Vous êtes un homme. Un gay vous fait des avances. Vous dites «Merci, mais non». Le gay se retire sur la pointe des pieds. Il vaut mieux pour lui. Sait-on jamais, vous pourriez bien devenir fou de rage… au point de le tuer ?
En 1996, Jonathan Schwitz, américain de 26 ans, participe à une émission TV appelée Jenny Jones Show qui fonctionne sur le principe suivant : des personnes y sont invitées à dévoiler à leur proches, à leurs amis ou à leur partenaire un secret scandaleux les concernant. Dans un article intitulé «No» (publié en 2003 dans la revue Language & Communication), l’anthropologue suédois Don Kulick, raconte : «Jonathan Schwitz avait été prévenu par les producteurs de l’émission qu’une personne de sa connaissance était secrètement amoureuse de lui et révélerait cela en direct sur la chaîne nationale. Il s’avéra que cette personne était un gay de 32 ans appelé Scott Amedure. Amedure fit sa déclaration à Schmitz sur le plateau TV. Trois jours après l’enregistrement, Schmitz acheta un fusil, alla chez Amedure et lui tira deux fois dans le coeur. Au cours du procès qui suivit, Schmitz accusa le défunt Amedure d’être le coupable.» Les avocats allèrent jusqu’à parler de traquenard : Amedure n’avait eu que ce qu’il méritait, dirent-ils. Pour le formuler autrement : il ne suffisait pas que Schmitz réponde «Non» à ces avances. Il fallait qu’il aille acheter un fusil. Et maintenant, comparons avec le cas des femmes, suggère Don Kullick.
Quand une femme reçoit des avances
Quand une femme reçoit des avances, cela est considéré comme tout à fait normal. Voire flatteur. Elle est tenue de répondre «Non» de telle manière que cela s’entende : «Oui, si». «Oui, si tu me mets la bague au doigt.» «Oui, si tu me prouves la force de ton désir.» Son «Non» n’est pas pris pour un refus clair, mais pour une amorce, une tentative de ferrer le poisson. Dans les cultures dites patriarcale (qui font de la femme une valeur d’échange) être «féminine» signifie : savoir se vendre. Bien que notre société ait évolué, ces schémas logiques rétrogrades continuent de contrôler nos comportements. Le «Non» d’une femme reste interprété comme une tentative de négocier. «Raison pour laquelle, lors des procès pour viol par exemple, les femmes sont souvent accusées de n’avoir pas exprimé leur refus clairement. C’est surtout le cas quand il n’y a pas de preuve matérielle indiquant leur résistance, comme des bleus ou des os cassés.» En clair : c’est à la femme de se faire taper dessus pour prouver qu’elle n’avait pas envie et qu’elle a résisté «pour de vrai».
Quand un homme reçoit des avances
A titre comparatif, que se passe-t-il quand un homme se fait aborder par un autre homme ? C’est considéré comme anormal. Un homme, un vrai (un hétéro, donc) doit répondre «Non» et celui qui le drague ferait mieux d’arrêter immédiatement ses marivaudages. S’il n’arrête pas, l’hétéro se sentira en droit de lui mettre son poing dans la figure, voire pire. Il existe d’ailleurs aux USA une expression pour désigner les meurtres commis suite à des propositions galantes gays : Homosexual Panic Défense. «Les accusés peuvent, grâce à cette défense, alléger leur peine en affirmant avoir agi dans un état de violence momentané causé par un prétendu état psychiatrique appelé “panique homosexuelle” face à des avances faites par une personne du même sexe.» Cette défense vaut pour des cas de simple drague. En clair : l’homme n’a même pas besoin de se faire agresser pour tabasser ou tuer celui qui avait envie de lui.
De quand date cette étrange défense ?
Le concept de «panique homosexuelle» est né en 1920. «A l’origine, il ne désignait pas des cas de drague, raconte Don Kulick, mais uniquement le cas d’hommes qui, prenant conscience de leurs pulsions homosexuelles, suite à un enfermement prolongé dans des environnements majsculins [dortoirs de navires, casernes, prisons, etc] se mettaient à paniquer.» Ces états de panique sont observés sur des soldats et des marins durant la Première Guerre Mondiale : tentatives de suicide, auto-mutilations, dépressions, etc. Les sujets ont le sentiment que leurs désirs sont «mauvais». Ils entrent en catatonie. Durant les décennies suivantes, le concept est radicalement transformé : il finit par désigner «les réactions violentes d’hommes à l’expression de désirs les visant.» Les psychiatres imputent ces réactions à une «image dévalorisée de soi-même». Traduction : malheur aux gays qui portent atteinte à l’honneur d’un mâle hétéro.
Tuer un gay : «réponse à une provocation»
Cette défense est appliquée de deux manières. Tout d’abord comme une défense d’aliénation mentale, c’est-à-dire que l’avocat peut prétendre que l’hétéro n’était plus en état de faire la distinction entre le bien et le mal quand il a, au choix : tiré avec une arme à feu dans la poitrine de son solliciteur, quand il l’a harponné avec un croc à viande, quand il lui a sauté à pieds joints sur la tête ou quand il l’a martelé avec une batte de base-ball… Ce sont les différentes cas de procès documentés par Don Kulick. «Le problème avec cette défense c’est qu’elle se mord la queue : si un homme ne sait plus faire la différence entre le bien et le mal, pourquoi considère-t-il le gay comme l’incarnation du mal ?». Pour éviter le piège, la plupart des avocats préfèrent invoquer l’argument de «la réponse à une provocation». En d’autres termes : massacrer un gay relèverait de la «légitime défense». Il n’avait qu’à pas vous faire des avances.
Crise de panique ou crime de haine ?
Petite précision : l’Homosexual Panic Défense n’est en vigueur qu’aux Etats-Unis, plus précisément dans 48 états (la Californie et l’Illinois l’ont éliminée) et dans un état du sud de l’Australie. Par ailleurs, ainsi que le précise Chuck Stewart, auteur du livre Homosexuality and the law, «Bien qu’il existe une longue histoire de tribunaux acceptant cette défense, la plupart d’entre eux maintenant rejetent l’usage d’une telle ligne de défense, les psychiatres et les tribunaux ayant reconnu que l’homophobie est la cause de ces attaques.» On respire. Ou presque. En avril 2018, un jury texan prononce une peine quasi symbolique (dix mois de liberté surveillée pour «homicide par négligence») contre un ex-policier de 69 ans, James Miller, qui a tué son voisin de 37 ans, Daniel Spencer, à coups de couteau. Motif invoqué : la panique provoquée par des avances non-désirées. Les tueurs de transgenres invoquent aussi la même défense (rebaptisée Trans Panic Defense) depuis quelques années. En 1990, une chercheuse en épistémologie, Eve Sedgwick, se moque (1) : «dans quelle mesure un tribunal accepterait-il une «panique raciale» dans le cas d’un skin allemand ayant matraqué un turc à mort ? Ou d’une «panique de genre» dans le cas d’une femme ayant assassiné un dragueur un peu trop lourd ? Pensez au nombre de cadavres qu’il faudrait débarrasser des bars chaque matin».
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A LIRE : «No», de Don Kulick, dans: Language & Communication, 23, 2003, p. 139-151.
NOTE 1 : Epistemology of the Closet, d’Eve Sedgwick, University of California Press Berkeley & Los Angeles, 1990.