Depuis le 3 août 2018, la loi sur le harcèlement sexuel a changé. Elle inclut maintenant le «sexisme» dans la liste des délits, sans qu’on sache très bien ce que les juges entendent par là. Les blagues de cul et la drague sont-elles désormais prohibées au travail ?
Avocat à la cour désirant rester anonyme, Maître X a accepté d’expliquer à quoi s’exposent désormais en France les personnes qui se permettent d’être grivoises, grossières ou lestes avec leurs collègues ou leurs employé-e-s. A pas grand chose, en réalité.
Qu’est-ce que le harcèlement sexuel… sur le papier ?
«La première loi pénale française sur le harcèlement sexuel (1992) réprime les cas de chantage, les pressions, les ordres, commis par quelqu’un qui a autorité, pour imposer des «faveurs sexuelles» à autrui. La loi de 2012 aujourd’hui en vigueur punit également «le fait d’imposer à une personne, de façon répétée, des propos ou comportements à connotation sexuelle qui soit portent atteinte à sa dignité en raison de leur caractère dégradant ou humiliant, soit créent à son encontre une situation intimidante, hostile ou offensante». C’est par exemple siffler un collègue en tenant des propos à connotation sexuelle qui sont offensants par rapport à son physique, mimer une fellation devant lui, le caresser sur des parties du corps ne relevant pas de l’agression sexuelle. Depuis la nouvelle loi du 3 août 2018, ce délit englobe également les propos ou comportements «sexistes».
Qu’entendez-vous par «des parties du corps ne relevant pas de l’agression sexuelle» ?
«Pour qu’il y ait agression sexuelle, il faut qu’il y ait contact par contrainte, menace, violence ou surprise, sur les parties érogènes du corps : seins, fesses, cuisses et parties génitales (1).
Et pour qu’il y ait harcèlement sexuel ? Caresser la main ou le bras d’un-e collège est-il désormais problématique ?
«En fait non : concernant le harcèlement sexuel, il n’y a pas de parties du corps désignées – ni par la loi, ni par la jurisprudence. Pour le droit, le harcèlement sexuel ne se traduit donc pas, spécialement, par un contact corporel.
Complimenter quelqu’un sur son physique pourrait-il être considéré comme du sexisme ?
«Comment les juges interpréteront-ils le terme «sexiste» introduit dans la loi en août 2018 ? Je ne le sais pas encore. En tout cas, depuis 2012, apostropher sur le lieu de travail, une collègue par «tu as de beaux seins», peut être qualifié, s’il y a répétition, de harcèlement sexuel. Ceci peut en effet être considéré comme «la création d’une situation intimidante, hostile ou offensante» au sens de l’article 222-33 alinéa 1er du Code pénal.
Comment dire son désir, sans craindre d’«offenser» l’autre ?
«Que l’on soit un homme ou une femme, le désir doit s’exprimer dans le respect de l’autre.
Le respect, c’est très subjectif… La drague peut-elle être perçue comme un manque de respect ?
«Non. Les notions de séduction et de harcèlement sont à l’opposé l’une de l’autre. C’est une question de «lexicographie élémentaire» (suivant le linguiste Alain Rey). Même si elle est maladroite, la «séduction» est tournée vers le but de plaire à l’autre, celui d’obtenir son consentement. Quant au «harcèlement», il vient du mot latin herse qui désigne un instrument de torture et partage son origine étymologique avec le mot «harasser» qui signifie «épuiser, mettre à bout». Sa définition signifie soumettre quelqu’un à des attaques répétées.
Comment le législateur parvient-il à faire la distinction entre séduction et harcèlement, alors que notre culture encourage les hommes à ne pas tenir compte des refus des femmes ? C’est une preuve de virilité que d’obtenir le consentement en forçant la femme dans ses retranchements... La notion juridique de «pression» tient-elle compte de la façon dont la séduction est socialement configurée ?
«D’un point de vue intentionnel, le dragueur lourd cherche à obtenir un consentement. Même s’il est insistant, le dragueur espère faire changer l’autre d’avis. Le harceleur, en revanche, s’en moque. Confronté au refus d’une femme, il peut lui assener «espèce de salope». Le harcèlement sexuel est par essence la négation du désir de l’autre. Le point d’opposition entre drague et harcèlement sexuel, réside donc à l’endroit précis de l’intention de l’auteur. Et l’intention est capitale en droit pénal. Sans preuve de l’élément intentionnel, il ne peut pas y avoir d’infraction.
Mais comment peut-on prouver l’intention de l’autre ? Comment peut-on même savoir quelles sont les intentions d’une personne à moins d’être dans sa tête ?
«Prouver l’intention est extrêmement difficile. C’est tout d’abord la raison pour laquelle, très peu de plaintes sont déposées pour harcèlement sexuel. C’est également la raison pour laquelle 90 % de ces plaintes aboutissent à des classements sans suite, des non lieux et des relaxes.
«La preuve de l’intention est extrêmement difficile à rapporter et il faut beaucoup d’éléments de preuve pour y parvenir. C’est ce que l’on appelle le faisceau d’indices. Ces éléments doivent être suffisamment nombreux et importants pour pouvoir démontrer et bien caractériser l’intention de l’auteur, que ce dernier agissait dans un rapport de sujétion de l’autre.
Quels éléments de preuve faut-il apporter au dossier ?
«Sont tout d’abord recevables des messages, des courriers, des sms. L’enregistrement capté à l’insu de l’auteur de l’infraction est aussi une preuve recevable.
«Ensuite, les témoignages de tiers, de collègues – même s’ils ne sont pas toujours simples à obtenir – sont utilisés. Même si bien souvent ces derniers ne sont pas témoins des scènes rapportées, puisqu’elles se sont déroulées dans le huis clos, leur version peut appuyer ou conforter une thèse. Par exemple, peuvent être instructifs pour le magistrat, des témoignages de salariés rapportant qu’ils ont peur de se trouver seul en présence de l’intéressé.
«De plus, les enquêteurs confrontent les plaintes et les témoignages. On relève parfois des détails qui se retrouvent d’un témoignage à l’autre. Ainsi, lors des interrogatoires, les enquêteurs guettent entre les diverses versions les points communs et les incohérences, factuelles ou chronologiques. Exemple : «quelle était votre position au moment des faits ?», «comment cela s’est-il passé ?», «à quelle heure précise ?». Vous me direz, il est parfois difficile de se souvenir précisément de telles scènes des années après les faits. Si les éléments du dossier présentaient des incohérences, des imprécisions, cette situation de flou doit bénéficier au prévenu et conduire à sa relaxe. En outre, le fait de l’existence de plusieurs victimes est un élément souvent favorable pour la thèse de la partie civile. Même si ce n’est pas rédhibitoire, il est plutôt difficile avouons-le, à une victime isolée de démontrer des faits de harcèlement sexuel.
«Enfin, les juges relèvent très fréquemment le déséquilibre de pouvoir qui existe le harceleur et la victime. Pour les juges, des pressions exercées par un employeur ne sont pas appréciées de la même façon que le comportement insistant d’un collègue de même niveau hiérarchique.
Autrement dit, le législateur n’intervient que des les cas d’inégalité les plus criants ?
«Les magistrats condamnent dans la majorité des cas, encore aujourd’hui, des comportements qui relèvent de l’abus de faiblesse, du chantage et de pressions sur des personnes qui sont en position d’infériorité, de vulnérabilité ou de dépendance économique, avec un auteur qui profite d’un déséquilibre dans le rapport de forces.
«Exemple typique : une parente isolée qui occupe un travail précaire qui subit un chantage sexuel de son employeur. Pour les juridictions pénales, les rares personnes reconnues victimes de faits de harcèlement sexuel, sont souvent des personnes qui sont en position de « faiblesse ». Faiblesse économique, position hiérarchique d’infériorité, situation de dépendance,… qui créent le terrain propice au chantage et aux pressions pour imposer des relations sexuelles à quelqu’un.
Dans certains secteurs d’activité, il semble que les femmes n’aient pas le choix : pour faire carrière, il faut «jouer le jeu», c’est-à-dire se coucher. Que dit le législateur des personnes qui ont accepté un acte sexuel non désiré parce qu’elles avaient le sentiment de ne pouvoir refuser ? Parce qu’elles voulaient un rôle, un poste ou une promotion ?
«Soit il y a consentement, soit il n’y a pas.
«Prenons pour exemple un échange de bons procédés, c’est-à-dire le cas où deux individus consentent à l’acte sexuel dans des intérêts réciproques, l’un pour sa carrière, l’autre par désir sexuel. Cette situation est à l’opposé d’un harcèlement sexuel puisque les deux personnes ont parfaitement consenti à l’acte sexuel et que chacun respecte ici le consentement de l’autre.
«Ceci n’a rien à voir avec l’employeur qui met devant le fait accompli, son salarié en lui disant : «soit tu cèdes à mes avances, soit je te licencie ou je te mets au placard».
«Il sera extrêmement difficile à une personne de déposer plainte et d’obtenir gain de cause devant une juridiction pénale, si à un moment ou à un autre, elle a exprimé un consentement.
Autrement dit, il est nécessaire que la victime ait résisté aux avances sexuelles de l’autre ? Et si elle n’a rien dit ?
«Juridiquement, le silence des partenaires laisse présumer le consentement de chacun. C’est à la victime de prouver qu’elle ne consentait pas au moment des faits. En cas de doute sur le consentement, la présomption d’innocence doit prévaloir en faveur du prévenu.
Donc, si une personne cède à une pression et «laisse faire», elle est considérée comme consentante ?
«Je le répète : pour le juriste, soit il y a consentement, soit il n’y a pas. S’il y a un doute, le juge fait prévaloir la présomption d’innocence. Pour les tribunaux correctionnels, les actes volontairement subis ou consentis à contre-coeur n’ont rien à voir avec du harcèlement sexuel. Résultat : 90-93% des plaintes aboutissent à un classement sans suite, un non-lieu ou une relaxe.
Les juridictions pénales prononcent rarement des condamnations pour harcèlement sexuel ?
«D’une manière générale, une personne qui dépose plainte pour des faits de harcèlement sexuel a beaucoup de mal à prouver les faits dont elle se prétend victime. Entre 1992 et 2014, seules 40 à 100 condamnations étaient en moyenne prononcées pour harcèlement sexuel par an, par les tribunaux correctionnels. En 2016, un record fut atteint avec 136 condamnations prononcées. Ceci est encore ridiculement bas par rapport aux autres infractions pénales – notamment pour l’agression sexuelle qui donne lieu à plus de 1.000 condamnations par an.
«Disons-le, il faut vraiment que les faits et que les éléments de preuves, soient accablants pour que le juge condamne le prévenu.»
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NOTE (1) La bouche n’en fait pas partie semble-t-il : ainsi que Maître X l’explique, «pour la jurisprudence dominante, embrasser de force quelqu’un, n’est souvent pas considéré comme constitutif d’une agression sexuelle.»