Geminoid HI est un des robots les plus connus au monde, parce qu’il est la copie conforme de son créateur, Hiroshi Ishiguro. Mais ce double électronique –censé remplacer son original lors de conférences– n’a-t-il d’autre valeur que publicitaire?
Toujours sanglé dans la même tenue noire –chemise cintrée, pantalon à la coupe étroite, veste de cuir– le nez chaussé de lunettes géométriques, Hiroshi Ishiguro a imposé son image de marque à travers le monde. Son robot porte la même tenue, exactement. Arbore la même expression teintée d’agacement. Sourcils froncés, bouche serrée sur une sorte de sourire sceptique, il pose à côté de son robot –ou serait-ce le contraire– sans qu’on puisse parfois tout de suite les distinguer l’un de l’autre. Les photos du roboticien japonais et de son clone se comptent par centaines sur Internet. Officiellement, Ishiguro se sert de Geminoid pour étudier les réactions des humains face à quelque chose de bizarre. Comment réagissent-ils lorsqu’ils sont confrontés à un robot très ressemblant ? Geminoid HI, pourtant, ne fait pas illusion plus d’une seconde. Bien que son visage de silicone reproduise presque exactement celui de son créateur, on voit bien qu’il s’agit d’une peau tendue sur des servomoteurs.
Un robot pour faire des téléconférences en (fausse) chair et en (faux) os
Non seulement ce robot n’est pas si réaliste, mais ce n’est pas vraiment un robot. Il faudrait plutôt parler de marionnette. A l’origine, Geminoid est mis au point pour représenter son maître à distance. Depuis sa cabine de contrôle située à Osaka, Ishiguro le télé-commande afin d’intervenir dans le monde entier. Le pantin transmet sa voix, comme une sorte de visiophone à forme humaine. Le pantin, en l’occurrence, n’a qu’une mobilité réduite au strict minimum. On dirait un tétraplégique. Dans un article publié en 2010 par Les Inrockuptibles, le journaliste Pierre Vandeginste raconte : «C’est un robot assis. Il est complet, de la tête aux pieds, du moins habillé, mais n’est mobile qu’à partir du tronc. Il bouge un peu les mains et peut s’incliner, la courbette étant un élément fondamental du body language japonais. L’effort a porté sur la tête […]. La bouche s’ouvre et se ferme, les lèvres remuent, enfin, des «effecteurs» à air comprimé permettent quelques mouvements faciaux tels que des froncements de sourcils.»
«L’androïde manque de de vraisemblance»
Pierre Vandeginste souligne que les mouvements ne sont pas «très convaincants». Le jour du rendez-vous avec Ishiguro, catastrophe, la synchronisation avec la voix bugge. Normal : l’article porte sur un robot de 2007, autrement dit la préhistoire (1). Le journaliste note avec acrimonie : «Même Disneyland n’en voudrait pas» et demande : «En quoi est-ce que ce réalisme exacerbé, et pourtant raté, pourrait-il aider à communiquer» ? Sept ans plus tard, dans un article pour Wired, la journaliste Alex Mar –confrontée à des modèles bien plus élaborés– souligne aussi l’aspect factice du dispositif : malgré les énormes progrès accomplis, «L’androïde manque de vraisemblance. Ses mains au toucher sont caoutchouteuses. […] Quand on se penche, on entend un cliquètement à chaque clignement d’yeux. Bref, il fait l’effet d’une poupée grandeur nature –comme les animatroniques de Disney.» Et pourtant, pourtant… Alex Mar ne peut s’empêcher de succomber au charme de ce drôle d’engin : «On a beau s’en défendre, on lui attribue des pensées et des émotions».
Un robot-test pour sans cesse repousser les limites de l’humain
«Il y a encore beaucoup de progrès à faire», confirme Ishiguro, mais il reste confiant : un jour, peut-être, ses androïdes parviendront à simuler la conscience plus de cinq secondes. Tout l’intérêt de cette recherche, dit-il, c’est qu’elle nous aide à comprendre l’humain. Pour donner un exemple : à partir de quel moment un mouvement oculaire ou un clignement d’yeux donne-t-il la sensation d’une «vraie» présence ? Cela peut paraître anecdotique, mais non. Conçu comme un prototype, constamment révisé, le Geminoid HI dont il ne cesse d’améliorer les performances a donc bien plus qu’une valeur symbolique : au-delà du fait qu’Ishiguro s’en serve comme instrument promotionnel, Geminoid présente l’intérêt d’être une plate-forme d’expérimentations. Chaque jour, de nouveaux programmes sont élaborés pour que ses mouvements paraissent moins faux, pour que ses regards soient plus mystérieux… Chemin faisant, le Geminoid génère des situations inédites dont Ishiguro ne manque pas d’étudier sur lui-même les effets. Vivre avec un double n’est en effet pas si anodin qu’on pourrait le croire.
Des jumeaux dont un des deux vieillit, l’autre pas
La coexistence avec sa propre réplique a eu des conséquences inattendues sur le professeur. Son rapport au corps, par exemple, n’est plus le même depuis la création du clone en 2006 : Ishiguro qui s’habillait de noir depuis l’Université a radicalisé son style vestimentaire. Il s’agit de rester au plus près du robot. Que rien ne les distingue. Zaven Paré, anthropologue et artiste français –qui connaît Ishiguro depuis plus de dix ans–, en donne d’innombrables témoignages : «lorsqu’Ishiguro coiffe son robot, il se coiffe dans la même lancée. Lorsqu’Ishiguro pose à côté de son robot, il change instinctivement de visage pour adopter la même expression faciale que le Geminoid.» Lorsqu’Ishiguro vieillit… il ne le supporte plus. La première version du Geminoid a été conçue alors qu’il avait 43 ans. Lorsqu’il en atteint 46, des étudiants le taquinent «Vous avez l’air plus vieux que lui, professeur»… D’abord, il fait refaire le visage du Geminoid. Mais cela coûte cher et surtout, ainsi qu’Alex Mar le souligne avec acuité, cela en coûte à sa vanité. Il opte pour la chirurgie esthétique, adopte un régime strict et «décide de ne plus vieillir», selon ses propres mots.
Un «drôle de jeu de cache-cache entre le professeur et son clone»
«Rester jumelé avec sa création est devenu une obsession», raconte Alex Mar. Zaven Paré confirme (2) : les deux êtres, «l’un humain, l’autre prétendant à l’humanité» sont désormais «voués à se confondre, puis à se distinguer […] pour se confondre à nouveau, différemment, selon les expériences. Ce drôle de jeu de cache-cache entre le professeur et son clone constitue la routine quotidienne du laboratoire.» La routine de cette recherche tourne autour d’une idée fixe : «l’androïde a mon identité, explique Ishiguro, Je dois rester identique avec mon androïde, sinon je risque de perdre mon identité.» On pourrait trouver cela inquiétant. Ishiguro deviendrait-il fou ? Zaven Paré évoque à son sujet Le Portrait de Dorian Gray. «Il s’est fait refaire le visage en 2012, juste avant la fabrication de son deuxième clone en 2013 qui est plus jeune d’apparence que le premier…» Cela fait du robot un outil pour le moins étonnant : machine à remonter dans le temps ? Véhicule d’immortalité ?
Professeur Hiroshi Ishiguro et son deuxième clone : Laboratoire de robotique intelligente de l’Université d’Osaka. Photographie Zaven Paré_2013.
Les robots comme miroirs ?
La théorie de Zaven Paré est la suivante : «par opposition aux voitures qui permettent de se déplacer dans un espace bidimensionnel, et aux avions dans un espace tridimensionnel, les robots nous permettent de rentrer dans la dimension du miroir.» De fait, il n’est pas rare qu’Ishiguro soit comparé à Narcisse. Une presse volontiers narquoise souligne les efforts qu’il fait pour rester jeune d’apparence. Le robot lui sert de modèle. C’est au visage du robot qu’il compare chaque jour le sien. C’est à l’aspect inaltérable du robot qu’il mesure le passage du temps sur son corps biologique… Mais dans le même temps, c’est le robot qui lui permet d’affirmer qui il est. Il se sent plus confiant. Il sait mieux ce qu’il vaut. Il affirme même volontiers que le robot reflète une vérité supérieure à celle qu’offre un miroir : «Je ne connaissais pas mon visage. En fait, personne ne connaît son visage. Votre reflet dans le miroir est une image inversée de votre visage, c’est une personne très différente que vous voyez.» Avec le robot, dit-il, on sait exactement à quoi s’en tenir. Raison pour laquelle il lui arrive de faire des choses par clone interposé : pour voir ce qu’il fait. Embrasser quelqu’un par exemple ?
Embrasse mon clone, s’il te plait
Lorsqu’Ishiguro trouve une femme attirante, il propose à la femme d’embrasser son robot. C’est en tout cas arrivé une fois. Alex Mar –qui accepte de poser sa bouche sur les lèvres en silicone de Geminoid HI– affirme que l’expérience est troublante. «J’ai eu l’impression de franchir une ligne». De fait, quelques jours plus tard, comme si ce baiser avait débloqué un verrou, Alex tombe amoureuse. D’un autre homme, dit-elle. Mais… Il n’est pas innocent de jouer avec des doubles. Ishiguro le sait. Ishiguro le sait d’autant mieux qu’il a lui-même provoqué une histoire entre deux personnes de sa connaissance. L’histoire est la suivante : «Tettchan, un designer de jeu récemment divorcé, avait rencontré Ishiguro en 2012 et lui confia son attirance pour une amie de longue date nommée Miki. Ishiguro les invita tous les deux dans son laboratoire, où les attendaient Geminoid F, un androïde féminin. Il demanda à Tettchan de prendre les télécommandes, enfermé dans la cabine de pilotage puis conduisait Miki dans la pièce d’à côté afin qu’elle rencontre Geminoid F. Tettchan, qui entendait et voyait tout, fut invité à parler par la bouche de l’androïde.»
Une histoire d’amour par robot interposé
Quand il se mit à parler, la voix masculine de Tettchan –synchronisée avec les mouvements de la bouche féminine de Geminoid F– s’adressa à elle comme depuis un autre monde. Le robot agitait doucement la tête tout en parlant… «Et ainsi, ils s’amusèrent, s’échangeant des mots doux, Tettchan jouant avec cette incarnation féminine. Il fit rire Miki et Ishiguro.» Jusqu’au moment où Ishiguro suggéra : «OK, tu devrais l’embrasser». «Miki, hésitante, se pencha vers l’androïde –l’androïde habitée par Tettchan– et lui posa un baiser sur la joue. Tettchan dit que celui fit l’effet d’être électrocuté par la foudre. Les murs entre eux disparurent. Peu de temps après, ils décidèrent de vivre ensemble. Tettchan n’est toujours pas sûr que la machine d’Ishiguro soit responsable de cet amour, mais certainement c’est à elle qu’il doit d’être en couple.» Se pourrait-il que les interfaces électroniques facilitent le rapprochement entre les humains ? Qu’elles favorisent des jeux propices au trouble et au vertige ? Tout reste encore à explorer. Pour Zaven Paré, il n’est en tout cas pas innocent que l’humain joue a créer des objets qui, inutiles en apparence, donnent à la communication un aspect bizarre, irréel, décalé ou dérangeant. Ce n’est pas fonctionnel. Mais, curieusement, ça «marche»… Pourquoi ?
Pourquoi les robots les plus utiles pour l’humain sont-ils justement ceux qui ne créent, en apparence, que du trouble ou du doute ?
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A LIRE : L’âge d’or de la robotique japonaise, de Zaven Paré, éditions Les Belles Lettres, 2016.
«Love in the time of robots», d’Alex Mar, Wired, 17 octobre 2017.
Le jour où les robots mangeront des pommes, d’Emmanuel Grimaud et Zaven Paré, Paris, Petra, 2011.
NOTES
(1) «Dix ans en robotique, c’est comme un siècle», explique Zaven Paré. Parler d’un robot d’il y a dix ans, c’est comme parler des locomotives des années 1910. «Entre temps il y a eu les autres exemplaires de ce modèle et, surtout, le nombre d’effecteurs et DOF (Degrees Of Freedom) ont diminué d’un tiers du premier modèle au suivant».
(1) Dans un livre co-écrit avec l’anthropologue Emmanuel Grimaud : Le jour où les robots mangeront des pommes, Paris, Petra, 2011.