Dans un recueil de notes savantes intitulé “Couilles de velours”, Corinne Desarzens traite des testicules comme d’un sujet savant. «Pas un matin sans qu’un gamin, pour exprimer son indifférence, dise bien fort qu’il s’en bat», déplore-t-elle.
«Un soir, l’invité à un dîner avait fait une remarque sous la forme d’une question. Vous savez bien sûr ce qu’est l’albuginée ? Le mot était beau. Il avait fait le tour de la table mais personne ne savait qu’il désignait la membrane autour du testicule. Testicule, oui, au masculin, tout comme tentacule, d’ailleurs.» Ecrivain franco-suisse sachant parler environ sept langues, auteur de 23 livres (1), Corinne Desarzens dit qu’elle vit sous le signe du double. Ses frères, des jumeaux, se sont tous les deux suicidés. Ses enfants sont des jumeaux (une fille, un garçon). Elle est vierge, ce qui fait d’elle tantôt une sage tantôt une folle. Il semblait donc inévitable qu’elle s’intéresse à cette partie du corps qui sous couvert d’être une est deux. Dans son ouvrage Couilles de velours, poème bizarre, fragmenté, mélange de souvenirs, d’aphorismes et d’images instantanées, elle met bout à bout des notes dont on se demande parfois quels rapports elles ont entre elles, ni même avec les couilles.
«Une fois, trois fois, je tourne et retourne»
C’est un puzzle qu’il faut monter. Au fil des pages, les phrases en désordre se succèdent «Glands : ce qui termine les cordons accrochés aux quatre coins d’un corbillard.» «Parmi les aristocrates promis à la guillotine, le chimiste français Antoine Laurent de Lavoisier referma son livre de mathématiques, en mettant un signet à la dernière page parcourue, quand on l’appela pour le pousser dans la charrette. Ce qui se confond parfois avec l’indifférence s’appelle l’élégance.» «L’horloge n’a plus d’aiguilles. Au pays Boro, il y a trois mots pour décrire l’aube.» «En enlevant des graines de bardane accrochées aux poils de son chien, Grégoire de Mestral, ingénieur suisse, a eu l’idée d’inventer le velcro, dont le nom vient de velours et crochet.» Au fil des pages, Corinne Desarzens tisse doucement la toile, araignée patiente, prenant le lecteur au piège de ses subtiles ligatures.
«Le temps s’enroule et s’allonge comme un serpent»
Son labyrinthe est si serpentin qu’il semble presque adopter le maillage produit par les frissons sur la surface de l’albuginée. Vues de près, les couilles ne cessent d’onduler. «Un kilomètre d’estran d’abord, cette bordure sombre entre le sable et la mer, que les vagues mouillent et ravivent, laissant des ondulations curieusement fermes au toucher. Des nodules comparables au palais de la gueule d’un chien.» Comparant d’un oeil sagace, la moire épidermique des couilles à la zone de sable que balaie la marée, aux «courbes de niveau sur la carte de géographie» ou à «la pulpe des doigts plongés trop longtemps dans l’eau», Corinne calque son écriture sur le modèle de ce testicule dont la surface frémit en permanence, agitée par des mouvements sinueux.
«Ils arrivent seuls. On les nomme concours de circonstances.»
Il est si léger, ainsi qu’on le lui dit : 20 grammes le testicule. Un organe délicat. Corinne déplore qu’on s’en serve pour dire le dédain. «Les filles s’y mettent : ah oui, elles aussi s’en battent... Même une businesswoman au bout de son smartphone.» Corinne n’a pas de smartphone, refuse ces facilités. Elle raconte que l’expression bizarre «couille de velours» n’est pas d’elle mais de sa mère… C’était au mois d’octobre 1948, le 27. Un homme avait demandé sa main, une demande en mariage qu’elle avait refusée. «Tu t’attaches à quelque chose qui n’existe plus, se reprochait-il. Il s’imaginait déjà se lever pour la danse du regret, une tradition dans certaines régions de France où le fiancé évincé danse avec la mariée sur une couverture jetée sur un tapis. C’était ainsi. Les événements majeurs ne dépendent ni de nos projets ni de nos attentes. Ils arrivent seuls. On les nomme concours de circonstances.»
«… relie entre elles des courbes souples»
Après ce refus, l’homme avait débouché une bouteille de vin, pour qu’ils la boivent ensemble, en matière d’adieu. Ils étaient dans la cave, sur la porte de laquelle se trouvait une ardoise avec trois mots : Morgen, nicht heute. «Demain, pas aujourd’hui.» Afin que nul ne vienne les déranger. Corinne dit que l’homme avait noté, dans son carnet de dégustation : «saveur étale, onctueuse, tannique, longue. La structure, d’une continuité remarquable, relie entre elles des courbes souples, à la fois pures et puissantes.» Quant à sa mère… elle aussi avait noté quelque chose. Corinne le découvrit un jour par hasard. Sa mère était morte le 5-5-5, 5 mai 2005, jour de l’Ascension. Dans son petit carnet, à la date du 27 octobre 1948, elle avait noté… ?
«On ne possède rien, ni personne, que ce qu’on a perdu»
De sa mère morte amoureuse, Corinne continue l’histoire. «Puisque la mort n’est, après tout, que l’interruption des fonctions vitales.»
.
A LIRE : Couilles de velours, de Corinne Desarzens, éd. D’autre part, 2017.
NOTE
(1) Respectant en cela le voeu de Corinne Desarzens je ne mets pas son métier au féminin.