Henning, VXZ 375, Bazooka. Disponible sur l’album vinyle «La Perversita» (pochette de Kiki Picasso), 1979.
NOTE (1) : L’exposition « Marc Martin, Les Tasses » (initialement organisée à Berlin, au Musée de l’homosexualité, en 2017-2018, puis déplacée à Paris, au Point Ephémème en 2019) est programmée à partir du 21 août, à l’occasion de la Belgium-Pride, à Bruxelles-LaVallée.
POUR EN SAVOIR PLUS
«Tasse : le dernier salon où l’on ose ?»
«Amours secrètes : quid de Proust ou Genêt ?»
«Marcel Proust et les muses du bastringue»